Nettoyage ethnique

L’expression de « nettoyage ethnique » désigne une forme de modification coercitive du peuplement et plus précisément une politique appliquée par des moyens armés dont l’objectif est de chasser une population donnée (peuple, groupe ethnique, confessionnel ou autre) d’un territoire donné. Le « nettoyage ethnique » est donc caractérisée par l’expulsion d’une population civile par des moyens armés et l’usage de la violence.
Cette formule (parfois « purification ethnique ») est apparue lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en 1991 et plus précisément lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine de 1992-1995 (Krieg-Planque, 2003). Le « nettoyage ethnique » est d’abord la politique menée par les forces fédérales (pro-serbes) et les milices serbes. L’expansion militaire serbe en Bosnie-Herzégovine s’est notamment faite en respectant deux logiques dialectiquement liées : assurer la continuité territoriale de l’ensemble serbe — soit mettre en contact les enclaves serbes initiales, et fractionner le territoire tenu par les Musulmans et les Croates pour réduire ensuite les enclaves ainsi formées —, tout en assurant des liaisons avec la Serbie voisine. Le « nettoyage » a ainsi commencé à Bijeljina, nœud de communications entre le Nord-est de la Bosnie-Herzégovine et la Serbie ; quant au corridor de Brcko, assurant la liaison entre les deux blocs principaux de territoire serbe, il est un des enjeux spatiaux les plus importants de ce conflit (Roux, 1992).
Depuis toujours, des acteurs politiques ont cherché à accaparer de nouveaux territoires. L’originalité du nettoyage ethnique vient du fait qu’il s’agit non seulement de conquérir le territoire mais d’en transformer le peuplement. En Bosnie-Herzégovine, les unités serbes chassaient les habitants Musulmans et Croates des territoires qu’elles occupaient afin de mettre en adéquation le peuplement du territoire conquis avec l’ethnie qui en prenait le contrôle. Dans cette perspective, un contrôle serbe impliquait une population serbe — la réciproque s’est imposée rapidement. Les Bosniaques et les Croates se sont à leur tour lancé dans des opérations de « nettoyage ». Ainsi, le « nettoyage », qui était aussi à l’œuvre dans les krajina serbes de Croatie dès juin 1991, s’est imposé pour toutes les parties prenantes comme une stratégie voire comme un but de guerre.

Pour autant, cette politique n’est ni strictement liée au conflit bosniaque ni une pratique strictement serbe. Le Tribunal Pénal International sur l’ex-YU juge ainsi actuellement des personnes de toutes nationalités ayant combattu dans tous les camps aussi bien Bosnie qu’en Croatie ou au Kosovo — même si, c’est vrai, la majorité d’entre elles sont Serbes. En tant que transformation violente et radicale du peuplement de territoires, le nettoyage ethnique est souvent concrétisé par des massacres, ou des actes de génocide. Il intègre logiquement la catégorie englobante de « modification coercitive du peuplement ».
Dès lors que son usage est devenu massif, la formule de « nettoyage ethnique » a été critiquée. Comme le rappelle l’historien Norman Naimark (2001, p.3) : « Quelques analystes l’ont critiquée parce que [cette formule] était imprécise et, au pire, n’était qu’un euphémisme pour désigner des génocides. » Parmi ces voix critiques, on peut citer la spécialiste américaine des Genocides Studies, Helen Fein (2001) qui reconnaît une formule consacrée par l’usage mais, selon elle, peu pertinente. L’expression de « nettoyage » serait selon elle un euphémisme pour « génocide ». Il est vrai que la définition du génocide, très vaste, inclut nettement des éléments qui caractérise le nettoyage ethnique. Pourtant, l’expression de « nettoyage » n’est pas un euphémisme comme a pu l’être l’expression de « solution finale » (forgée par les bourreaux), le « nettoyage » est une expression plutôt utilisée par les victimes pour dénoncer un crime de masse. Ainsi, et à l’instar de Norman Naimark (2001), il paraît possible de défendre l’intérêt de cette expression en soulignant sa dimension éminemment spatiale. le nettoyage ethnique est une politique spatiale, une géopolitique, menée par des moyens armés. Le « nettoyage » se distingue ainsi assez aisément du génocide qui relève d’une approche plus sociologique. Pour formuler les choses simplement, si « le génocide a pour finalité un peuple, le “ nettoyage ethnique ” a pour finalité un territoire » (Rosière, 2005 et 2006).

