Géographies universelles
L’histoire de la géographie française retient en général quatre géographies universelles (GU). Le Précis de la géographie universelle ou Description de toutes les parties du monde sur un plan nouveau d’après les grandes divisions naturelles du globe de Conrad Malte-Brun (1775-1826) est publié entre 1810 et 1829. Ce titre dit l’essentiel du projet : l’ambition totalisante, le primat de la description, l’actualisation des savoirs, des fondements naturalistes structurent le propos des huit volumes. Tous ne sont pas écrits par Malte-Brun. À sa mort, six ont été publiés. Les derniers volumes, consacrés à l’Europe, sont écrits par Jean-Jacques-Nicolas Huot d’après le plan de Malte-Brun. De nombreuses rééditions, traductions, réécritures, actualisations et refontes, suivirent qui témoignent de l’engouement considérable pour ce type d’ouvrages.
Comme cette première publication, ces géographies sont universelles par leur ambition totalisante. Le projet de toutes les GU est de livrer un tableau du monde qui soit le plus complet possible. Universelles, elles ne prennent pourtant guère en charge les éléments communs du monde (Jullien, 2008). L’exhibition de la diversité du monde l’emporte sur ce que les sociétés ont en partage.
La GU d’Élisée Reclus (1830-1905) est une œuvre colossale avec 19 volumes publiés entre 1876 et 1894. Si Reclus rédige la plus grande partie du texte, s’il a parcouru de nombreuses régions étudiées, cette somme est un travail collectif de géographes, de cartographes, de nationalités russe, hongroise ou suisse, issus essentiellement du réseau anarchiste international (Ferretti, 2014). Le projet de Reclus remonte aux années 1860 lorsqu’il fait le constat d’un vieillissement du travail de Malte-Brun et de révisions qui lui paraissent manquer d’ampleur et de méthode. Cela donne partiellement sens au titre retenu pour l’ensemble : Nouvelle Géographie universelle : la terre et les hommes, soit l’inscription dans une forme de tradition qu’il s’agit d’actualiser et une attention toute particulière à la dimension humaine.
Les deux autres GU sont le résultat de travaux d’équipes. La Géographie Universelle dirigée par Paul Vidal de la Blache (1845-1918) et Lucien Gallois (1857-1941) est publiée entre 1927 et 1948. La première esquisse de la répartition des tâches est faite vers la fin de l’année 1907 (Clerc et Robic, 2015) par Vidal de la Blache. Un lien étroit apparaît entre le prestige et/ou l’importance des espaces étudiés et la renommée des géographes qui les traitent. Raoul Blanchard s’en plaindra, lui qui alors tout jeune enseignant à l’Université de Grenoble n’avait obtenu qu’une partie de l’Afrique (qu’il ne traitera finalement pas au profit, guère plus prestigieux, de l’Asie Occidentale). Le travail est engagé assez rapidement mais, alors que quelques volumes semblent presque achevés, la guerre, la mort de Vidal de la Blache en 1918 puis celle de certains auteurs pressentis stoppent le projet. Ce qui était presque terminé doit être repris. Ce n’est que 20 ans après le plan de répartition initial qu’un premier volume est publié : Les Îles Britanniques par Albert Demangeon.
La dernière GU en date est celle dirigée par Roger Brunet . C’est aussi un travail collectif avec 26 auteurs principaux et plus d’une soixantaine de collaborateurs. Le premier volume, publié en 1990, renoue avec une pratique de Malte-Brun. C’est un texte théorique censé à la fois poser les fondements de l’ensemble (Roger Brunet) et inscrire les études régionales dans le cadre d’une approche systémique de la mondialisation (Olivier Dollfus) et du système Terre (F.Durand-Dastès. Le projet est rondement mené puisqu’en 1996 paraît le dixième et dernier volume.
La tradition des GU remonterait à Ptolémée et aux éditions latines de sa Géographie au cours de la Renaissance. Ce genre éditorial se développe surtout à partir du XIXe siècle. Les auteurs de Couvrir le monde (2006) recensent pas moins de 11 GU en France pour le XXe siècle. Ces œuvres sont d’ampleur différente et visent différents publics. On peut citer celle d’Ernest Granger, un professeur agrégé d’histoire-géographie, qui est une œuvre de vulgarisation publiée en 1922 sans notes, ni bibliographie mais largement illustrée ; ou celle qui est éditée par Larousse entre 1958 et 1960, et dirigée par Pierre Deffontaines, rassemble plus de 80 auteurs pour la plupart universitaires.
