Torsten Hägerstrand

Torsten Hägerstrand (1916-2004), géographe suédois, compte parmi les chercheurs qui ont durablement marqué la discipline grâce aux apports théoriques et appliqués de ses travaux. Près de 300 publications témoignent de son intense activité scientifique qui laisse un patrimoine précieux pour les géographes, tout particulièrement dans trois domaines : les migrations et les mouvements de populations, la «diffusion spatiale» des innovations, et enfin la « time-geography ».
Né à Moheda, bourgade située au cœur de la province de Småland, T.H. habite avec sa famille dans l’école où son père est enseignant. Ce dernier pratique une pédagogie alors innovante où les enfants apprennent depuis leur milieu environnant (local) à décrire les différents éléments qui constituent le système d’une société locale : cartographie, archéologie, géologie, botanique, économie agricole (…)sont autant de disciplines alors étudiées. T.H. mentionne dans des textes autobiographiques l’influence notable de cet enseignement sur ses intérêts et ses propres pratiques de recherche dont l’un des fils conducteur est très certainement cette volonté d’observer le niveau local (l’individu) pour progressivement comprendre les organisations globales des sociétés d’une part et de s’appuyer sur les connaissances de différentes disciplines.
T.H. rejoint l’université de Lund en 1937 pour débuter ses études en géographie et histoire de l’art. Durant sa formation, sous l’impulsion du Professeur Helge Nelsson – spécialiste des questions d’émigrations et de géographie régionale – il est amené à constituer un très riche corpus de données longitudinales (grâce aux registres paroissiaux) sur les mouvements migratoires de la population rurale de la paroisse d’Asby de 1840 à 1944.L’analyse de cette minutieuse collecte montre tout l’intérêt d’une double approche décrivant d’une part l’évolution des formes et des organisations spatiales (approche paysagère et régionale) et retraçant d’autre part les biographies des personnes dans le contexte évolutif de leur environnement. T.H. pressent alors que le concept démographique de « lifeline » (trajectoire de vie) peut-être fécond pour la géographie.
En outre, c’est sa rencontre avec le Professeur Edgar Kant (réfugié estonien arrivé pendant la guerre au département de géographie de Lund) qui l’amène à déployer de nouvelles méthodes formelles pour traiter ses données et en tirer des conclusions généralisables et modélisables. Ainsi, sont produites des cartes en anamorphose des mouvements depuis et vers Asby démontrant la présence de régularités (stabilités) dans les « patterns » migratoires d’une décennie à l’autre, même si l’évolution des vitesses de transport a considérablement raccourcit les distances-temps entre les lieux. De plus, ces analyses démontrent que l’émigration massive vers les Etats-Unis, survenue au cours du XIXème siècle, n’a pas conduit à l’arrêt des migrations internes, au contraire car les fermes et terres – souvent de bonne qualité – laissées par les émigrants ont été réinvesties par les personnes moins bien dotées dans les villages voisins. T.H. applique et développe les méthodes mathématiques utilisées pour décrypter les régularités temporelles et spatiales dans les mouvements humains dans le cadre de son travail de thèse portant sur la diffusion des innovations techniques agricoles dans le centre de la Suède. Cette thèse, publiée en 1953 (Innovationsförloppeturkorlogisksynpunkt) devient une référence mondiale après sa traduction en anglais par Allan Pred en 1967 (Innovation Diffusion as a Spatial Process). La proposition originale de ce travail est le modèle de simulation de la diffusion des innovations par vagues basé sur une approche probabiliste des mises en contact entre émetteurs et récepteurs et implémenté par une procédure Monte Carlo. Aujourd’hui encore, les principes fondamentaux de ce modèle sont considérés comme très pertinents et sont adaptés dans des méthodes renouvelées de simulation (Saint-Julien, 2001).
Devenu Professeur au département de géographie de Lund en 1957, T.H. poursuit sa recherche à l’échelle internationale pour diffuser ces travaux. En effet, au tournant des années 60, T.H. honore plusieurs invitations en Grande-Bretagne (Edimbourg) puis aux Etats-Unis (Université de Washington à Seattle) et il organise à Lund la conférence de la commission « géographie urbaine » de l’UGI (1960) : ceci donne à ses travaux et par extension au département de géographie de Lund une renommée mondiale attirant et inspirant de nombreux chercheurs étrangers inscrits dans le mouvement d’un « tournant quantitatif » de la géographie.
Grâce à l’obtention d’une chaire de recherche (1971-1982) et d’un fond de recherche nationale, T.H. fait fructifier ses réflexions sur l’intrication des dimensions spatiales et temporelles dans les processus humains et les dynamiques spatiales qu’il a observés dans les études sur les migrations et sur la diffusion des innovations. Ainsi, en 1970 (Hägerstrand, 1970), il publie un article – aujourd’hui encore mondialement cité – où il développe les bases de la « Time-Geography ». Cadre de pensée découlant d’une vision du monde où le niveau des individus n’est jamais gommé derrière les mécanismes globaux, la Time-Geography propose un appareil conceptuel assorti de représentations graphiques de trajectoires individuelles (diagramme tri-dimensionnels dit aussi aquarium spatio-temporel) pour décrire et comprendre avec précision l’ordonnancement et la coordination spatio-temporels des comportements humains, ainsi que le fonctionnement des lieux géographiques à partir du couple individu/environnement. Pendant dix ans, les principes énoncés sont développés grâce à une série de thèses (Carlstein T., Ellegård K., Lenntorp B., Mårtensson S., Wallin E., Öberg S.)appliquées aux questions de localisation des services, d’accessibilité spatiale des individus aux ressources, de dynamiques de population (etc.) qui participe à l’émergence d’une « Ecole de Lund ». Cette nouvelle proposition théorique est largement diffusée dans les universités anglophones portés sur le développement de l’analyse spatiale, mais elle est aussi beaucoup discutée au sein des courants de la géographie sociale et culturelle, notamment grâce aux échanges intenses qu’Anne Buttimer entretient avec T.H. dès le début des années 70 (Buttimer, 2007). Source d’inspiration indéniable, la time-geography connaît un vrai regain d’intérêt – y compris dans la géographie francophone – depuis les années 1990 – 2000 : le développement des outils géomatiques donne l’occasion d’implémenter le concept d’aquarium dans des systèmes d’informations géographiques temporels (Kwan 2004, Thevenin 2010) ; l’évolution de certaines modélisations fondées sur des paradigmes « agents » permet de rendre opérationnel l’idée de comprendre un système par la description des actions individuelles ; enfin les recherches dans le domaine des transports et des déplacements s’appuient sur la time-geography pour définir une approche basée sur les activités (activity-based-approach) qui vise à étudier les comportements de mobilité en fonction de l’enchaînement temporel et spatial des actions qui motivent les déplacements (Ellegård et Svedin, 2012).
En parallèle de sa carrière académique, T.H. participe dès les années 60 à différentes instances nationales et européennes en charge des questions de développement régional et de planification urbaine car il a la conviction que la géographie a un rôle à jouer pour accompagner les politiques urbaines, sociales et environnementales. Parmi ses nombreuses implications, il est par exemple partie prenante dans une grande réforme de nouvelles délimitations municipales aboutissant au regroupement de communes rurales à des centres urbains, combiné d’un développement des réseaux de transport ; l’ensemble devant permettre de rééquilibrer les différences d’accès aux ressources économiques d’un pays soumis à des questions de distances dans un pays étendu avec un population relativement parsemée. Grâce à l’apparition de fondations nationales, à l’appui des ministères (en particulier du ministre Alva Myrdal), T.H. engage avec d’autres des programmes de recherche nationaux sur les processus d’urbanisation et aboutit à la création d’une instance nationale de recherche prospective sur le long-terme.

