Plage
La plage est un objet géographique qui renvoie à la fois à une réalité géomorphologique et à une construction sociale et culturelle. Cet objet a été longtemps appréhendé par la géographie physique, notamment à travers la géomorphologie du littoral qui considère les plages comme des secteurs de côte où des sédiments, sables et galets, sont accumulés par la mer . La plage est d’ailleurs régulièrement saisie à travers l’estran qui désigne une portion de l’étendue terrestre, mais surtout un espace indécis du «littoral», couvert et découvert par le rythme des flux et reflux de l’océan. Les matériaux meubles qui constituent cet estran dessinent des formes qui peuvent varier d’une plage à l’autre du Monde, en fonction des forces érosives, de la géologie, des éléments sous-marins bordant le rivage, etc. Pour ne prendre qu’un exemple, les plages des îles tropicales alternent les formes façonnées de sédiments de couleur claire (abondance de débris coquilliers et coralliens) et des formes dominées par des roches noires (débris de basalte). Ces matériaux ne sont pas immobiles, les plages apparaissant ainsi comme « des systèmes naturels très dynamiques » (Paskoff, 2005, p. 9).
Ces formes géomorphologiques sont prises en charge par un certain regard des sociétés qui varie selon les moments et les lieux. La plage peut ainsi être analysée en tant que «paysage», réalité à la fois écologique et symbolique qui suppose notamment un ensemble de représentations esthétiques de l’environnement, lesquelles sont historiquement et géographiquement situées (Berque, 1995). En Occident, si les élites romaines avaient développé une sensibilité paysagère liée au rivage durant l’antiquité (sans avoir produit de mot pour désigner le « paysage »), les sociétés « occidentales » se détournent ensuite de cet espace pendant un millénaire. Ce n’est qu’à partir du milieu du 17ème siècle qu’est enclenché un mouvement d’esthétisation de l’environnement marin (ibid.) qui favorise le « désir du rivage » (Corbin, 1988). Le modèle paysager du rivage est aujourd’hui idéalisé à travers la figure de l’île tropicale construite à partir du paradigme polynésien condensé par le triptyque palmier / plage de sable blanc / lagon aux eaux turquoise (imité par le bleu dans le fond des piscines). La mise en tourisme du Monde qui a investi avec intensité une partie des littoraux (Duhamel, Violier, 2009) a conforté le modèle. Celui-ci est si prégnant aujourd’hui que l’aménagement touristique de certaines plages passe par leur artificialisation à partir de supports sableux prélevés ailleurs. Ainsi les plages d’origine volcanique (de couleur sombre) à Tenerife (îles Canaries) ont-elles été remodelées grâce à l’importation de sable blanc en provenance du Maroc (Rieucau, 2008). Des plages sont même créées ex-nihilo dans certaines métropoles du Monde comme le donne à voir l’exemple emblématique de Paris-Plages (Pradel, Simon, 2012), agencement spatial (estival) qui reproduit par le simulacre certains codes balnéaires le long de la Seine (sable, palmier, etc.).
Ces valeurs positives associées à certains paysages de rivage peuvent favoriser des actions en faveur de leur conservation, au moment où s’accentuent les processus d’érosion engendrant un recul des plages (Paskoff, op. cit.). L’enjeu touristique est parfois explicitement affiché pour légitimer ces actions comme le montre l’exemple de Waikiki à Honolulu (Hawaï). Le constat d’une «érosion» emportant plusieurs dizaines de centimètres de sable chaque année depuis 1985 a convaincu l’État hawaiien de lancer un plan d’action consistant à pomper le sable au large de la baie pour engraisser l’estran, ce même sable qui avait été emporté par les courants et qui avait recouvert les récifs de corail, transformant du même coup la morphologie des fonds marins et le déferlement de la houle.
Toutefois, la plage n’est pas seulement un paysage et les géographes la saisissent désormais comme une scène sociale organisée notamment par l’univers du tourisme. En tant que pratique spatiale (équipe MIT, 2002), celui-ci suppose un déplacement temporaire en dehors des lieux du quotidien, lequel rend possible un « relâchement contrôlé des contraintes sur les émotions » (Elias, Dunning, 1994, p. 130). La plage a été et reste en partie le lieu d’expérimentation de pratiques inversant ou détournant certaines des règles qui prévalent dans la société ordinaire, au voisinage. Alors que la plage peut être conçue comme un «espace public», les acteurs y autorisent en Occident des formes de dénudation (selon des gradients qui peuvent varier d’une situation à une autre) qui sont habituellement jugées déviantes ailleurs dans les lieux où tout un chacun est potentiellement exposé à tous les autres. La plage permet de travailler la question de la spatialité du corps dans des contextes (sociaux, culturels, etc.) différenciés, thème de recherche qui monte en puissance dans la discipline depuis une dizaine d’années (Volvey, 2000 ; Barthe-Deloizy, 2003 ; Jaurand, de Luze, 2004 ; Staszak, 2008 ; Duhamel, Violier, 2009 ; Coëffé, 2003, 2014 ; Coëffé, Guibert, Taunay, 2012 ; Taunay, 2015). De fait, la plage crée une discontinuité avec l’environnement immédiat, qui se traduit par la production de normes spatiales créant un dehors et un dedans aux limites plus ou moins nettes. C’est ce que montrent les arrêtés municipaux de certaines stations ou villes « balnéaires » (Nice, Ajaccio, etc.) qui tentent de réguler la dénudation en l’interdisant une fois passé le seuil des derniers galets ou grains de sable, sans pouvoir contenir totalement des conduites qui ont tendance à déborder les limites fixées par les édiles. La question des normes spatiales intéresse la géographie dans la mesure où elle croise par exemple celle de l’échelle. En effet, la plage peut elle-même être organisée selon des normes qui favorisent les discontinuités « internes ». Ainsi, la spatialisation des rapports de genre est susceptible de gouverner l’ordre territorial des plages et des bains comme ce fut le cas à Illawarra (sud-est de l’Australie) à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, la législation locale imposant la séparation des hommes et des femmes dans un contexte d’exposition controversée des corps (Metusela, Waitt, 2012).
