Jacques Bertin
Jacques Bertin (1918-2010) est un cartographe français, dont la contribution majeure est une réflexion théorique et pratique sur l’ensemble des moyens graphiques (diagrammes, cartes et graphes), formant la matière d’un traité fondamental, la Sémiologie graphique, publié initialement en 1967. L’influence de Bertin reste forte dans l’enseignement universitaire de cartographie d’aujourd’hui, mais aussi dans les cercles de statisticiens et de spécialistes de la visualisation des données
Jacques Bertin est né en 1918 à Maisons-Laffitte et est mort à Paris en 2010. Après ses études secondaires, il est admis en 1934 à l’École de Cartographie, tout juste créée par «Emmanuel de Martonne» à l’Université de Paris. Il y reçoit des enseignements en géographie mathématique (géodésie, systèmes de projection), en dessin cartographique, mais aussi en géographie générale, puisque de Martonne avait souhaité former des cartographes-géographes, marier chez les élèves l’ »habileté technique et l’éducation géographique ».
Une fois diplômé, Bertin travaille un temps pour l’édition, puis entre après la 2e guerre mondiale au Centre National de la Recherche Scientifique. Il participe à un travail sur l’espace social parisien, au sein d’une équipe dirigée par le sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998). Ce travail aboutit à la publication en deux volumes de Paris et l’agglomération parisienne (1952). Dans le premier tome, L’espace social d’une grande cité, Bertin rédige un chapitre intitulé « Recherche graphique« , dans lequel il livre ses premières réflexions théoriques sur le langage cartographique. Il y esquisse notamment les notions de variables visuelles et de propriétés de ces variables. Il estime que le cartographe doit tendre vers une « unité visuelle », c’est-à-dire une image efficace et susceptible d’une lecture globale. Bertin réalise pour l’ouvrage des illustrations innovantes, en s’orientant vers une cartographie thématique univariée. Ce choix tranche nettement avec les pratiques cartographiques traditionnelles de la géographie française, notamment le croquis de synthèse régionale, en vogue jusqu’aux années 1970, surchargé de données et souvent illisible.
En 1954, à l’initiative des historiens Lucien Febvre et Charles Morazé, Jacques Bertin rejoint la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études, un pôle de recherches en sciences sociales né après la guerre avec le soutien de la Fondation Rockfeller, qui deviendra en 1975 l’École des hautes études en sciences sociales. Il y crée le Laboratoire de Cartographie, rebaptisé en 1974 Laboratoire de Graphique. Il le dirige jusqu’à sa retraite, en 1985. Cette période correspond à la cristallisation de sa pensée. Le laboratoire est chargé de préparer des «cartes» et diagrammes à la demande de chercheurs d’horizons divers. Bertin et ses collaborateurs, confrontés à leur demande multiforme, tant du point de vue des données que des types d’illustration, vont peu à peu élaborer des principes généraux qui puissent guider la représentation graphique, tout en entretenant un dialogue fructueux entre la cartographie et les différentes disciplines des sciences sociales.
Cette réflexion aboutit à la publication, en 1967, de Sémiologie Graphique. Les diagrammes, les cartes, les réseaux. Ce traité est un jalon majeur de la pensée cartographique contemporaine. Il aborde toutes les formes d’expression graphique, assimilées à un langage : la graphique, ou le système graphique. Ce langage constitue pour Bertin la « partie rationnelle » du domaine des images. Bertin expose tout d’abord les principes de l’analyse de l’information, préalable à la représentation. Il montre qu’au-delà de la multiplicité des données, ce qui importe est leur mode de relation : différentiel/qualitatif, ordonné ou quantitatif. Il décrit ensuite le système graphique, en développant la notion de variable visuelle, c’est-à-dire de variation sensible qui peut affecter une tache visible. Huit variables sont recensées : forme, orientation, grain, couleur, valeur et taille, auxquelles s’ajoutent les deux dimensions du plan, c’est-à-dire la position de la tache visible dans le plan (figure 1). Pour chacune, il précise des propriétés perceptives, sélectivité, associativité, ordre et quantité. L’une des clés de l’efficacité de l’image est sa sélectivité, c’est-à-dire la possibilité pour un lecteur d’identifier rapidement les familles de signes semblables. Bertin propose ensuite une « grammaire graphique« , un ensemble de règles de construction et de lisibilité permettant de produire des représentations qui communiquent efficacement. Dans une seconde grande partie, le traité aborde les applications concrètes de cette grammaire, classées selon les types d’information à représenter.
