Emergence
Emergence
Le concept d’émergence désigne un processus de changement qui produit dans un système un état nouveau, pourvu de propriétés relativement surprenantes par rapport à sa dynamique habituelle ou son évolution au fil de l’eau. Le concept est apparu en géographie dans la deuxième moitié du XXe siècle avec deux sens assez différents selon le contexte de son emploi.
Dans le vocabulaire de l’économie internationale, les pays émergents sont ceux qui faisaient partie de ce qu’on appelait après la seconde guerre mondiale le Tiers-Monde (soit l’ensemble des pays pauvres, dits encore sous-développés) et dont l’économie a décollé rapidement pour atteindre en quelques décennies des niveaux de revenu par habitant qui les placent bien au-dessus des pays les moins avancés, au voisinage des pays développés. Les limites de la catégorie sont floues, l’hypothèse sous-jacente est celle d’une possible convergence des niveaux de développement économique, mais rien n’indique ce qui caractériserait la fin de ce processus, par ailleurs assez hétérogène. Outre certains pays pétroliers comme le Koweit, l’expression recouvre des exemples connus comme les « dragons asiatiques » émergents à la fin des années 1980 (Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour) désormais classés avec les pays développés, et principalement depuis les années 2000 les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) auxquels s’ajoutent plus récemment des pays comme l’Indonésie, le Mexique voire la Turquie, avec des niveaux de vie plus fluctuants qui retombent parfois sous la moyenne mondiale. A l’origine, le concept d’émergence économique a été construit par des agences de notation pour désigner de nouveaux lieux d’investissement possible (et rémunérateur) pour la finance mondiale. Le développement qui s’y produit peut être causé par des facteurs externes (demande des produits pétroliers par exemple) ou par des dynamiques internes (comme certaines politiques de protection des marchés intérieurs en Argentine ou de développement dirigé par l’Etat comme en Chine ou en Inde). Il a donc aussi des composantes locales en termes d’industrialisation et d’éducation, avec des conséquences sociales très variables quant à l’évolution des inégalités dans les sociétés concernées.
Dans le vocabulaire de la dynamique des systèmes complexes, l’émergence correspond à l’apparition de comportements collectifs globaux dans des systèmes formés de constituants en interaction. L’émergence signale l’apparition d’une ou de plusieurs propriétés nouvelles qui sont qualitativement différentes de celles des constituants du système, elle contribue donc aussi à définir des niveaux distincts dans l’organisation des systèmes. Ces niveaux sont révélés par la non linéarité des relations quantitatives entre les parties des systèmes dits « complexes », que résument des expressions comme « le tout est plus que la somme des parties », ou encore « more is different » (Anderson, 1972). Les propriétés d’un niveau d’organisation supérieur sont attribuées à certaines formes d’interaction entre les constituants de niveau inférieur, elles ne peuvent pas se déduire des propriétés caractéristiques de ceux-ci. Ce type de processus de changement s’apparente, davantage que ceux de la mécanique ou de la thermodynamique classique, à ceux observés dans l’évolution biologique et même dans les sciences sociales. De nombreuses analogies deviennent possibles pour éclairer les processus de création et d’innovation, voire de révolution, dans ces systèmes (Klein et Harrison, 2006). On distingue des émergences « faibles » lorsqu’il s’agit d’apparition de structures identifiables donc déjà connues par un observateur extérieur, et d’émergences « fortes » lorsque les structures créées ont des effets importants sur les constituants du système à différents niveaux d’observation (David, 2010).
L’émergence apparaît donc comme une nouveauté irréductible, au sens de l’explication scientifique classique par la méthode réductionniste, mais est-elle totalement imprévisible ? Les processus d’émergence ont pu être représentés et simulés par des modèles mathématiques d’équations différentielles non linéaires, d’abord dans les sciences de la nature, puis transposés en géographie. Ils sont associés à la formation, sous certaines conditions d’apport d’énergie, de comportements spatio-temporels organisés (les « structures dissipatives » dans des systèmes chimiques « loin de l’équilibre » où les molécules empruntent des trajectoires irréversibles (Prigogine 1949), ou de processus synergétiques selon des interactions entre particules à très longue distance, par exemple lorsque des photons s’organisent en faisceau dans des lasers (Haken, 1977). Ces processus sont dits d’auto-organisation parce qu’ils mettent en jeu des particules élémentaires très nombreuses à un niveau microscopique, dont les interactions habituellement aléatoires produisent sous certaines conditions des formes d’organisation à un niveau macroscopique. Le changement de la trajectoire dynamique du système, qui en modifie la structure, est appelé bifurcation en mathématique (Wilson, 1981, Sanders, 1982). Dans les sciences humaines, où les processus opèrent à des vitesses lentes par comparaison avec ceux de physique-chimie, on préfère parler de transitions (Sanders, 2017) pour caractériser des émergences importantes pour l’histoire de l’humanité et dont la mise en place a pu durer plusieurs millénaires comme la création des langages, ou encore plusieurs siècles pour des institutions comme la hiérarchie sociale, les grands empires, ou les états-nations (Sanders et al. 2020, voir notamment le chapitre 6). Des exemples de systémogenèse impliquant des facteurs internes et des conditions externes ont été expliqués avec succès, par exemple par François Durand-Dastès (1990).
En géographie urbaine, des propriétés émergentes caractérisent des niveaux d’observation qui sont aussi interprétables comme des niveaux d’organisation dans ces systèmes, acteur urbain, ville, système de villes, même si les limites de ces niveaux sont parfois floues et difficiles à déterminer. P. Allen (1997), A. Wilson (1981), et bien d’autres, ont proposé des modélisations pour reconstruire la dynamique de ces systèmes.
Dans ses deux registres d’acception, on constate que le concept d’émergence est un point de passage obligé pour expliquer des propriétés macroscopiques que l’on ne sait pas déduire directement à partir des propriétés des seuls composants d’un système.
Denise Pumain