On a souvent fait des GU un genre français. En effet, c’est sans doute en France qu’elles ont eu le plus grand succès. Il n’en reste pas moins qu’ailleurs les tentatives de couvrir le monde sont légion. On identifie des GU en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux États-Unis au début du XIXe siècle ou encore en Espagne au XXe siècle. Les traductions renforcent l’idée d’un genre français de large diffusion. Ainsi, en Espagne, les trois premières GU françaises ont été traduites tandis qu’en Italie un projet de traduction de la Nouvelle Géographie Universelle de RECLUS était mis en œuvre.
« Cette œuvre a l’ambition d’être une représentation de l’état du monde et de l’état d’une science. » Ces mots de Brunet dans le volume introductif de la Géographie Universelle disent clairement la double ambition du genre. Chaque GU se positionne comme un projet de renouvellement de l’état des connaissances. C’est l’enjeu des nombreuses rééditions de celle de Malte-Brun. C’est aussi ce qu’écrit Reclus dès l’avertissement du premier volume : « elle [la Nouvelle Géographie Universelle] est justifiée par les progrès considérables qui se sont accomplis récemment et qui ne cessent de s’accomplir dans la conquête scientifique de la planète ». Quelques lignes plus loin, il ajoute : « À une période nouvelle, il faut des livres nouveaux. » En 1990, dans le volume introductif Mondes nouveaux – le titre est significatif –, Roger Brunet revient sur cette nécessité de rendre compte des changements du monde et particulièrement ici du phénomène de mondialisation.
Une géographie universelle, c’est aussi un moment d’affirmation d’une pensée géographique ou, pour le moins, un révélateur de celle-ci. Si Conrad Malte-Brun ne justifie pas son projet de manière volontariste, il pose néanmoins quelques principes dans le volume introductif : un solide ancrage historique, une progression conduisant du physique à l’humain, la volonté de décrire et d’écrire une géographie suggestive. Avec les deux entreprises du XXe siècle, ce sont des projets d’école qui se dessinent. Celle qui est réunie autour de Vidal de la Blache l’est littéralement car, comme le note Marie-Claire Robic (2015), presque tous les auteurs pressentis étaient normaliens ; école de pensée « qu’on a bien voulu appeler l’école française de géographie » écrit Lucien Gallois dans le bref avant-propos du premier volume. Pour autant, la GU des vidaliens ne pose pas de principes explicites sur la manière de présenter ce tableau du monde. Au sein d’une pensée essentiellement réaliste, il ne semble y avoir nul besoin pour les auteurs et pour les directeurs d’exhiber les ressorts de leur entreprise. Le projet de Brunet et de ses collègues est défendu avec le premier volume : rompre « avec une interminable pratique de subordination de fait du social au physique ». L’ambition théorique est aussi très claire ; ce sont les principes et les démarches d’une géographie que l’on appellera « nouvelle » qui sont revendiqués.
Les GU abordent rarement le monde comme un tout. Lorsque le « monde (…) devient, peu à peu, Monde » comme le note Jean-Baptiste Arrault (2007), les GU continuent à privilégier les parties à la totalité. Comment découper celles-ci ? La référence dominante est étatique mais l’arrangement des volumes laisse voir d’autres référents. Gallois expose dans son avant-propos les principes retenus : d’abord la prééminence du politique et donc de l’état, ensuite des regroupements en fonction des parentés (les pays de mousson par exemple), d’une histoire commune ou de ce qui semble faire système (autour de la mer du Nord pour les états de l’Europe du Nord-Ouest). Les découpages continentaux dessinent un arrière-plan qui peut être déterminant. Chez Reclus, le bassin méditerranéen est pensé comme une unité mais dans les faits les pays de la rive nord et ceux de la rive sud relèvent de deux volumes différents. Les manières de découper le monde peuvent aussi être dictés par des contingences matérielles. Ainsi, le volume de la dernière GU dirigé par Georges Mutin et François Durand-Dastès se divise en deux livres séparés : Afrique du Nord et Moyen-Orient d’abord, Monde indien ensuite. Si des « éléments culturels et religieux » justifient l’association des régions du premier livre, rien ne les rattache explicitement au second.
