Dans la notion d’accaparement des terres (Land Grab en anglais) le terme d’accaparement caractérise un mode d’appropriation – se rendre maître d’un objet convoité – ayant une valeur marchande liée à son exploitation ou permettant sa préservation. Ici, il s’agit des terres comme étendues et paysages, écosystèmes et systèmes de production agricole dont elles sont le support.
Après une éclipse dans la longue colonisation de peuplement de « pays neufs », l’intérêt capitaliste pour la terre a repris au XXIe siècle avec le retour des peurs malthusiennes. Pas assez d’aliments pour nourrir décemment une population mondiale en expansion. Avec des terres arables en réduction du fait de leur dégradation et de leur artificialisation à d’autres fins. La crise alimentaire de 2008 a constitué un signal fort. En cessant brutalement une partie des livraisons de riz consommé dans les métropoles des pays du Sud, les pays exportateurs comme la Thaïlande ou le Vietnam asphyxièrent un marché très étroit menaçant la sécurité alimentaire des citadins et le pouvoir dans de nombreux pays du Sud. Les terres agricoles sont ainsi redevenues un actif stratégique.
Cet accaparement récent assorti de compensations contractuelles peut relever de la légalité – au sens étroit du terme – dans les
Etats ayant produit un droit, voire un semblant de cadastre et une jurisprudence foncière pour réquisitionner, préempter ou exproprier des terres. Celles-ci appartenant souvent à des communautés rurales sont attribuées à des investisseurs locaux ou étrangers supposés promouvoir une exploitation plus productive. Ce qui ne rend pas pour autant l’opération légitime aux yeux des populations touchées comme en Ethiopie, au Nigeria ou en Sierra Léone. Cela remet en cause des équilibres vivriers entre populations différentes ayant des droits acquis anciens sur ces terres. Le plus souvent, il s’agit d’une extorsion, une mainmise ou une captation lorsque l’appropriation est imposée avec la complicité du pouvoir en faveur d’étrangers et/ou d’élites locales – opération dissimulée aux acteurs directement concernés qui découvrent le fait lors de la clôture des terres ou de leur expulsion
manu militari. Nombreux exemples au Cambodge, au Sud-Soudan ou en République Démocratique du Congo. Traduction d’un rapport de force dominant-dominé, elle ne prend que rarement la forme d’une transaction transparente dans un marché foncier ouvert à tous.
Le régime juridique de la propriété dans les anciens pays colonisés ou collectivisés (Europe orientale) a favorisé ce phénomène, les États postcoloniaux se considérant « propriétaires » de toutes les terres en tout état de cause. Les contrats écrits formels (vente, location de longue durée, bail emphytéotique, etc.) sont passés avec l’Etat disposant du monopole foncier régalien sur les terres non immatriculées ou décollectivisées et sont assortis d’avantages fiscaux. Pas de compensation pour les ayant-droits « traditionnels » (pasteurs, cueilleurs, etc.) ou pour ceux qui ont été dépossédés de l’accès à une ressource vitale comme l’eau d’irrigation de ce fait. Rarement d’obligation de mise en valeur si bien que les investisseurs restent très mobiles, ne cultivant que ce qui peut rapporter et pliant bagage quand les pertes se précisent : Charles Beigbeder et AgroGénération exploitant les anciens kolkhozes d’Ukraine.
Ces modalités d’accès au foncier expliquent la difficulté qu’il y a à évaluer l’ampleur des surfaces réellement accaparées de plus de 200ha. Objet de controverses, cet accaparement équivaut à au moins deux fois la surface cultivée en France selon les estimations approximatives de Land Matrix en 2020. Et il implique des entreprises des anciennes métropoles coloniales comme le groupe Bolloré en France, ou des Etats « surpeuplés » (Inde ou Chine), ou désertiques (Arabie Saoudite), des fonds de retraite, des groupes coopératifs (Tereos au Mozambique), mutuels ou religieux ou des fondations universitaires (Harvard). Qui cherchent à garantir leur sécurité alimentaire, à diversifier leurs placements ou à produire des aliments ou des agrocarburants.
