Compléments Paul Vidal de la Blache
Compléments Paul Vidal de la Blache
Portraits et analyses de Paul Vidal de la Blache par des contemporains, qui ont tous été ses élèves, permettant de proposer une image suggestive d’une personnalité, de son style et de sa réception.
Ils ont dit de lui
-Maurice Zimmermann (Journal du 27 décembre 1893)
« C’est l’un des types les plus parfaits du professeur d’enseignement supérieur : il donne peu à la parade, à la composition, au balancement des parties dans une leçon, son unique souci est de faire voir en passant, de caractériser, d’épandre les idées. Et il a un don de renouvellement infini. C’est un artiste en son genre. [Il offre] l’exemple d’une pensée active, changeante, toujours en éveil, d’une intelligence vivante. »
-Jacques Ancel, « Un géographe de la vie : Paul Vidal de la Blache», 1912, La Vie, n° 13, 18 mai 1912, p. 385-388
« Au reste, en M. Vidal de la Blache, ni le savant ni l’écrivain n’ont jamais caché le professeur. C’est dans les séminaires d’études géographiques où il a officié pendant quarante ans, à Fontenay, à l’École normale, à la Sorbonne, qu’il a élaboré son œuvre en la communiquant par parcelles aux futurs maîtres assemblés. Le voici dans le long amphithéâtre sombre, dont la lumière tombe sur les cartes et l’écran blanc des projections : il a étalé, pour la forme, quelques papiers qu’il ne verra plus ; il a salué ses étudiants, ses auditrices d’un sourire enclos dans sa barbe noire et ses paupières mi-baissées ; puis il lève les yeux au plus profond de la salle, vers l’invisible disciple idéal ; et, debout, scandant ses mots de pas lents, les martelant de son pouce dressé qui glisse sur les dessins du mur, sans hâte il accueille, venus de sa pensée intime, les mots qui dressent les images, s’enchaînent pour évoquer des horizons distants, s’espacent pour fouiller jusqu’aux racines les paysages familiers, suivent les hommes descendus de lumineux souvenirs. » (p. 388).
-Raoul Blanchard, 1918, « Vidal de la Blache », Revue de géographie alpine, 6-4, p. 371-373
« Il ne se contentait pas de prêcher d’exemple. Ce puissant esprit raisonnait ses conceptions. Chef d’école, il était attiré par les questions de méthode ; il leur a consacré de nombreux articles. Rien de rigide, d’ailleurs ; rien qui ressemble à une doctrine ou à un dogme. Ce grand indépendant avait horreur des embrigadements ; cet observateur si fin de la complexité de la vie ne croyait pas aux lois en géographie humaine. On ne peut pas le suivre aussi loin sur ce terrain ; du moins cette conception est-elle une réaction bienfaisante à l’égard du formalisme dont l’école allemande nous a gratifiés en cette matière. À aucun prix il ne voulait s’imposer aux gens ; timide, d’une modestie ombrageuse, il ne donnait de conseils qu’à ceux qui allaient en solliciter. Chef incontesté, il n’avait rien autour de lui qui ressemblât à une cour. » (p. 373-374)
-Lucien Gallois, 1918, « Paul Vidal de la Blache (1845-1918 », Annales de géographie, p. 161-173.
« Malgré toute son intuition, Michelet ne pouvait pas être plus géographe qu’on ne l’était de son temps. […] Vidal de la Blache était bien autrement préparé à sa tâche. Il n’est peut-être pas un coin de France qu’il n’ait visité à loisir, le plus souvent à pied, pendant la longue élaboration de cette grande œuvre, prenant des notes, marquant d’une épithète un trait du paysage, touche colorée qui a passé dans son texte, attentif à tout détail évocateur d’histoire. Ainsi se faisait constamment dans son esprit le rapprochement entre le milieu et l’œuvre des hommes. (p. 170)
« Il n’eût pas aimé qu’on parlât trop de lui. Il faut bien cependant dire aussi quel était l’homme. Très réservé, distant quand on ne le connaissait pas, oublieux parfois des petites réalités de la vie quand elles le distrayaient de sa pensée, ce Méridional si peu exubérant eût fait mentir la théorie de l’influence du milieu natal. […] Sous sa froideur apparente, […] il s’appliquait à cacher une sensibilité très vive, dont les accès le trahissaient quelquefois. […] Cette même réserve discrète, il l’a apportée dans la direction de ses élèves : car jamais chef d’école ne chercha moins à imposer ses idées. » (p. 172)
-Lucien Febvre, 1922, La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, La Renaissance du livre.
