Espace public
L’espace public est un terme polysémique qui désigne un espace à la fois métaphorique et matériel. Comme espace métaphorique, l’espace public est synonyme de sphère publique ou du débat public. Comme espace matériel, les espaces publics correspondent tantôt à des espaces de rencontre et d’«interaction» sociales, tantôt à des espaces géographiques ouverts au public, tantôt à une catégorie d’action.
Le terme est d’abord apparu au cours des années 1960, à la suite des travaux de J. Habermas (1962). Ceux-ci portaient sur la constitution progressive, au cours du XVIIIe siècle, d’une sphère de la publicité (Öffentlichkeit) fondée sur l’usage libre et public de la raison, et s’autonomisant par rapport à la sphère du pouvoir. Si les lieux ont leur importance dans ce «processus» (cafés, théâtres, etc.), le terme d’espace public désigne alors davantage un espace abstrait et changeant, prenant la forme du rassemblement qui le fait naître. A partir des années 1970 s’opère un glissement sémantique, le terme étant de plus en plus employé comme une catégorie de lecture de la ville, pour désigner un espace matériel porteur de caractéristiques propres en termes de formes et d’usages. L’émergence puis l’affirmation de cette définition des espaces publics est concomitante de leur transformation en catégorie d’action puisque ces derniers deviennent, au même moment, un élément des différentes politiques urbaines en Europe. En tout cas, la banalisation du terme au cours des années 1990 et 2000 va donc de pair avec une polysémie croissante.
En sociologie urbaine, les espaces publics sont des espaces de rencontres socialement organisés par des rituels d’exposition ou d’évitement. S’inscrivant dans la lignée des travaux d’E. Goffman (1973), I. Joseph (1984, 1998) apparaît comme l’un des principaux promoteurs du concept en France. Le terme désigne alors un espace d’expériences et renvoie aux interactions se nouant dans l’anonymat de la ville. Certes l’espace physique est intégré dans cette définition : il offre plus ou moins de prises aux citadins et celles-ci sont d’ailleurs largement déterminées par les producteurs et les gestionnaires de cet espace. Mais dans cette acception, l’espace public se définit moins par sa matérialité et son statut juridique que par ses pratiques. A l’inverse, la littérature géographique, architecturale et urbanistique emploie le terme pour désigner un espace physique regroupant tous les lieux qui appartiennent au domaine public, qui sont librement et gratuitement accessibles, et qui de surcroît sont aménagés et entretenus à cette fin. Le terme vient se substituer à celui d’espace libre, jusque-là utilisé pour désigner ces lieux en insistant sur leur caractère non bâti, et correspond donc d’une part au «réseau» viaire (rues, places, boulevards), et d’autre part aux espaces verts (parcs, jardins, squares).
Cette dernière acception s’est principalement forgée en réaction à l’urbanisme fonctionnaliste issu de la Charte d’Athènes, dont les principes – le zonage et la séparation des modes de circulation – avaient réduit les rues et les places à des espaces de circulation ou de stationnement (Le Corbusier, 1942). A partir des années 1960, ces principes sont contestés et de nouvelles «représentations» de la ville émergent, que ce soit dans le champ des sciences sociales, plus sensibles aux rites de la vie ordinaire et aux formes de la socialité, au sein des «milieux» professionnels, où se déploie un urbanisme culturaliste, et plus généralement dans les sociétés occidentales, marquées par les « luttes urbaines » et par l’affirmation, en parallèle, d’une « nouvelle culture urbaine » (Tomas, 2001). A la fin des années 1970, ces lieux que sont les rues, les places ou les parcs se voient donc progressivement reconnaître des caractéristiques communes qui leur sont propres : espace vide générateur de tensions entre les éléments du bâti ; espace de médiation permettant la vie sociale ; espace de valeurs et signe de la culture urbaine (Plan Urbain, 1988). En s’appropriant le terme générique d’espace public, intellectuels, professionnels et décideurs reconnaissent aux lieux qu’il recouvre non plus seulement une fonction mais aussi des qualités, une valeur d’usage et un sens.