L’invention de conventions sociales est alors rendue possible par la mise en place d’un système d’ouverture et de fermeture qui peut isoler les plages par rapport à l’espace environnant. C’est ce que montre l’exemple des plages « nudistes » (Barthe-Deloizy, op. cit. ; Jaurand, de Luze, op. cit.). Celles-ci peuvent en effet voisiner avec les plages « textiles » (où les individus ne sont pas totalement nus), mais le côtoiement révèle aussi la juxtaposition de mondes régulés par des normes antagonistes, symbolisées par des marqueurs (une signalétique, une limite matérielle, etc.) délimitant des appropriations spatiales différenciées. L’ouverture reste possible néanmoins dans certains cas, selon un jeu de regards qui fait parfois intrusion dans le territoire du nu, depuis le territoire des « textiles ». Certaines plages nudistes gays donnent à voir une différenciation spatiale à des échelles encore plus fines, organisant, comme c’est le cas à Saint-Laurent-d’Èze (Côte d’Azur), des « secteurs aux fonctions différentes », par exemple un secteur d’arrière plage « où la végétation joue le rôle d’un rideau, [et qui] peut-être définit par des pratiques sexuelles » (Jaurand, de Luze, op. cit., p. 238). Ces dernières pratiques non autorisées (sinon par le groupe qui en organise les usages) se déploient à condition de rester opaques pour le reste de la société, d’où le choix de lieux plus difficilement accessibles (par l’escalade par exemple, ce qui tient à distance un public familial « encombré de matériel ») : « la plage du nudiste sauvage se mérite » (Barthe-Deloizy, op. cit., p. 103). À l’échelle du Monde, ces pratiques du nu restent très inégalement autorisées par les normes sociales et juridiques, et un grand nombre de plages sont organisées selon le principe de l’illégalité ou de la confidentialité (Jaurand, 2008), même dans des sociétés où le tourisme international est non seulement accepté mais aussi développé, comme c’est le cas du Maroc ou de la Thaïlande. Les normes de la pudeur, plus ou moins imprégnées de religiosité, organisent des conduites à la plage qui consistent à voiler plus qu’à dénuder les corps, notamment féminins. Le burkini, vêtement qui puise dans différents imaginaires (culture balnéaire occidentale et tradition musulmane) et qui n’expose que le visage, les mains et les pieds des femmes musulmanes, est ainsi apparu dans les années 2000 sur certaines plages du Proche et du Moyen-Orient mais aussi dans d’autres pays comme la Tunisie ou l’Indonésie (Guidi, Karimi, 2014).
La plage peut enfin être appréhendée à travers le principe de rupture avec le temps ordinaire. Ce lieu constitue en effet un objet qui est rêvé, fantasmé, au moins en Occident, comme un retour aux origines du monde, une scène primitive, vacante, qui rend possible le déploiement de nouvelles règles englobées par la figure du paradis (surtout si la plage est « tropicale »). Le paradoxe étant que son apparente naturalité émerge à partir d’un travail rigoureux d’artificialisation des éléments, une purification de tous les objets qui viennent « souiller » la plage (algues par exemple). Le retour fantasmé à l’état de nature peut également se lire dans l’imaginaire corporel, à commencer par la posture souvent dominante à la plage en Occident, celle de l’horizontalité qui rompt avec la verticalité ordinaire, symbole de l’humanisation. Le bronzage, largement inventé à travers les pratiques de plage des Occidentaux (y compris à Hawaï) au début du 20ème siècle, peut s’apparenter à un simulacre d’ensauvagement. Cette métamorphose chromatique renseigne en fait sur la construction sociale et culturelle d’une norme corporelle qui n’est pas partagée à l’échelle du Monde (Coëffé, Guibert, Taunay, 2012) et qui peut rythmer les pratiques de plage selon que les individus souhaitent ou non s’exposer au « bain de soleil » (Gay, 2008). Si « la culture des bains en situation balnéaire est encore balbutiante » en Chine par exemple, le « bain de soleil » qui permet le hâle y reste une pratique très minoritaire dans une société qui érige la blancheur de la peau en canon de beauté (Taunay, op. cit., p. 217). Les « plageurs » (Urbain, 1994) s’y baignent majoritairement en fin d’après-midi, de même que les plages sont le plus fréquentées à ce moment de la journée (Taunay, op. cit.). Différent du burkini, le face-kini (cagoule qui permet de n’exposer que les yeux, le nez et la bouche) est apparu sur les plages de Qingdao (nord-est de la province du Shandong) à la fin des années 2000, renseignant sans doute sur la force d’une norme corporelle qui favorise la mise en veilleuse de l’exposition au soleil, mais dont l’analyse des usages reste encore à creuser (ibid.).
Vincent Coeffé