Espaces vacants
L’histoire s’est sans cesse accompagnée de réajustements du tissu bâti et des parcellaires ruraux. La notion de vacant est pourtant absente des dictionnaires de géographie (approchée principalement au travers de deux vocables que sont les friches agricoles et les friches industrielles) et sa définition reste imprécise. Dans la lignée des travaux nord-américains initiés à partir des années 1970 par Northam puis prolongés par Greenberg, Popper et West (1990), les espaces vacants désignent des espaces inutilisés, supportant ou non des constructions.
Les espaces vacants sont le résultat des changements du système économique et social au sens large. Ils rassemblent les mutations et innovations technologiques, la localisation et délocalisation d’activités – notamment la désindustrialisation – dans un contexte de nouvelle division internationale du travail ainsi que la prédominance d’un urbanisme de création qui a engendré des espaces résiduels (Chaline, 1999). Caractérisés par une forte hétérogénéité et situés dans des territoires ruraux et urbains variés de par leur localisation et leur morphologie, les espaces vacants rassemblent des friches agricoles, des locaux commerciaux fermés dans les centres-villes des villes petites et moyennes, des friches industrielles de grande emprise marquées par la pollution, des dents creuses urbaines, des terrains délaissés de longue date et reconquis par la végétation spontanée ou encore des immeubles de logements et de bureaux non affectés. Nous nous focalisons ici sur les espaces vacants des villes des pays du nord qui font l’objet d’une riche production scientifique depuis les années 1970.
La vacance est appréhendée dans une logique sectorielle qui distingue vacance industrielle, commerciale, résidentielle et foncière. On dispose ainsi en France de bases de données spécifiques bien qu’imparfaites qui permettent de quantifier et de localiser les espaces vacants. La vacance commerciale fait l’objet d’études par les acteurs du secteur du commerce à l’instar de Procos qui réalise un palmarès des villes les plus dynamiques hors Île-de-France et estime la vacance commerciale dans les centres-villes autour de 9,5 % en 2015. La vacance résidentielle du parc privé est quant à elle évaluée à 9,3 % en 2021 par les données LOVAC mises en œuvre dans le cadre du plan national de lutte contre les logements vacants lancé en 2020 en partenariat avec le CEREMA. Enfin les friches industrielles en tant que sites pollués font l’objet d’un inventaire depuis le début des années 1990 au titre des bases de données nationales BASOL et BASIAS. D’autres bases viennent compléter ces inventaires aux échelles régionales comme celui de l’Observatoire des friches de l’Institut Paris Région en 2021.
La variété et la segmentation des bases de données (par type de vacance, par territoire et mobilisant des critères non homogènes) rendent très difficile une approche globale de la vacance. En outre, elles intègrent peu d’éléments sur ses caractéristiques (état, structure de la propriété, durée d’inoccupation) et ses mécanismes de production (Arab et Miot, 2020).
A partir des années 1970, dans les travaux académiques comme dans l’action publique, les espaces vacants sont d’abord saisis au prisme des friches industrielles. Ces dernières apparaissent comme un problème qu’il s’agit de résoudre. Le rapport Lacaze en 1985 préconise leur « pré-verdissement » afin d’atténuer les stigmates de la désindustrialisation, sous un angle essentiellement esthétique alors qu’émerge l’enjeu de la pollution de ces sites. Les friches industrielles questionnent aussi l’enjeu de la justice environnementale, notamment outre-Atlantique, dans la mesure où elles sont principalement localisées dans des quartiers caractérisés par un fort taux de pauvreté, un marché du logement très peu attractif et une faible proportion de population blanche.
Des travaux universitaires s’inscrivant dans le champ de l’économie urbaine tentent de mesurer les impacts négatifs de la vacance, notamment résidentielle, en mettent l’accent sur l’articulation entre vacance, dévaluation et effondrement des marchés immobiliers (Nussbaum, 2020). En 1990, Greenberg et al., propose d’approcher la vacance de façon plus globale à l’aide du concept de TOADS (Temporarily Obsolete Abandoned Derelict Sites ; Greenberg et al., 1990). Les TOADS rassemblent les espaces anciennement productifs et abandonnés mais aussi les vacants végétalisés, qu’ils aient constitué ou non le support à d’anciennes activités. Cette étude, en identifiant les problèmes sanitaires et environnementaux et les pratiques jugées « déviantes » qui se déploient dans les espaces vacants (par exemple les dépôts sauvages, la pollution, le trafic de drogue, l’installation des sans-abris), met en évidence les impacts sociaux de la vacance et leurs incidences négatives sur le cadre de vie, contribuant ainsi à renforcer la dépréciation des quartiers concernés.
