Habiter
Habiter : se construire en construisant le «Monde». Ainsi défini comme résultats autant que processus (Lazzarotti, 2014), l’ « habiter » conceptualisé désigne la dimension géographique de l’humanité : toute collectivité et chaque humain habitent ici et/ou là, comme ceci ou comme cela pour partager les«lieux» et les «territoires» du Monde. Ceux-ci sont donc, à la fois, une donnée reçue et ce que chaque habitant et toutes sociétés transforment en les habitant. Dès lors, l’idée que tous se construisent aussi dans, par et avec ce dialogue géographique ininterrompu et dynamique soutient, dans le son sens le plus fort, le concept d’ « habiter ». Avec et en interactions avec les dimensions culturelles (les langues, les «représentations», les croyances, les normes sociales, etc.), économiques (y compris les rapports de productions), politiques, aussi bien que toutes celles qui engagent les corps, la sexualité par exemple, l’ « habiter » propose donc de considérer l’expérience géographique, à la fois singulièrement et collectivement, comme dimension spécifique et primordiale de l’humanité.
Une telle reconnaissance anthropologique de l’ « habiter » invite à le situer dans sa double portée. La première est existentielle : chacun et chacune peuvent être abordés par sa ou ses dimension(s) géographique(s), par exemple par les lieux qu’il a pratiqué. Lieu de naissance, lieux de travail, lieux de résidence, lieux de repos, etc., lieu de mort constituent ainsi sa « carte d’identités ». Elle peut aussi être faite de lieux présents, mais pas pratiqués : lieux d’origine familiaux, lieux rêvés, désirés, etc. À une échelle plus grande, les manières d’être dans les lieux constituent une « signature géographique » que les « profileurs » utilisent parfois comme signe particulier et distinctifs de leurs auteurs. En contradiction avec l’un des principe de la géographique française classique, il est désormais possible de faire une géographie des hommes et des femmes, alors considéré(e)s comme des habitant(e)s. La seconde portée de l’ « habiter » est politique : les lieux ne sont pas les décors anodins et insignifiants des interrelations humaines, mais l’un de leurs enjeux. Si leurs concepteurs et aménageurs des lieux en imaginent, voire en orientent, les usages, il n’est jamais acquis que leurs habitants en suivent les « ordres ». Par exemple, il est simple de le constater : le tourisme a été l’un des grands transformateurs de lieux dont l’usage précédent était parfois tout autre. Tel est le cas avec l’usine sidérurgique de Völklingen en RFA. Parfois, les processus sont plus tendus. La question de l’ordre des lieux prend un tour conflictuel quand plusieurs groupes se disputent pour décider des pratiques qui sont légitimes et de celles qui ne le sont pas. Dans le cas de la réserve du Dja du Cameroun, inscrite sur la liste du patrimoine mondial en 1987, les habitudes de chasse des populations pygmées autochtones sont ainsi devenues illégitimes au regard des « bonnes » pratiques patrimoniales. Telle est la problématique de la cohabitation, celle des rapports sociaux et leurs histoires dans leurs dimensions géographiques. L’ « habiter » ne doit donc pas être pris comme un concept neuf « en soi », mais plutôt comme la mise en regard réactualisée d’un des vieux fonds de l’humanité.
L’ampleur nouvelle et inédite que prend l’ « habiter » depuis les années 2000, renvoie aux dynamiques propres du Monde contemporain, en particulier l’émergence des sociétés à habitants mobiles. Multipliées et diversifiées, les mobilités ne sont plus les événements exceptionnels de styles de vie fondés sur la sédentarité, mais leurs pratiques structurantes. Une telle remise en cause des relations à l’espace, mais aussi aux temps, donc aux autres, impose d’en reconsidérer les modalités et les termes. L’ « habiter » vise à prendre acte et rendre compte de la puissante révolution géographique des mobilités. Cela dit, l’émergence du concept s’inscrit aussi dans un mouvement épistémologique. Les réflexions croisées sur le tourisme et l’épistémologie de la géographie développées au milieu des années 1990 ont participé à l’émergence d’une telle définition. À leur manière, elles relaient l’hypothèse du « tournant géographique » de J. Lévy (1999). Cela dit, la conceptualisation contemporaine de l’ « habiter » s’inscrit dans une histoire intellectuelle ancienne. Si l’origine du mot courant se perd dans l’aurore de la langue française, son usage scientifique en fait une notion marginale et pluridisciplinaire du XXe siècle. Anthropologues, architectes, géographes, historiens, philosophes, sociologues, urbanistes, dans des sens et avec des approches différentes et multiples en font ainsi usage.
