Jean Dresch (1905-1994) a occupé une position majeure dans la géographie française et internationale dans la seconde moitié du XXe siècle, en particulier entre les années 1950 et 1970. Son parcours professionnel et disciplinaire, personnel et intellectuel est celui d’un héritier à la carrière académique brillante, d’un chercheur prolifique aux 450 publications. Son itinéraire personnel fut aussi celui d’un intellectuel engagé dans la résistance comme dans l’anticolonialisme, demeuré fidèle au communisme depuis les années 1930 jusqu’aux années 1980 (Suret-Canale, 1994). Vingt ans après sa disparition, son souvenir reste vif, en particulier comme figure pionnière et paradigmatique d’universitaire politisé (Tissier, 2002 et 2011 ; Clout, 2012) et comme modèle de géographe colonial critique (Clerc, 2011 ; Semmoud, 2014), même si son image progressiste peut être brouillée par certaines de ses prises de positions aujourd’hui discutables, par exemple sur la géographie appliquée dans la Chine de Mao (Ginsburger, 2015).
Trois périodes peuvent être distinguées dans l’itinéraire extrêmement riche de Dresch. Entre 1926 et 1941, ses années de formation et de début de carrière sont marquées par l’enseignement secondaire et la politisation. Issu d’une famille alsacienne, fils de Joseph Dresch (1871-1958), universitaire germaniste en poste à Nancy, Bordeaux, Toulouse et Strasbourg, il est reçu à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm en 1926. D’abord attiré par la philosophie et l’étude des Pyrénées, il doit à
Albert Demangeon (1872-1940) de faire son premier terrain au Maroc en 1928-1929 pour son diplôme d’études supérieures (l’ancêtre de la maîtrise et du master) et de lui consacrer ses premières publications dans les Annales de géographie, tandis qu’il se signale pour son antimilitarisme. Reçu à l’agrégation d’histoire et géographie en 1930, il est nommé professeur au collège musulman, puis au lycée de Rabat (1931-1940) (voir extraits 1). Menant des recherches de terrain pour sa thèse, relativement peu intégré aux cercles officiels de la géographie coloniale, il adhère au parti socialiste local, contribue en 1936 à la création d’un parti des communistes marocains, écrit régulièrement dans sa revue L’Espoir (1938-1939) (Dresch, 1979, p. 15-38) et a des relations suivies avec le mouvement nationaliste, ce qui le fait surveiller étroitement par les autorités. Affecté comme lieutenant dans un régiment de tirailleurs sénégalais en août 1939, rentré en France pendant la « drôle de guerre », il retourne au Maroc en août 1940, mais est expulsé pour raisons politiques en janvier 1941. Son doctorat d’Etat soutenu (sa thèse principale traite de la géomorphologie de l’Atlas marocain, sa thèse secondaire en géographie humaine étudie les modes d’occupation du sol chez les Chleuhs), il se voit privé de chaire et menacé de révocation du fait de son engagement, mais est protégé par le ministre historien Jérôme Carcopino. Dès lors s’ouvre pour lui une période d’évolution professionnelle d’abord contrariée par le contexte politique, puis d’insertion progressive dans l’enseignement supérieur. Professeur au lycée de Nice, puis au lycée Voltaire à Paris alors occupée, chargé de cours à la Sorbonne en 1940-41, à l’université de Caen en 1943, il participe à la résistance communiste armée, prenant part activement à la libération de Paris en août 1944 puis à celle de l’Alsace. Il est alors nommé sur une chaire personnelle à l’université de Strasbourg (1946-1948), puis à Paris : il enseigne d’abord (et parfois pour longtemps) à l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer (1947-48), à l’Ecole des Langues Orientales Vivantes (1947-1969), à l’Institut d’Etudes Politiques (1946-1978) et à l’Ecole nationale d’administration, puis à la Sorbonne, sur une chaire de géographie de l’Afrique du Nord (1948-1956). Dès lors, sa position dominante se renforce et se stabilise pendant vingt ans. Il est ainsi nommé sur une chaire de géographie physique à la Sorbonne (1956-1969), enfin à l’université Paris VII jusqu’en 1977. Il occupe également un grand nombre de positions stratégiques du champ disciplinaire et intellectuel. Membre du comité de rédaction des Annales de géographie et du comité de patronage de la revue communiste La Pensée à partir de 1952, participant activement aux nombreux manifestes, pétitions et meetings anticolonialistes dans le contexte des guerres d’indépendance (en particulier celle d’Algérie), vice-président du Comité Maurice-Audin, il dirige l’Institut de géographie de Paris (1960-1970) et le Service de Documentation et de Cartographie Géographique, préside le jury de l’agrégation, le Comité national de géographie (1966-1972) et la commission de géographie du CNRS (1960-1969). Il est enfin membre actif et président de plusieurs commissions de l’Union géographique internationale (UGI) (celles des zones arides (1960-1968) et de géomorphologie), puis vice-président (1968-1972), et finalement président (1972-1976), dirigeant l’organisation du Congrès international de géographie à Moscou (1976) (voir extraits 5), dix ans après avoir été élu membre étranger de l’Académie des Sciences soviétique. Une telle concentration de pouvoir, de fonctions et d’honneurs dans les institutions disciplinaires (Clout, 2012) fait de lui l’indéniable successeur français de son maître
Emmanuel De Martonne (1873-1955), au niveau national et international. Bien peu de géographes universitaires français avant ou après lui ont eu une telle carrière, un rayonnement aussi vaste et une reconnaissance comparable. Ceci correspondait à une stratégie systématique et cumulative de recherche de positions institutionnelles dominantes et de postes de pouvoir, tout à fait complémentaire de son activité de militant communiste.
