Armand FREMONT
Armand FREMONT (1933-2019)
Né au Havre en 1933, il garda de sa ville natale les images des escales des grands paquebots et celles du milieu ouvrier havrais, Après des études au lycée Malherbe de Caen, Armand Frémont réussit le concours d’entrée à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, et devient en 1958 agrégé de Géographie. Géographe n’appartenant à aucune chapelle et unanimement apprécié pour sa personnalité, il a occupé, à la suite de son activité d’enseignement à l’université de Caen (1960-1984), des responsabilités au ministère de l’éducation nationale (1989-1991), puis comme recteur à Grenoble (1985-1889) et ensuite à Versailles (1991-1997), et enfin comme président du conseil scientifique de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) en 1999.
Si la thèse d’Etat d’Armand Frémont, publiée en 1967, sur l’Elevage en Normandie, représente, d’un côté, l’apogée de la thèse classique par l’analyse méthodique et détaillée des différents ensembles régionaux, elle débouche cependant sur une géographie sensible et engagée qui va se développer et s’affermir dans tous ses écrits. Armand Frémont est bien conscient de ce tournant intellectuel puisque, dans son introduction il se demande si le titre ne pourrait pas être modifié pour devenir « les éleveurs de Normandie », car ce sont les hommes qui le passionnent. Il y a d’abord l’homme qui ne dispose pas de moyens de production suffisants, « l’élevage lui permet de subsister, mais le rive à son travail ». A coté il y a l’homme de jouissance, « qui possède assez de fortune pour s’élever au-dessus des soucis quotidiens ». Il y a aussi l’homme de progrès, qu’une certaine éducation a préparé, « héritage aussi précieux que celui des coffres ». Cette approche sociale sera détaillée en 1981 dans Paysans de Normandie, un ouvrage plus destiné à un grand public, et repris encore en 2015, avec Paysans de Normandie Aujourd’hui, dans un monde où la pérennité de la ferme n’est plus assurée, et où une nouvelle sociologie familiale s’est introduite, bouleversant les rôles.
Mais c’est dans La Région, Espace Vécu, en 1976, que va s’exprimer l’originalité de la pensée d’Armand Frémont, en insistant sur le besoin de comprendre ce qui se construit entre l’espace physique des géographes et l’espace des êtres humains. Il s’agit là d’un apport majeur ouvrant un domaine d’investigation entre la géographie classique réaliste et la révolution quantitative naissante. Il va y définir l’espace géographique comme un espace social et y développer sa conception de l’«espace vécu » :« Chaque homme, chaque femme construit son propre espace à sa mesure, et, à la limite, il en est d’aussi nombreux que l’humanité tout entière… La géographie ne serait-elle pas ainsi faite de la somme des expériences de chaque homme, et, si l’on peut les percevoir et les analyser, de leurs combinaisons ?
N’écartant pas les objections théoriques à son projet, il les cite lui-même dans Aimez-vous la Géographie ? (2005) : « Quelques auteurs, comme J. Lévy et M. Lussault, n’y reconnaissaient « aucun cadre méthodologique et épistémologique explicite » et en font au mieux » un concept flou » ». « A voir », ajoute-t-il, car « si l’espace vécu n’est qu’une expression, elle est riche de sens ». On est là au cœur de son projet géographique. « La région », écrit-il, « n’est pas un objet ayant quelque réalité en soi… La région, si elle existe, est un espace vécu. Vue, perçue, ressentie, aimée ou rejetée, modelée par les hommes, et projetant sur eux des images qui les modèlent. Redécouvrir la région, c’est donc chercher à la saisir là où elle existe, vue des hommes ». Il reprend la question dans Aimez-vous la Géographie ? : « Les hommes ont-ils la géographie de leurs perceptions, de leurs sensations, de leurs connaissances, de leur imaginaire ? Ou bien, une géographie « en soi », objective, existe-t-elle sur des fondements matériels, qui transcendent l’univers de chacun ?… La géographie relève de cette double référence. Le matériel, elle en a été nourrie depuis ses origines, de la découverte de la rotondité de la terre jusqu’à la toute-puissance de l’économie dans la détermination des répartitions des hommes et des choses, en passant par la connaissance des sols, des reliefs, des plantes, des animaux, de l’habitat et de la subsistance des hommes… Mais l’idéel s’est aussi imposé comme la découverte de cet espace des hommes qui se construit, qui se sent, qui s’approprie, qui tient dans des représentations, des images, des schèmes, jusqu’à ce qu’on peut appeler une intelligence de l’espace ».