L’ordre d’exposition du monde est intellectuellement cohérent chez Reclus; il pense sa Nouvelle Géographie Universelle comme « un long voyage » qui conduirait en quelque sorte du cœur aux marges, de la Méditerranée, et plus précisément encore de la Grèce, jusqu’aux terres antarctiques. Il est aussi lié aux aléas de l’histoire. C’est parce qu’il pensait en 1811 que l’Empire napoléonien connaitrait de grands bouleversements que Malte-Brun a laissé l’Europe en attente et publié d’abord l’Asie, l’Océanie, l’Afrique et l’Amérique. Enfin, il peut dépendre de facteurs très terre à terre : certains auteurs de la GU vidalienne rendent leur manuscrit en temps et en heure comme Demangeon qui a l’honneur d’ouvrir le bal en 1927, d’autres se font prier comme Maurice Zimmermann qui ne livre ses textes sur les régions froides arctiques et antarctiques que sous la pression.
Au sein de ces tableaux, la France occupe une place variable, souvent assez importante, plus importante sans doute que ne le laisseraient supposer sa taille, le nombre de ses habitants ou sa puissance économique. Il semble assez cohérent de noter qu’elle occupe trois volumes (sur 23) dans la GU vidalienne et en constitue le point d’orgue tandis que chez un militant anarchiste et internationaliste comme Reclus, la France ne représente que 959 pages d’un ensemble de 17 000 pages (5,6%).
Comment décrire, analyser, comprendre géographiquement les lieux du monde ? Ces questions se posent de manière très variable selon les époques, selon les conceptions de la géographie et selon la constitution des équipes de travail. Elles renvoient au rapport au terrain : on passe progressivement de travaux de compilation faits par des savants qui n’ont parcouru qu’une partie très réduite des espaces qu’ils étudient à des écrits de spécialistes qui ont séjourné longuement sur « leur » terrain. Il y a donc loin du travail presque solitaire de Malte-Brun à celui de l’équipe de Roger Brunet. Le premier vit dans un temps où les déplacements lointains sont encore de véritables aventures. Il a recours à des informateurs et mobilise des résultats d’expédition. Il doit faire avec nombre de lacunes dans la connaissance du lointain. Pour autant, comme le souligne Hervé Théry qui a étudié les textes consacrés au Brésil (2012), son propos semble plutôt précis pour l’époque. Reclus est confronté à des problèmes similaires qu’il règle par ses propres voyages et la mobilisation de professionnels. Federico Ferretti (2014) montre qu’il connaît personnellement des régions et pays de 13 des 19 volumes. Il ajoute que pour le reste, il a souvent recours à des spécialistes, comme Kropotkine et Metchnikoff pour l’Asie Russe et l’Asie orientale. La GU dirigée par Roger Brunet est un travail d’équipe, un travail de spécialistes avec pour chaque région, une personne ressource qui connaît intimement son terrain. Chez Vidal de la Blache et Gallois, la situation est mixte avec des géographes qui vont devenir spécialistes d’une région pour les besoins de la cause (Demangeon pour les Îles Britanniques), d’autres qui l’étaient déjà, d’autres encore qui écrivent leur texte sans travail de terrain comme Jules Sion ou Raoul Blanchard pour l’Asie.
Le rapport au terrain et le paradigme géographique de référence se traduisent aussi par les modalités de l’écriture. Mais la lecture comparée de chapitres portant sur les mêmes espaces met surtout en évidence, dans les quatre grandes géographies universelles, l’importance d’un style littéraire appuyé sur des descriptions. Le souci de la forme rappelle la dimension commerciale de ces entreprises. En effet, il s’agit à la fois de faire œuvre scientifique et de vulgariser. Les enjeux financiers sont lourds, l’investissement considérable : il importe d’être accessible, voire attrayant. Malte-Brun se propose de donner une « image vivante » du monde ; Reclus veut « faire apparaître [les contrées de la terre] aux yeux du lecteur » de manière à le faire participer à un voyage. Et tous ont le souci de l’illustration.
Pour ce qui concerne les thématiques, un travail mené par Jean-Pierre Chevalier et Didier Mendibil (1999) sur le traitement comparé de villes d’Europe centrale montre des différences importantes. La présentation et la description des principaux monuments, ainsi que des musées et collections d’œuvres d’art occupent une place importante chez Malte-Brun et Reclus ; elles rappellent la dimension pratique (s’apparentant à celle de guides touristiques) de leurs ouvrages. Ces entrées disparaissent avec les géographies universelles du XXe siècle au profit d’analyse des activités, sur le mode du plan à tiroirs chez Vidal de la Blache et à travers des approches problématisées dans la GU dirigée par R. Brunet.