Dans l’ouvrage, la graphique n’est pas seulement abordée comme un outil de présentation des données, mais aussi comme l’outil possible de leur traitement. Pour simplifier des ensembles de données, Bertin met au point au sein de son laboratoire divers outils que l’on pourrait assimiler à des graphiques mobiles : matrices ordonnables (désignées de façon usuelle comme les « matrices Bertin »), fichiers-images. Il s’agit, par des opérations manuelles de permutation ou reclassement (figure 2), de repérer des catégories d’objets ou d’espaces aux caractéristiques voisines. Bertin considère cette découverte de la mobilité de l’image comme un moment fondateur dans l’évolution de sa pensée. Il développe particulièrement ces méthodes de traitement visuel dans La graphique et le traitement graphique de l’information, en 1977.
Le traité de Jacques Bertin s’inscrit dans un contexte intellectuel particulier, propre aux années 60 et 70. Il est le symptôme d’un mouvement général d’analyse sémiotique de l’image, qui intéresse la photographie, l’image d’art, l’image publicitaire, la bande dessinée ou le cinéma. Il se comprend également en fonction du structuralisme, qui traverse toutes les sciences humaines de cette période. À travers la notion de variable, Jacques Bertin met l’accent sur les relations qui existent entre les signes graphiques. Il propose ainsi une sorte d’armature, de schème d’organisation du langage graphique. D’ailleurs, son système sera souvent comparé à la linguistique. La sémiologie graphique répercute par ailleurs, sans y faire allusion toutefois, le modèle de la communication de Claude Shannon (1948). Avec Bertin, comme d’ailleurs aux Etats-Unis avec le mouvement du map-design, le lecteur est intégré au processus d’une communication cartographique. Le message visuel tient compte de ses capacités perceptives, la carte doit être construite au « moindre coût mental » pour son utilisateur. L’approche a cependant des limites. Bertin assimile la lecture d’une carte à une perception et en déduit que les règles de sa graphique sont universelles. Il ne tient pas compte des aspects cognitifs qui peuvent entrer en jeu dans cette lecture, et notamment des biais culturels. La lecture d’une image cartographique dépend ainsi de l’expérience du lecteur, ou de réflexes culturellement acquis, comme le montre l’interprétation des couleurs. Les signes graphiques, chez Bertin, dénotent mais ne connotent pas. Or, loin de fournir une information neutre et objective, ayant la même signification pour tous, le signe véhicule également des significations variables car subjectives.
Bertin a produit une œuvre concrète de cartographe : il a mis au point plusieurs méthodes de projection dans les années 1950, illustré de nombreux ouvrages, travaux de recherche et manuels scolaires, réalisé des cartes murales et plusieurs atlas historiques. Il fut également le premier en France, dans les années 1960, à mener des expériences de cartographie automatique. Toutefois, ces travaux s’effacent derrière son apport théorique. Les ouvrages de 1967 et 1977 ont été traduits en plusieurs langues. La Sémiologie graphique a été plusieurs fois rééditée (1973 en une édition modifiée, 1999, 2005, 2013). Les idées de Bertin se sont aussi diffusées par le biais de la formation dispensée à Paris aux étudiants français ou étrangers. Ainsi ont-elles marqué plusieurs générations de cartographes, et restent aujourd’hui présentes dans la plupart des manuels de base de «cartographie». Dans les pays anglo-saxons, la Sémiologie graphique est traduite tardivement, en 1983, dans le contexte du développement de la cartographie numérique. S’il est parfois moqué pour des aspects un peu désuets, liés à une pratique essentiellement manuelle, le traité s’impose par son originalité et passe aujourd’hui pour un ouvrage classique, réédité à ce titre en 2011.
Les méthodes de traitement visuel des données sont appliquées, notamment chez les géographes français, jusqu’au début des années 1970. Elles tombent ensuite en désuétude, car elles sont moins aisées à mettre en œuvre qu’une analyse statistique multivariée. Toutefois, cet aspect du travail de Bertin est aujourd’hui reconnu comme précurseur par les statisticiens et les spécialistes de l’analyse visuelle des données (Visual Data Analysis ou Visual Analytics). Les procédés manuels de classement qu’il avait imaginés ont d’ailleurs été à plusieurs reprises traduits sous forme numérique, comme le montre encore en 2014 l’application web Bertifier (Charles Perin, Pierre Dragicevic and Jean-Daniel Fekete), permettant de créer des tableaux visuels à partir de données chiffrées, puis de les traiter automatiquement.
voir aussi: «cartographie_thématique»