Il analyse dans Normandie sensible, en 2009, la mutation de la ville de Caen, qui « d’une société paysanne à un univers urbain et industriel n’est pas seulement matérielle, économique, elle est aussi sociale et culturelle. Caen est une ville ultrasensible de 1968 et de la décennie suivante, dans les secousses qui en résultent et aboutissent à la multiplication des grèves et manifestations, étudiantes, ouvrières, paysannes…Même lorsque la cité de bords de l’Orne et sa région brûlent ou frémissent sur les brises d’un volcan mal éteint, elle reste transparente et lisse, comme si la reconstruction aux lignes modérées n’avait été conçue que pour elle…»
Du Havre Armand Frémont garde le souvenir de l’espace vécu de son enfance (Mémoire d’un Port. 1997), mais la ville qu’il a quittée a doublement changé, à cause du temps passé bien sûr, mais aussi parce que son centre a été entièrement reconstruit après les destructions de la guerre. Elle est devenue pour lui une « ville abstraite », une ville comme les voient les techniciens (les géographes même, peut-être) en regardant les cartes. « Cette distance nouvelle, je l’ai appelée abstraction, en référence à l’art moderne qui sied bien au Havre… Je suis maintenant un promeneur dans la cité… mais je la connais par cœur, sous le regard lointain des ombres qui me l’ont fait aimer… »
Le Portrait de la France, publié en 2001, cherche à traduire, par touches successives, une vision personnelle des régions, des villes, parfois des bourgs, alors que France, géographie d’une société (1998) nous offre une vision globale de l’espace national. La classe moyenne, certes hétérogène, est de loin le groupe dominant et en progression : « les parents ou les grands-parents ont vécu la précarité, si ce n’est la pauvreté et parfois la misère. Ils le savent, ils en ont encore très souvent le témoignage. Protégés, ils souhaitent très profondément l’être. Peu à peu, ils ont été entourés ou se sont eux-mêmes entourés d’une protection sociale presque à toutes les épreuves : maladie, vieillesse, enfants, décès, accident, chômage, voiture, vol, incendie… ». Mais, à côté, il y a « la France des autres », celle des ZUP, où des exclusions s’opèrent même au sein de l’exclusion : « …Voici les enfants perdus de la croissance et de la crise, les fils réunis de la déqualification et de la destruction sociale, les déshérités du capital et de l’école, les prolétaires sans travail, les révoltés sans cause, ceux qui ne savent plus aller nulle part. Voici les chemins inverses de la réussite… ».