Les témoignages scientifiques qui ont suivi sa disparition soulignent tous le caractère visionnaire de T.H. tant pour très tôt défendre les approches scientifiques pluridisciplinaires que pour donner du sens et de l’ordre aux phénomènes sociaux et spatiaux : « He had an exceptional talent for seing pattern and order where others saw chaos and randomness » (Lenntorp et alii, 2004).

 

Références

-Buttimer A., Torsten Hägerstrand 1916-2004, in Lorimer, H. and Withers, C.W.J., editors, 2007: Geographers: biobibliographicalstudies, volume 26. London: Continuum, pp. 119-157

-Carlestam G., Sollbe B., 1991, Om tidensviddochtingensordning. Texter av Torsten Hägerstrand, Byggforskingsrådet, Stockholm.

-Chardonnel.S, 2001, La time-geography : les individus dans le temps et dans l'espace, in Modèles en analyse spatiale, Lena Sanders (Ed.) p129-156, Paris, Hermès-Lavoisier

-Ellegård K., Svedin U., 2012. Torsten Hägerstrand’s time-geography as the cradle of the activityapproach in transport geography, Journal of Transport Geography 23, pp. 17-25

-Lenntorp B., TörnqvistG., Wärneryd O., Öberg S., 2004. Torsten Hägerstrand 1916-2004, GeografiskaAnnaler 86 B (4), pp. 325-326

-Haggett P., ProfessorHägerstrand, Geographerwhorevolutionised the study of population movements, The Independant, 26 mai 2004.

-Hägerstrand T., 1953, Innovationsförloppeturkorologisksynpunkt, MeddelandenfrånLundsuniversitetsgeografiska institution, 25 (Tradution anglaise par Allan Pred, Innovation Diffusion as a Spatial Process, University of Chicago Press, 1967)

-Hägerstrand T., 1970, « What about people in regional », 9th EuropeanCongress of the Regional Science Association, in Regional Science Association Papers, Vol. XXIV.

-Kwan M.P., 2004, « GIS methods in time-geographicresearch : geocomputation and geovizualisation of humanactivity patterns », GeografiskaAnnaler, Series B.

-Saint-Julien T., 2001, Diffusion spatiale et modélisation du changement, in Sanders L. (dir.), Modèles en analyse spatiale, Traité Information Géographique et Aménagement du Territoire, Hermès-Lavoisier, pp. 157-186.

-Thévenin T., 2010, Transport-Espace_Temps : Regard croisé entre Time-Geography et Géohistoire, Habilitation à Diriger des Recherches, Université de Bourgogne, 182 p.