S’inscrivant dans ces réflexions, la conceptualisation débattue du mot active les débats entre scientifiques, quitte à en marquer les clivages et fractures (Collignon, Pelletier et Lazzarotti (dir.), 2015). Pour le courant de la phénoménologie ontologique heideggérienne, habiter, c’est être dans… Affirmée dans ce moment marquant d’une Allemagne détruite, l’intérêt de l’ « habiter » a pris un nouveau tour quand il a été affirmé comme dépassant le strict logement. Privilégiant la « terre » sur le « Monde », cette approche minore d’autant la prise en compte des interrelations humaines. Dans cette inspiration, on peut citer les géographes E. Dardel (1952), A. Berque (2014, par exemple) ou bien A.-F. Hoyaux (2002). Dans celle de la phénoménologie de la perception, portée par M. Merleau-Ponty (1945) et G. Bachelard (1957) entre autres, habiter, c’est ressentir. Du côté des émotions et de leurs représentations, on peut situer Y.-F. Tuan (1974) et, avec lui, une partie des cultural studies. Plus récemment, J.-M. Besse (2013) s’en saisit comme entrée dans les mondes intérieurs. En écrivant que l’habiter est un acte social, H. Lefèbvre (1974) en fait un collectif pour l’inscrire dans les dynamiques de rapports de production. Le courant de la géographie radicale, sans peut-être reprendre le terme lui-même, en prolonge le sens, comme le fait D. Harvey (2001, par exemple). Habiter, c’est donc aussi lutter, comme a pu l’écrire P. George (1994, p. 52). Les travaux de la géographie sociale auront, à leur manière, développé cette entrée. Autrement, posant la question des relations des sociétés à leurs lieux de vie, Nicole Mathieu (2010) interroge, avec le concept de « mode d’habiter », l’usage partagé des milieux et des ressources. Question de luttes, encore, et de places (Lussault, 2009), alors : dans la perspective d’une sociologie – très anthropologique aussi – de l’habiter précaire, G. Lion (2015) étudie ces habitants qui logent… au bois de Vincennes. Un dernier courant, sans doute le plus récent, trouve ses appuis dans la philosophie pragmatiste. M. Lussault définit alors les termes d’un « pragmatisme spatial ». Il consiste à réfléchir (Lussault, 2013 : 224) « à partir de l’observation des réalités actuelles (des pragmatas, les choses elles-mêmes) ». Dans ce courant, M. Stock (2004) défend l’idée qu’habiter, c’est faire avec. Définissant encore l’habiter comme « spatialité typique des individus et des groupes », M. Lussault (2013 : 26) explore les termes du « tournant spatial » des sociétés. Le Monde, dimension unique et originale de la géographie en est l’une des manifestations les plus imposantes. Strictement théorie de l’action dans la première édition du dictionnaire des sciences de l’espace, la définition de l’habiter s’est alors, dans la seconde, ouverte aux « réalités idéelles » (Levy, J. et Lussault, M., 2013).
Nous habitons tous un Monde identique, mais chacun l’habite différemment. C’est dans cette tension géographique, entre singuliers et collectifs, qu’habiter constitue l’humaine expérience du Monde. Muette mais pas silencieuse, c’est cette expérience que l’ « habiter », concept d’une science géographique pensée et voulue comme anthropologie, peut se donner pour projet de nommer.