« La géographie éclaire l’action », écrit-il, dans Géographie et Action (2005) « car celle-ci se pratique presque toujours dans une logique spatiale, avec des interférences continuelles de la société ». L’implication citoyenne est inséparable de sa carrière et de son impact. Son engagement dans l’action publique, après avoir quitté l’université, est toujours guidé par une réflexion critique : « comment, en effet, maîtriser un appareil technique de plus en plus complexe sans aliéner totalement la liberté des citoyens, ou, si l’on préfère, comment assurer la libération des citoyens sans détruire le potentiel technique ? Comment aménager le territoire non par pour mais avec soixante millions de citoyens ?… Le problème de l’élaboration démocratique de l’aménagement du territoire est posé. Est-il quelque part dans le monde, résolu ? »(La Région, Espace Vécu). Dans La France et l’Aménagement de son Territoire (2000, avec P. Deyon), il montre que « par-delà les alternances politiques l’aménagement du territoire a donné sens à la géographie volontaire et proposé de nouvelles motivations à l’action administrative ». Son implication dans l’action citoyenne ne l’empêche cependant pas d’observer avec détachement et une pointe d’humour le milieu politico-administratif qu’il a fréquenté, comme en témoigne la réception de la jeune attachée de la DATAR dans une préfecture de province, qu’il faut lire dans son recueil de nouvelles Les Baskets d Charlotte Corday (2003). Cela ne l’empêche pas non plus de porter un jugement libre sur les politiques suivies dans l’histoire du pays, notamment sur le problème algérien, dans El Djazaïr (1982), où il résume parfaitement les traces laissées par le système colonial sur la vie de chacun. Dès son arrivée à Arzew en 1959, pour son service militaire, il comprend que la cause française est sans issue : « en 1830 le cavalier semi-nomade des plaines de l’Habra et de la Mleta était un homme debout, maître à sa manière de ces tentes, de ces quelques champs et de cette steppe que les colons allaient mépriser. Un siècle plus tard, souvent réduit à l’état de journalier, il conservait son gourbi et poussait ses moutons là où le colon n’avait pas installé son domaine ». Retourné à Djidjelli en 1970 il revoit sur le marché « les fellahs qui présentent oignons, tomates et poivrons. Ils n’ont plus les regards fuyants de la peur et de la haine, les vêtements en haillons de la misère, les dos brisés de fatigue et d’humiliation. En moins de dix ans ces temps-là auraient-ils été effacés ? Pour les nu-pieds, l’histoire existerait-elle aussi parfois ? »
La réception de la pensée d’Armand Frémont a été inégale dans le milieu universitaire. Ses ouvrages ont toujours suscité l’intérêt du public, surtout dans les milieux de l’aménagement régional. Mais si sa pensée n’a pas suscité de son vivant de véritables débats géographiques, c’est qu’il n’a pas fait école, du moins à Paris. Occupé par ses fonctions ministérielles et administratives, il n’a pas en effet fréquenté les universités parisiennes et leurs groupes de pensée. La Région, Espace Vécu est publié en 1976, en pleine période de développement en France de la « géographie quantitative ». Dans le cadre d’une approche dite « néo-positiviste », son cadre méthodologique pouvait paraître flou, car il s’intéressait aux gens sans chercher à construire des catégories spécifiques. De son côté il affichait, par ailleurs, un certain scepticisme devant cette nouvelle approche, dont il estimait « qu’on a parfois l’impression, à la lecture, d’une grosse dépense d’énergie intellectuelle pour de bien faibles résultats ». On peut donc parler d’une incompréhension réciproque, mais, comme son attitude n’a jamais été agressive, et même plutôt toujours empreinte d’estime et de retenue, il n’a jamais été vraiment pris à parti pour ses idées. Les allusions aux désaccords épistémologiques sont toujours brèves, et n’ont jamais donné naissance à des textes de réelle confrontation. Ses convictions sociales ont même fait de ses écrits (Frémont et al, 1984) une référence permanente pour les chercheurs de l’unité CNRS ESO de géographie sociale de la France de l’Ouest, qu’il avait contribué à créer.
voir aussi: espace social
Yves Guermond
Carrière professionnelle :
1959-1960. Service militaire en Algérie
1960-1981. Enseignant à l’université de Caen
1982-1984. Directeur du Département des Sciences Humaines et Sociales du CNRS
1985-1988. Recteur de l’académie de Grenoble
1989-1990. Chargé du développement universitaire au ministère de l’Education Nationale
1991-1998. Recteur de l’académie de Versailles
1999-2002. Président du conseil scientifique de la DATAR