Justice spatiale
Celle-ci ne correspond cependant à aucun schéma absolu. Les formes qu’elle est susceptible de prendre dépendent de paramètres variés qui portent non seulement sur la nature des normes morales reconnues comme fondatrices de la justice mais aussi sur le cadre géographique à l’intérieur duquel celle-ci est censée s’épanouir. Selon les situations géographiques, un même système de normes morales pourra conférer à la justice spatiale des allures très différentes. Dans l’hypothèse où la justice consisterait à fournir des droits égaux à l’ensemble des habitants de territoires distincts, il peut arriver qu’une même distribution spatiale s’apparente tantôt à un état de justice, tantôt à l’inverse. Dans certains cas, en effet, un semis régulier d’équipements ponctuels pourra être considéré comme favorable à l’égalisation des droits en matière d’accès, notamment s’il s’agit de permettre à une population répartie de façon homogène, au sein de laquelle les habitants ont des besoins égaux, d’accéder à cet équipement dans des conditions équitables. Si ce n’est pas le cas, c’est-à-dire si le service en question s’adresse en priorité à une certaine catégorie d’habitants inégalement répartie dans l’espace, une distribution homogène aboutirait à des inégalités d’accès assimilables à une situation d’injustice : certains équipements seraient saturés et offriraient des conditions d’accueil insuffisantes, tandis que d’autres fonctionneraient en sous-régime. En conséquence, la justice spatiale ne s’apparente à aucune configuration prédéfinie, indépendante des particularités géographiques des sociétés dans lesquelles elle est supposée prendre forme.
Elle n’est pas non plus assimilable à un fonctionnement naturel ou mécanique. Pour être effective, la justice requiert des habitants qu’ils consentent des efforts pour nouer des relations responsables à l’intérieur de l’espace. La justice spatiale a donc à voir avec l’intentionnalité des acteurs. Bien souvent, elle exige cependant plus qu’une simple individualisation de la responsabilité. Il n’est pas rare, en effet, qu’une structure sociale aboutisse à dessiner des formes géographiques incompatibles avec la conception que les habitants concernés peuvent se faire de la justice. Dans Espace, société et justice (1981), Alain Reynaud a ainsi mis en évidence l’existence de « classes socio-spatiales » aux relations souvent inégalitaires. Ces rapports hiérarchiques entre des centres et des périphéries plus ou moins intégrées exigent, selon lui, la mise en place de dispositifs de « justice socio-spatiale » définis comme autant de « moyens utilisés par la puissance publique pour atténuer les inégalités entre classes socio-spatiales ».
Cette lutte contre les injustices éventuelles liées à l’«auto-organisation» spatiale des sociétés passe alors par une mise en ordre politique de l’espace géographique. Cela suppose notamment la création d’autorités politiques dont la souveraineté est spatialement légitime. C’est à partir de cette matrice institutionnelle que le pouvoir peut définir des règles de justice territoriale, implicites ou transcrites dans le droit (constitution, loi, décrets, etc.) et mettre en œuvre des politiques gouvernementales d’amélioration de la réalité géographique. De façon générale, les politiques de justice spatiale prennent deux formes complémentaires : la réglementation de l’usage social des ressources spatiales et l’intervention directe du pouvoir gouvernemental dans l’organisation de l’espace social, au moyen de mesures d’équipement et de distribution favorables au développement de relations justes. Ces deux modalités sont notamment à l’origine des politiques dites d’« aménagement des territoires ». Au cours de l’histoire, les conceptions de la justice n’ont cessé de se métamorphoser, chacune d’elle définissant l’espace idéal à partir de critères théoriques différenciés.
La justice spatiale à l’épreuve de la pluralité Dans la plupart des démocraties libérales, les controverses récurrentes auxquelles se livrent les médiateurs du débat public, les journalistes d’opinion, les responsables institutionnels, les experts administratifs, les militants, les activistes, mais également les scientifiques et les intellectuels engagés, témoignent du caractère volatile et souvent insaisissable de la notion de justice spatiale. Partout où elle se trouve associée à la vie démocratique, la justice ne saurait être appréhendée sans la possibilité de mener des discussions ouvertes et contradictoires (Sen, 2010). Depuis une quarantaine d’années, en choisissant d’adopter une perspective néo-marxiste, le géographe David Harvey conteste par exemple l’idée défendue par John Rawls d’une justice fondée sur l’équité, accusée de négliger la domination résultant des rapports spatiaux de production (1973). De son côté, le philosophe néolibéral Friedrich Hayek a condamné sans appel la « dimension spatiale de la “justice sociale” » rawlsienne, soupçonnée de légitimer la violation du droit à la propriété et de conduire à l’inefficacité bureaucratique (1976, p. 106).
Dans le champ académique, la notion de « justice spatiale » est devenue depuis quelques années le nouveau mot d’ordre de la géographie critique et radicale d’inspiration marxiste. Les réflexions théoriques d’Henri Lefebvre et de David Harvey sont ainsi mobilisées pour dénoncer les effets des politiques néolibérales sur l’organisation spatiale des villes (Merrifield, 1994, Gervais-Lambony, 2009). L’invocation de la « justice spatiale » sert alors autant à fonder une démarche scientifique qu’à développer un discours critique et programmatique sur le « droit à la ville ». La vision normative qui découle de ces appels en faveur d’une conception radicale de la justice spatiale conduit souvent à une condamnation en bloc du libéralisme. D’autres auteurs s’appuient, au contraire, sur la diversité des courants de la pensée libérale pour penser l’articulation entre justice, développement et équité dans l’espace (Smith, 1994, Bret, 2009), conférant à la discussion théorique une dimension éminemment pluraliste.