Esquisse d’une typologie des « nettoyages ethniques ».
Il est apparu possible de distinguer plusieurs types de «nettoyage » en fonction des situations géopolitiques des territoires concernés (Rosière, 2005 et 2006). Cette typologie est essentiellement fondée sur une double trame : le niveau d’intégration du territoire au système-monde ainsi que la densité de son peuplement.
Il paraît nécessaire, alors que l’on réfléchit au « nettoyage », de distinguer entre le « centre » et les périphéries du système-monde. C’est dans le « centre », et surtout de l’Europe à l’Asie du Sud-est (donc l’Eurasie), que le « nettoyage ethnique » répond le mieux au modèle du conflit bosniaque. En effet, dans cette région de fortes densités et où l’État est ancien, la formation des États-nations ou le déplacement de leurs frontières — ce qu’on peut génériquement appeler le modelage territorial — est la première cause des « nettoyages ethniques ». Dans ce type, l’adéquation frontières de l’État et peuplement est maximalisée. Les nettoyages se produisent lors de la création d’État (voir la recréation de la Tchécoslovaquie et de la Pogne en 1945, ou d’Israël en 1947). On peut alors parler de « nettoyage de statogenèse ». L’annexion de territoires peut aussi amener à de telles politiques (l’annexion de l’Istrie à la Yougoslavie amène un nettoyage ethnique contre les Italiens en 1944-45), on peut désigner ces politiques comme des « nettoyages de translation territoriale ».
Dans les périphéries du système-monde, plus que l’adéquation à des frontières relativement minorées pour des États disposant de peu de moyens et qui ne contrôlent qu’imparfaitement leurs territoires — qui nous renvoie à la notion d’« États-échoués » — failed-States (Jackson, 1990) —, dans un cadre général de grande pauvreté, le faible niveau de vie transforme les ressources naturelles du sol et du sous-sol en un enjeu très important. Leur appropriation a, bien plus que le respect de frontières souvent très théoriques, de grandes conséquences en termes de richesse et aboutit souvent à des « nettoyages ». On les appellera génériquement « nettoyages de prédation ». Mais les « nettoyages » de périphérie ne peuvent être réduit à ce seul cas. Dans les régions de faibles densités, les fronts pionniers engendrent des formes spécifiques de « nettoyage ». Paradoxe, ces « nettoyages » de front pionnier (passés ou en actifs) transcendent les césures du système-monde actuel et se retrouvent aussi bien aux États-Unis que dans les périphéries internes de l’Indonésie.

Dans tous les cas, le nettoyage ethnique a transformé le peuplement de nombreuses régions du monde : en Amérique du Nord, les « nettoyages » de front pionnier ont repoussé les populations autochtones vers les périphéries (sous la forme de déportation dans le cas des États-Unis sous la présidence Jackson). Dans le « centre » et notamment en Europe, de nombreux états ont échangé leurs populations : Allemagne, Pologne et Union soviétique sont entrés dans cette logique à la fin de la seconde guerre mondiale. L’expulsion des Allemands à l’Est de la ligne Oder-Neisse est l’une des plus vaste opération de nettoyage ethnique jamais réalisée puisqu’elle a impliqué 11,5 millions de personnes (Naimark, 2001, p.14). La création de l’Inde et du Pakistan en 1947 a donné lieu, elle aussi, à des mouvements forcés de population de grande ampleur — soit entre 14 (Markovits, 1994) et 16,6 millions (Chaliand, 1997) de réfugiés. Des cas moins connus sont localisés en Indonésie (entre chrétiens et musulmans), au Guyana, en Afrique (Darfour), etc. L’usage de la violence reste une tentation pour tous les mouvements nationalistes et xénophobes même si le nettoyage ethnique n’est pas considéré comme un « crime » par le justice internationale.
voir aussi: minorité

Stéphane Rosière

 

Références
-CHALIAND G., JAN Michel, RAGEAU J.-P., (1997), Atlas historique des Migrations, Paris, Le Seuil, 139 p.
-FEIN, Helen, (2001), « Ethnic Cleansing and Genocide: Definitional Evasion, Fog, Morass or Opportunity? », Minneapolis, Association of Genocide Scholars Conference.
-KRIEG-PLANQUE Alice (2003), Purification ethnique. Une formule et son histoire, Paris, CNRS éditions, 528 p.
-MARKOVITS Claude (dir.), (1994), Histoire de l’Inde moderne, Paris, Fayard.
-NAIMARK, Norman, (2001), Fires of Hatred, Ethnic Cleansing in Twentieth-Century Europe, Cambridge Massachusetts, London (UK), Harvard University Press, 248 p.
-ROSIERE, Stéphane, (2006), Le nettoyage ethnique. Terreur et peuplement, Paris, Ellipses, 297 p.
-ROSIERE, S., (2005), « Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement », Revue Géographique de l’Est, Nettoyage ethnique, violence politique et peuplement, Tome XLV, n°1. [En ligne] URL : http://rge.revues.org/518
-ROUX, Michel, (1992), « A propos de la purification ethnique en Bosnie-Herzégovine », Hérodote, n°67, La question serbe, pp.49-60.