D’un point de vue intellectuel, la compétence de Dresch s’exerce d’abord en matière de géographie physique des régions arides et semi-arides. Spécialisée dans l’étude du Maghreb dans les années 1930, il élargit ses champs d’investigation après 1945. Il continue certes à publier de nombreux articles de géomorphologie et des contributions remarquées sur le Maroc et la Méditerranée orientale jusque dans les années 1980, mais, sous l’impulsion de l’UNESCO à partir de 1951, il se tourne vers l’étude de ces régions et des méthodes permettant leur mise en valeur (ressources en eau, végétation, énergie), selon des problématiques typiques de
développement et de géographie appliquée (voir extraits 4). Il s’intéresse également aux déserts asiatiques, en particulier en Iran, en Chine ou en Asie centrale soviétique, à partir des années 1950 et jusqu’au début des années 1980 (Dresch, 1982). Mais il poursuit par ailleurs des recherches de géographie humaine qui lui permettent d’adopter des positions plus militantes. Ainsi, en février-mai 1945, il fait partie, comme universitaire résistant et en compagnie de l’ethnologue Michel Leiris, d’une mission d’enquête sur le travail forcé en Côte d’Ivoire, écrivant ensuite un rapport menant au projet de loi décidant de l’interdiction du travail forcé dans les colonies en 1946. Il entreprend au même moment d’autres voyages en Afrique Equatoriale Française et au Congo belge, publiant une série d’articles sur les villes congolaises, les modes d’occupation et d’exploitation des sols, les paysans de l’Atakora et du Nord-Cameroun, la riziculture en Afrique de l’Ouest ou encore les formes de capitalisme colonial en Afrique noire (« économie de traite », « de pillage » ou géographie des investissements de capitaux). Il étudie également les perspectives d’industrialisation et de développement économique de l’Afrique du Nord, l’histoire des sociétés musulmanes et des mouvements nationalistes en Egypte ou au Moyen-Orient, ou encore le « fait national algérien », dont il affirme la réalité contre la doctrine du PCF sur la formation d’un melting-pot algérien, au moment où débute la guerre d’Algérie (Dresch, 1956, voir extraits 3). Enfin, à côté de l’URSS qu’il visite plusieurs fois à partir de 1955 ou encore de l’Europe centrale (en particulier la Pologne en 1954), il s’intéresse aussi beaucoup à la Chine de Mao dont il est l’un des partisans et promoteurs français les plus actifs (Ginsburger, 2015). Chercheur éclectique et polyvalent, grand voyageur, observateur de terrain et auteur infatigable, ses travaux se sont donc essentiellement concentrés sur les mondes extra-européens, africains et asiatiques en particulier, également américains au milieu des années 1950, avec un intérêt évident pour les espaces communistes.
A ses divers postes et compte-tenu de son positionnement politique bien connu servi par un indéniable charisme, les élèves de Dresch ont été nombreux, à l’instar d’Yves Lacoste (né en 1929) (Lacoste, 2012) ou des représentants de la future « école géographique maghrébine » : à partir de 1960 et pendant vingt ans, il aurait ainsi dirigé plus d’une centaine de thèses, principalement consacrée aux pays du tiers-monde (Suret-Canale, 1994, p. 133). Mandarin considéré comme accessible et revendiqué (encore aujourd’hui) par l’école lacostienne de géopolitique, évident patron de la géographie française malgré ou à cause de son positionnement politique, promoteur d’une organisation collective de la recherche (voir extraits 2), par exemple à l’origine du premier Annuaire des géographes de la France et de l’Afrique francophone en 1969, son influence institutionnelle est indéniable dans la seconde moitié du XXe siècle, même si ses opinions concernant l’unité et les crises de la discipline sont restées ambiguës, par exemple en 1968 et dans les années 1970 (Dresch, 1977 et 1984 ; Beaujeu-Garnier, 1995 ; Orain, 2015 ; voir extraits 5). Son actualité scientifique semble encore importante, par exemple comme précurseur dans l’étude de la géographie des capitaux mondialisés ou du fait national en Afrique du Nord, même si ce spécialiste d’une géographie physique très descriptive et peu novatrice n’a pas vraiment participé à la rénovation de ce secteur de la discipline, au contraire d’un autre géographe communiste de son époque, Jean Tricart (1920-2003). Peut-on cependant distinguer en la matière « le militant et l’homme de connaissance et géographe » (Bataillon, 1980, p. 111) ? Ses opinions communistes extrêmement affirmées et n’ayant pas varié, au contraire de beaucoup d’autres intellectuels, au moment de la répression de Budapest en 1956, opinions d’abord staliniennes, puis maoïstes et tiers-mondistes, tendent à limiter l’actualité de certains de ses textes, apparaissant sinon comme datés, du moins comme typiques d’une géographie encore « classique », largement teintée par la guerre froide et les guerres de décolonisation des années 1950 et 1960. Ils n’en restent pas moins passionnants pour qui veut comprendre ce que fut une partie de la géographie française et de sa pensée, au moins entre 1945 et 1968.
Nicolas Ginsburger
Documents joints