« La géographie — il faut la chercher là où elle est sans doute : chez les géographes. Qui de nos jours désire se renseigner sur les rapports du sol et de l’histoire — j’entends en conscience, et avec garanties — c’est à eux qu’il faut s’adresser. Il le doit et il le peut. La vieille géographie n’est plus, qui se souciait uniquement de décrire, d’énumérer, d’inventorier. Et tandis que la géographie physique, prenant appui sur les sciences physiques et naturelles […] s’en dégageait peu à peu, […] une géographie nouvelle se constituait lentement. Elle devait à Ratzel même son nom de baptême : l’Anthropogéographie : la Géographie humaine, comme dit plus volontiers notre langue, ennemie de noms longs composés. […] [Dans l’Anthropogeographie] c’est toute la vie des hommes, toute l’activité multiple des hommes, des groupes humains, des sociétés humaines qui se trouve étudiée méthodiquement, rationnellement, d’ensemble, en fonction du milieu géographique. [Dans la Politische Geographie], c’est plus spécialement la vie des sociétés politiques, des États, qui est envisagée dans ses rapports avec le sol […].
L’œuvre originale de l’école géographique française issue de Vidal de la Blache, son apport particulier à la science — c’est la série de ces monographies régionales, de types variés, qui laissent aux tempéraments individuels toute licence de s’exprimer et de s’affirmer, mais où s’affirment des tendances communes […] — autant de monographies exactes, méthodiques, approfondies, autant d’efforts pour rendre compte, à l’aide de la géographie, des traits caractéristiques d’une contrée […]. La prudence avertie de travailleurs rompus aux méthodes critiques comme à l’utilisation des données fournies par les sciences naturelles. Plus rien du vieil esprit prophétique qui se survit à lui-même dans tant d’ouvrages d’amateurs dont nous parlions plus haut. La nécessité reconnue de ne pas jongler témérairement avec des notions obscures et massives comme la terre, ou le climat, ou l’homme, — mais de s’appliquer à des analyses patientes et modestes. » (p. 28-30)
Camille Vallaux, 1925, Les Sciences géographiques, Paris, Doin.
« Dans la vaste et pénétrante intelligence de Vidal il y avait quelque chose d’embrumé et d’incertain qui lui venait peut-être d’un commerce trop prolongé avec la pensée allemande, apte à penser simultanément les aspects contraires ou contradictoires des choses. Vidal n’a jamais voulu définir sa pensée en lui donnant des contours trop nets (il était pourtant, j’en suis convaincu, très capable de le faire) : de là, comme eût dit Fromentin, “cette espèce de brume toujours prête à se répandre en pluie sur ses idées”. » (p. 116)
-Jules Sion, 1934, « L’art de la description chez Vidal de la Blache », Mélanges de philologie, d’histoire et de littérature offerts à Joseph Vianey, Paris, Les Presses françaises, p. 479-487.