Les pouvoirs publics ont contribué à ce que l’espace public soit nommé dans la mesure où ils en ont fait une catégorie d’action à part entière. Parmi les expériences pionnières, les villes de Bologne, Barcelone et Lyon sont devenues de véritables modèles du genre. Mais les espaces publics sont également bien présents dans les villes nouvelles et dans la politique de la ville, notamment en France, dès la fin des années 1970. Dans la foulée de ces expériences, la plupart des villes se sont engagées dans la requalification de leurs espaces publics, si bien que ces derniers sont devenus une « quasi-doctrine en aménagement » (Toussaint, Zimmermann, 2001, p. 73). Les usages sont concernés au premier chef chez puisque les projets comprennent non seulement de nouveaux «aménagements» mais aussi de nouvelles règles. Malgré tout, les objectifs et les modalités de ces politiques sont multiples puisqu’il peut s’agir d’opérations de prestige susceptibles d’améliorer l’attractivité d’un centre, d’une action plus systématique dans le cadre de politiques de déplacements plus sensibles aux « circulations douces », ou encore d’opérations plus localisées destinées à revaloriser le cadre de vie dans les «quartiers» résidentiels, dans le centre comme en périphérie (Fleury, 2007).
Les espaces publics ont donc d’abord renvoyé à des lieux appartenant au domaine public. Cependant, le terme d’espace public tend aujourd’hui à s’imposer pour désigner plus généralement les lieux que le public fréquente, indépendamment de leur statut. Ainsi, les lieux privés ouverts au public – comme un centre commercial ou une galerie marchande – sont souvent qualifiés d’espaces publics. Car il y a bien dans la ville des usages publics de certains espaces privés. Mais à l’inverse, il y a aussi des usages privés du domaine public : une autoroute urbaine, une rue d’enclave résidentielle ressemblent à des espaces publics mais en sont-ils encore ? L’emploi du terme demeure donc controversé, si bien que d’autres ont été proposés. Certains proposent le terme d’« espace commun », défini comme « un agencement qui permet la coprésence des acteurs sociaux, sortis de leur cadre domestique » et englobé par l’« espace public » considéré comme « l’une des modalités d’organisation possibles de l’interaction sociale » (Lussault, 2001). D’autres proposent des classifications plus poussées permettant de caractériser les « espaces créés de toutes pièces dont le caractère privé est présent dès le départ » : « espaces privés accessibles au public » et « espaces privés (communautaires) d’allure publique » (Dessouroux, 2003).
En parallèle, les espaces publics font l’objet d’une idéalisation importante dans les sociétés occidentales, si bien qu’ils sont souvent considérés comme un « espace vertueux de la citoyenneté, porteur intrinsèquement des vertus de l’échange interpersonnel » (Lussault, 2001). Cela s’explique par l’histoire du terme, qui établit un lien fort entre la crise des espaces publics et celle de la vie collective et de la démocratie (Tomas, 2001). Or, cette idéalisation dissimule à la fois la diversité des usages et la complexité des systèmes d’acteurs, ces derniers étant notamment pris dans des logiques de pouvoir. Elle conduit également à sous-estimer le fait que les espaces publics s’insèrent dans des contextes géographiques variés, en termes de «lieux centraux» ou de «ségrégation». Elle conduit enfin à une réification des espaces publics alors que ces derniers se réinventent constamment dans les pratiques de leurs acteurs. Dans la mesure où l’on évite de l’idéaliser pour la définir comme un système de lieux et d’acteurs qui se reconfigure constamment (Fleury, 2007), la notion d’espace public n’en conserve pas moins une grande portée heuristique. Il est en effet possible de confronter les «lieux» et leurs évolutions à cet ideal-type de l’espace public. Le débat actuel oppose ainsi les tenants d’une renaissance, qui attirent en particulier l’attention sur un renouveau dans les pratiques des espaces publics centraux ou sur des politiques de requalification avec un objectif de mixité sociale, aux tenants de leur déclin, qui dénoncent quant à eux le développement d’espaces privés ouverts au public, le renforcement du contrôle et la multiplication des restrictions d’accès (règles plus restrictives, systèmes de vidéosurveillance, prévention situationnelle, etc.). Ces deux points se contredisent moins qu’ils ne mettent en lumière toutes les contradictions qui traversent aujourd’hui les espaces publics et, plus généralement, les sociétés urbaines.