Méridien

« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente sept degrés et quinze minutes de longitude à l’ouest…
– De quel méridien ? demandai-je vivement, espérant que la réponse du capitaine m’indiquerait peut-être sa nationalité.
-Monsieur, répondit-il, j’ai divers chronomètres réglés sur les méridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais en votre honneur, je me servirai de celui de Paris. »
Ce célèbre passage du roman de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers montre bien le problème des méridiens et donc de la spécification en longitude. Si la définition du degré zéro en latitude ne pose pas de problème et que ce degré peut être fixé sans discussion sur le grand cercle remarquable qu’est l’équateur, il n’en est pas de même pour le degré zéro en longitude. Aucun méridien n’est a priori remarquable. N’importe quel grand cercle passant par les deux pôles peut être le méridien-origine ; il en est donc une infinité.

La mesure d’un segment d’un méridien (un arc de cercle donc.. ) a été depuis l’Antiquité, une préoccupation des géographes-cosmographes. Erathostène (275-194), conservateur de la bibliothèque d’Alexandrie, compta les pas d’un homme depuis Alexandrie jusqu’à Philae, sur plusieurs centaines de kilomètres. La différence de hauteur du soleil à midi, à la même date dans l’année aux deux extrémités de l’arc de cercle ainsi mesuré, lui permit de calculer avec une précision étonnante les dimensions de la sphère terrestre. Au XVIII° siècle, période éprise de science et de précision, les travaux se multiplièrent. Jean Picard mesura la longueur de l’arc de cercle de Paris à Amiens en comptant le nombre de tours d’une roue de brouette. La confection de la carte du Royaume de France par trois générations de Cassini pendant le XVIII° siècle exigea la mesure d’un segment de méridien, de Dunkerque à Collioure. On pense aussi à la célèbre expédition, de Maupertuis en Amérique du «Sud».

Puisqu’il existe une infinité de méridiens qui peuvent être retenus comme origine, le choix de l’élu relève d’une décision purement humaine, en fait politique et non scientifique. Les géographes grecs avaient choisi de le faire passer par un point remarquable. Dicéarque (347-285) a l’idée géniale de situer tous les points du monde connu à partir de deux axes perpendiculaires qui se croisent sur l’île de Rhodes, l’axe nord-sud étant le méridien-origine. Hipparque (190-125) travaille sur une projection en parallélogramme qui est une sorte de préfiguration de la projection de Mercator. Malheureusement nous n’avons conservé aucune de ces cartes; elles ont probablement toutes disparu dans l’incendie de la célèbre bibliothèque d’Alexandrie.

La plus ancienne «carte» dont nous possédons des reproductions (très tardives), est la fameuse carte de Ptolémée. Claude Ptolémée était un Grec d’Alexandrie qui a vécu de 90 à 168 ap. J.C. La bibliothèque avait déjà brûlé à son époque, l’Egypte était devenue une province romaine, mais la tradition scientifique et intellectuelle grecque était restée vivace à Alexandrie. Astronome et géographe, Ptolémée dresse la carte du monde connu à son époque. Par une série de calculs, il fixe la latitude et la longitude de 8000 points environ, qui lui servent de canevas pour dresser sa carte. Il fait également passer le méridien zéro, ou méridien-origine, par l’île de Rhodes.
La plupart des géographes arabes du Moyen-Age connaissent fort bien les travaux des Grecs et considèrent Ptolémée comme leur maître. Leur désir de placer le monde arabo-musulman au centre du monde coïncide assez bien avec le choix grec du méridien zéro passant par Rhodes, puisque ce même méridien passe en Egypte. Certains cependant le placent plus à l’est, pour qu’il traverse la brillante capitale intellectuelle de l’Islam, Bagdad. On voit que le choix du méridien-origine ne passe plus par des considérations scientifiques, mais par des considérations religieuses et géopolitiques. Il devient un choix de pouvoir et de souveraineté.

Devant l’anarchie qui règne, chaque «pays» décidant de son méridien-origine, Richelieu convoque, en 1634, une assemblée internationale de mathématiciens, astronomes, géographes, pour décider du méridien-origine, puisque chaque pays décidait du sien, ce qui provoquait de belles confusions. Cette docte assemblée décide de le faire passer par la pointe occidentale de l’île de Ferro, aux Canaries. Louis XIII proclame cette décision par Lettres Patentes. Cela ne servira pas à grand-chose, et chaque pays continue à faire ce qu’il lui plaît et à décider de son méridien-origine, comme on l’a vu plus haut, avec le passage du roman de Jules Verne.

En 1884, une conférence internationale tenue à Washington décide, sous le prétexte que le Royaume-Uni est la première puissance maritime du monde, que le méridien-origine passera par l’observatoire royal britannique, situé à Greenwich, dans la «banlieue» est de Londres, et donc que les 180° de longitude est et les 180° de longitude est seront donc décomptés à partir du zéro de Greenwich. La même conférence décide que l’heure de Greenwich sera nommée Greenwich Mean Time (heure G.M.T.) et servira de base pour calculer la longitude.
La France, en pleine crise nationaliste, n’acceptera cette décision qu’en 1911 ; certains Français parlèrent alors du méridien de Saumur (ville par laquelle passe le méridien de Greenwich !) et, refusant de parler d’heure G.M.T., se référaient au « Temps moyen de Paris retardé de 9 minutes 21 secondes » ! En 1934 encore, l’Atlas Scolaire Schrader et Gallouédec offrait toutes ses cartes basées sur le méridien de Paris….

Pour célébrer l’entrée dans le Troisième Millénaire, les Français ont été conviés à un gigantesque pique-nique du nord au sud de leur pays tout au long du tracé du méridien de Paris, rebaptisé, en ces temps d’écologie, de « méridien vert » et planté d’arbres. La fête fut un peu gâchée car il pleuvait à torrents le jour de la fête ; mais l’idée était géniale….