Pour autant, les travaux des années 1980 amorcent une réhabilitation des espaces vacants urbains. D’espaces stigmates, ils deviennent des espaces « ressources » (Pagano et Bowman, 2000) sous l’effet de trois dynamiques principales : l’amplification du processus de décroissance urbaine, l’avènement du renouvellement urbain, ainsi que la mobilisation croissante des espaces vacants par les citadins pour des pratiques « alternatives ».
Les espaces vacants constituent une manifestation urbaine des villes en décroissance (shrinking cities) qui émergent dans les années 1970-1980. Les travaux, centrés sur l’Amérique du nord, le Japon et l’Europe du nord (principalement l’Allemagne), s’étoffent considérablement au cours des années 2000. En France, la reconnaissance du processus de ville décroissante est encore timide. Toutefois, la loi Accès pour le logement et un urbanisme rénové de 2014 puis le plan national de lutte contre les logements vacants cible particulièrement les petites et moyennes villes en décroissance. Les espaces vacants constituent dès lors une opportunité, une catégorie en soi dans une perspective qui décorrèle vide et vacant et remet en question l’ « automatisme de la densification » (Dubeaux, 2020). Leipzig ou Détroit, dans lesquelles les citoyens se réapproprient les espaces vacants apparaissent comme des villes en décroissance « modèles ». Pour autant, si cet usage pour des pratiques environnementales et alimentaires dans le cas de Détroit engendre des bénéfices en termes de revalorisation foncière, de justice alimentaire ou encore de biodiversité ; des nuances sont à apporter. Le profil des citoyens impliqués se différencie nettement de la majorité des habitants, questionnant ainsi la reproduction et la création d’inégalités sociales et d’injustices raciales (Paddeu, 2021).
Dans les années 1980, le renouvellement urbain qui s’inscrit dans une volonté de densification de la ville en lien avec le développement durable prend largement appui sur la requalification des espaces vacants qui permettent de « faire la ville sur la ville ». La loi SRU de 2000 entérine la réutilisation des espaces vacants dans une optique de densification poursuivie par l’objectif ZAN (Zéro Artificialisation Nette) de la loi Climat et résilience de 2021. Opportunité de (re)développement dans un modèle urbain fondé sur la croissance, la financiarisation et le mécanisme d’extraction de la rente (Harvey, 2001), les espaces vacants permettent aux opérateurs urbains de profiter de localisations potentiellement avantageuses. Plusieurs travaux ont d’ailleurs mis en évidence que le redéveloppement des espaces vacants s’opérait avant tout dans les centres, contribuant finalement assez peu à la résorption des inégalités socio-spatiales urbaines.
La mobilisation des espaces vacants tend enfin à se généraliser au cours des années 1990 dans le cadre du squat de logements (Garcia-Lamarca, 2017), de leur valorisation en espace culturel puis cultivé ou jardiné (Demailly, 2014). D’abord initiée par des citoyens, la reprise en main des espaces vacants participe de l’affirmation d’un droit à la ville, qui revendique la primauté de la valeur d’usage et la nécessité de disposer de communs (De Angelis, 2003) pour une fabrique alternative de la ville. Progressivement institutionnalisée dès la fin des années 1990, la reconquête des espaces vacants consacre la généralisation de l’urbanisme temporaire et transitoire prenant appui sur des outils d’action publique à l’instar des « Zwischennutzungen » (littéralement usages intermédiaires) dans le cas de Berlin. Elle sert également la revalorisation foncière et la gentrification des espaces concernés. Les projets porteurs d’alternatives et de radicalité peinent à se maintenir mais c’est aussi le cas de valorisations pourtant très institutionnalisées et plébiscitées à l’instar des jardins partagés installés sur les espaces vacants au sein des grandes métropoles françaises questionnant ainsi l’articulation entre usages transitoires et projet pérenne. Dans une perspective de rentabilisation des espaces et temporalités urbaines, le vacant jardiné ne constitue finalement qu’une valorisation transitoire en attente d’un projet jugé plus adapté car en phase avec le modèle urbain dominant fondé sur la croissance économique (Demailly et Darly, 2017).
D’espaces déqualifiés à espaces requalifiants, les espaces vacants continuent pourtant de constituer des lieux appréhendés comme « passifs » dans la majorité des travaux académiques. Quant à leur reprise en main par les citadins, souvent transitoire, elle appelle une vigilance particulière en termes d’inégalités et d’injustices sociales et environnementales. Plutôt qu’un simple espace matériel et statique, d’aucuns appellent à la reconnaissance des vacants comme espaces actifs produits d’un processus relationnel et participant au processus d’urbanisation. Ils invitent, à ce titre, la communauté scientifique à renforcer la théorisation de la vacance en se focalisant notamment sur les mécanismes de production et les trajectoires sur le temps long (O’ Callaghan, 2023).
Kaduna Demailly