Si les terres convoitées se trouvent principalement dans les deux sous-continents disposant des plus grandes réserves (savanes d’Afrique subsaharienne et d’Amérique du Sud), le phénomène concerne aussi d’autres zones à la gestion foncière dégradée (Indonésie ou Papouasie Nouvelle Guinée, Russie ou Ukraine). Avec des abcès de fixation au Sud-Soudan, au Mozambique, en République Démocratique du Congo ou au Liberia, au Brésil, en Argentine, au Guyana ou au Pérou.
Les terres concédées peuvent être parfois dans des pays densément peuplés comme l’Ethiopie qui expulse ou regroupe ailleurs (« villagisation ») les autochtones installés sur les terres allouées aux « investisseurs », dans la province de Gambella, par exemple, jouxtant le nouvel Etat du Sud-Soudan.
Les terres ainsi récupérées offrent des potentialités appelées à devenir
ressources par le biais du «
paquet technologique de la révolution verte » (
irrigation, plantes sélectionnées ou modifiées, engrais et produits phytosanitaires) et de la mécanisation à outrance. Ce sont donc des terres labourables ou en jachère et cultivables selon la norme occidentale qui se trouvent retirées à des systèmes agraires qui ont, pour ceux qui sont bien vivants, des objectifs de reproduction sociale et de production qui se soucient de la conservation de la fertilité à long terme.
Suscité par la croissance démographique (9 milliards d’humains en 2050), le changement climatique et la crainte de pénuries alimentaires, l’accaparement actuel des terres est un phénomène mondial lié à la régulation néolibérale. Rien ne dit cependant que ce mouvement s’atténuera avec la démondialisation qui se met en place sous nos yeux.
Aujourd’hui dans les pays du Sud, les terres accaparées deviennent des enclaves agro-industrielles productives qui soumettent, souvent par contrat, les agricultures familiales avoisinantes sous-traitantes à des normes strictes de production et de qualité. Pour disposer par exemple, de produits répondant aux exigences des consommateurs du Nord.
L’accaparement des terres renvoie aux rapports de pouvoir sur la
territorialité et les ressources, au
peuplement optimal de la planète, comme au style de valorisation des potentialités pour l’alimentation d’une humanité « sur-urbanisée » qui a artificialisé la nature. Il interroge aussi sur les « styles alimen-taires » et l’exigence d’une alimentation calibrée, bon marché et de moins en moins monotone. Avec des protéines animales et des produits d’ailleurs et de contre saison. Quid des ressources alimentaires si les classes moyennes indiennes s’alimentaient en protéines animales comme les chinoises ? Il interroge aussi la division mondialisée du travail agricole mettant en concurrence des systèmes agraires familiaux et agro-industriels qui n’utilisent pas les mêmes intrants et dont les styles de vie s’opposent. Avec des phénomènes inattendus : malgré de faibles rendements vivriers – sauf pour les tubercules – et une alimentation citadine s’ouvrant à l’international, les petits paysans africains ont su nourrir – grâce à un artisanat féminin innovant- les grandes agglomérations subsahariennes.
On estime que quatre actifs mondiaux sur dix travaillent dans l’agriculture – d’abord familiale – essentiellement en Asie et en Afrique, et que les deux-tiers des travailleurs adultes pauvres se trouvent dans ce secteur. Qui affiche un différentiel de productivité à l’hectare considérable avec le Nord : l’agriculture pluviale sahélienne ne produit en moyenne qu’une tonne/ha de céréales contre sept pour le blé tendre en Beauce ! Alors que les terres arables disponibles sont réduites en Asie et en Europe, elles restent importantes en Afrique et en Amérique du Sud (de l’ordre de 300 millions d’ha,12 fois le potentiel français utilisé). D’où le rush sur ces terres pour nourrir la population mondiale. En utilisant le modèle agro-industriel qui n’est pas « gagnant-gagnant » pour tous.
Combattre la pauvreté et la malnutrition passe par le soutien aux petits agriculteurs familiaux qui ne peuvent trouver – tous – un emploi dans d’autres secteurs. Reste à promouvoir avec eux cette agriculture agroécologique dont ils connaissent les paramètres. Le travail paysan a un intérêt incomparablement élevé quand il est considéré à l’aune du
développement durable. Deux conditions délicates à réunir cependant, sécuriser l’accès au foncier et aux facteurs de production.
Georges Courade
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