« Cet art de la description, tel que l’ont admiré les auditeurs de Vidal, ses lecteurs ne peuvent guère en juger que par le Tableau de la géographie de la France ; ses autres ouvrages offrent plutôt matière à réflexion qu’à imagination. » (p. 480)
« Ce qu’il y a de plus personnel dans l’art de Vidal, c’est peut-être cette manière d’appeler au secours de la raison le rêve, la mémoire, la suggestion, bref les puissances de l’inconscient pour créer le « sentiment vrai du pays ». […] Jusqu’à quel point les géographes d’aujourd’hui auraient-ils lieu d’imiter cette façon de décrire ? Une œuvre d’art comme le Tableau ne peut, ne doit pas être copiée servilement. On comprend que les disciples de Vidal aient voulu se livrer à des études moins amples et plus objectives. N’avons-nous point cependant péché par excès de prudence dans ce refus de mêler à notre travail de savant notre vision et notre sentiment du pays ? Sur ce point comme sur d’autres, n’avons-nous pas laissé perdre une partie de l’héritage légué par le maître, et peut-être la meilleure ? Il n’est pas interdit de penser que, après notre effort pour faire de la géographie une explication, seulement une explication, elle reviendra ce qu’elle fut avec Vidal : une description raisonnée, mais évocatrice. » (p. 486 et p. 487)
Il a dit
Paul Vidal de la Blache, « Le patriotisme et l’amour de l’humanité »
La Revue des revues, 2, 1904, 15 janvier, p. 170-172 (remerciements à Federico Ferretti)
« Le patriotisme en France est vivant, et il est très heureux qu’il y soit : car ce n’est pas un sentiment étroit de haine vis-à-vis de l’étranger : c’est avant tout un moyen de conciliation entre une foule de particularismes régionaux qui, sans ce lien, tourneraient peut-être à l’antipathie. Quelles différences de tempérament, en effet, entre Normands, Provençaux, Auvergnats, Flamands, etc. ! […] Et dans certaines parties de l’Europe où les peuples forment encore une masse peu homogène, sur divers points de l’empire austro-hongrois, et surtout dans la péninsule des Balkans, des nationalités nouvelles paraissent s’ébaucher, des patriotismes fermentent.
Mais ce mouvement général de concentration nationale n’exclut pas du tout les groupements entre nations. Au contraire, on remarque, depuis ces vingt dernières années, chez les différents pays de l’Europe, le besoin de ne plus agir individuellement, de conclure des alliances d’intérêts : ce seront de plus en plus les relations économiques qui leur feront éprouver cette nécessité, et il est à croire par là que ces alliances s’affermiront, s’étendront encore.
Cette situation émoussera-t-elle les divers patriotismes ? Nulle constatation actuelle ne le fait présager. Mais, du patriotisme disparaîtra sans doute définitivement le sentiment qui, peut-être, en constitua le premier fonds : c’est-à-dire l’hostilité du clan isolé contre le clan voisin, le chauvinisme, la passion guerrière.
À vrai dire, c’est une disposition d’esprit qui n’existe presque plus en France. À peine en retrouve-t-on quelque trace dans les régions qui furent éprouvées par la guerre de 1870-1871 ; mais non point sur le reste du territoire : le peuple de France est aujourd’hui foncièrement pacifique.
Cependant, une xénophobie spéciale se révèle dans le désir d’une partie des Français de s’enfermer dans leur pays, de s’en réserver l’exploitation, de n’en pas ouvrir les portes à l’étranger : c’est là un sentiment qui rencontre des soutiens dans la presse, et qui, à mon avis, est bien plus dangereux actuellement que le chauvinisme. » (p. 171-172)
-Paul Vidal de la Blache, « Les bourses autour du monde », dans Congrès international d’expansion économique mondiale, Mons, 1905, section I, E. Goemaere, p. 1-5 (Remerciements à Philippe Oulmont).
« Un grave défaut, pour un enseignement tel que le réclament nos sociétés modernes, serait l’illusion qu’on est le centre de tout. […]Si fidèle qu’on doive rester à ses traditions nationales, si convaincu qu’on puisse être de l’excellence de notre culture européenne et classique, il faut bien convenir qu’à l’heure actuelle le train du monde obéit à des impulsions diverses, parties de différents côtés, et qu’il en sera de plus en plus ainsi. Fermer les yeux serait se condamner soi-même. Les plus intelligents des Américains, bien qu’en son jeune orgueil l’Amérique fasse profession de se suffire à elle-même, comprennent qu’il y a pour eux beaucoup à apprendre hors de chez eux. Il y a déjà quelques années que les Japonais ont fait la même réflexion, qui ne leur a pas nui. Est-ce que les Européens pourraient impunément se désintéresser de ces civilisations dont la pression croissante se fait sentir dans les affaires du monde ? Ou pourraient-ils se contenter longtemps de quelques formules empruntées à la phraséologie courante sur l’impérialisme américain ou le péril jaune ? » (p. 3)
voir aussi:Paul Vidal de la Blache
voir aussi: Géographe de plein vent
Textes sélectionnés par M.C. Robic, Hypergeo, 2019