Albert Demangeon
Issu d’un «milieu» modeste, Albert Demangeon (1872-1940) fait de brillantes études qui le conduisent à l’Ecole normale supérieure (1892) ; il y découvre la géographie enseignée par Paul Vidal de la Blache. Agrégé d’histoire et géographie en 1895, il devient alors professeur en lycée puis maître-surveillant (caïman) à l’ENS. Après avoir soutenu sa thèse (La Picardie, 1905), il enseigne à l’université de Lille, puis à la Sorbonne à partir de 1911. Pendant la Grande Guerre, il est affecté au Service géographique de l’armée où il rédige des notices à l’intention de l’Etat-major puis il participe au Comité d’études pour la préparation de la paix. Titulaire de la chaire de « géographie économique » en 1925, il meurt en activité au début de l’Occupation.
Son oeuvre est impressionnante : une douzaine de livres (plus une dizaine de manuels scolaires), une centaine d’articles, un millier de notes et de comptes rendus ! Il privilégie la géographie régionale jusqu’en 1914 (sa thèse sur la plaine picarde est considérée par ses contemporains comme modèle de la monographie régionale) et défend toujours sa primauté ; il se situe, plus généralement, dans le paradigme de la géographie chorologique et idiographique. Il travaille à toutes les échelles : s’il rédige des monographies sur de petites régions (la Montagne limousine…), il est également l’auteur des premiers volumes de la Géographie universelle dirigée par Paul Vidal de La Blache et Lucien Gallois (Les Iles britanniques et Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) et des derniers (La France économique et humaine). Dans ses premiers travaux, il semble soucieux de respecter un équilibre entre géographie humaine et physique. Il pratique d’abord largement la géographie physique (cf. un article remarqué sur le «relief» du Limousin où il met en application les théories de William Morris Davis) mais, lorsqu’il est nommé à la Sorbonne, «Emmanuel de Martonne» se la réserve rapidement, lui laissant le soin de s’occuper de la géographie humaine. Il revient souvent sur la complexité des «interactions» homme-nature. Selon lui, les faits humains peuvent avoir des causes naturelles ou historiques. Face à cette complexité de la causalité, il tente toutefois de trouver des «lois» en géographie humaine.
S’il publie, à partir des années vingt, plusieurs travaux sur des villes (Londres, Duluth, Cleveland, Birmingham, Anvers et surtout Paris), il se spécialise d’abord en géographie rurale, s’intéressant particulièrement à l’habitat rural (il fonde à l’Union géographique internationale une commission ad hoc en 1925). Il se distingue aussi en géographie économique, rédigeant des articles variés, autant par leur nature (problèmes industriels, questions de circulation…) que par l’échelle de réflexion adoptée ; ses contributions, souvent prospectives, participent à ce qu’on appellera plus tard l’aménagement du territoire. Il se préoccupe aussi des grands problèmes d’actualité : la fin de la domination économique de l’Europe après la première guerre mondiale (cf. son essai, Le déclin de l’Europe, qui a un grand retentissement), les problèmes coloniaux (cf. son livre sur l’Empire britannique), la crise des années trente, la mondialisation avant la lettre… Il n’hésite pas, par ailleurs, à prendre vigoureusement position dès 1932 contre les écrits de la géopolitique allemande.
Albert Demangeon reprend à son compte, mais généralement sans le signaler, les principes méthodologiques vidaliens : utilisation des cartes et des archives (cf. sa thèse secondaire, Les sources de la géographie de la France aux Archives nationales), travail sur le terrain (d’où la fréquence des excursions et des voyages)… mais il semble fuir les écrits théoriques. Ainsi, il ne parvient pas à rédiger un livre de géographie humaine générale, alors que le Traité de géographie physique d’Emmanuel de Martonne paraît en 1909 et la Géographie humaine de Jean Brunhes en 1910. L’ouvrage est toujours reporté ; à sa mort, le plan est arrêté mais seules sont rédigées quelques pages portant sur la définition, l’objet et la méthode en géographie humaine. Elles sont publiées dans un livre posthume, Problèmes de géographie humaine (1942) qui contient aussi une liste de ses publications et une réédition de ses articles jugés à l’époque comme les plus importants.
Il est beaucoup plus pédagogue que théoricien ; ses contemporains louent sa clarté. Auteur de nombreux manuels, il porte également son attention à l’enseignement primaire : rédaction d’articles dans une revue pour instituteurs (Le Volume, de 1899 à 1905), fondation et direction d’une Société d’études à leur intention en 1927… Au point de vue méthodologique, on peut noter l’importance des questionnaires destinés notamment aux instituteurs dans le cadre de ses enquêtes. Il s’y est initié en Picardie et surtout dans le Limousin (un modèle-type est publié en 1909) ; dans les années trente, il dirige des enquêtes collectives, sous l’égide de la Fondation Rockefeller, notamment sur l’habitat rural, les structures agraires et les étrangers dans l’agriculture française. Sensible aux conditions de vie de ses contemporains, il cherche à proposer des solutions aux problèmes de son temps. Dans des domaines variés, il entend jouer le rôle d’un expert ; il arbitre ainsi des «conflits» sociaux sous le Front populaire.
Appartenant à la première génération à avoir rédigé une thèse de géographie, Albert Demangeon cherche à diffuser la discipline, notamment dans les trois ordres d’enseignement. Dès le début de sa carrière, il défend l’orthodoxie vidalienne mais aussi la géographie tout court par rapport aux sciences humaines (il ne réplique pourtant pas aux attaques des sociologues durkheimiens). S’il se préoccupe de son autonomie face à l’histoire, cela n’empêche en rien cette dernière d’être très présente dans ses travaux et même beaucoup plus que chez nombre de ses collègues. Il collabore avec les historiens des Annales, notamment Lucien Febvre qu’il aide à fonder sa revue et à la faire vivre (il y rédige de nombreuses notes) ; de plus, il écrit avec lui deux livres sur le Rhin.
Finalement, ce grand travailleur surprend par la variété des thèmes traités, des genres utilisés, des «lieux» choisis et des échelles de travail. Ouvert aux autres sciences humaines (histoire, sociologie), aux nouvelles méthodes de recherches et à l’actualité du monde, il est parfois pionnier. Cet infatigable défenseur de la géographie est aussi un vulgarisateur. Son autorité ne cesse d’augmenter au sein de l’Ecole française de géographie dont il devient l’un des pivots. Sans être un organisateur comme Emmanuel de Martonne, il joue un rôle plus important que nombre de ses collègues (tels Jules Sion et même Raoul Blanchard) jusqu’à devenir, après le décès de Jean Brunhes en 1930, le chef de file de la géographie humaine.