Jean Gottmann
Pendant cette longue période, il se déplaçait constamment entre plusieurs villes et entre les deux continents, en remplissant des fonctions et des responsabilités d’enseignement, de recherche et de politique. La liste est impressionnante. Il fut entre autres : chercheur associé à l’Institute for Advanced Studies de Princeton de 1942 a 1965 ; enseignant-chercheur à l’Université Johns Hopkins de 1943 a 1948 ; conseiller au Ministère de l’Economie en 1945 ; directeur d’études aux Nations-Unies de 1946 a 1947 ; chargé de recherches au CNRS de 1948 à 1951 ; enseignant-chercheur à l’Institut d’études politiques de Paris de 1947 à 1960 ; professeur à l’Ecole de hautes études en sciences sociales de 1960 a 1983 ; finalement professeur à Oxford de 1968 a 1983. Des recherches et des études, souvent financées par des fondations prestigieuses comme la Twentieth Century Fund s’intercalaient entre ses activités d’enseignement et de politique. Il voyageait beaucoup pour participer à des colloques, à des conférences, etc.
Au cours de ses déplacements, Jean Gottmann s’était constitué un «réseau» de collègues, d’amis et de disciples qui couvrait le monde, du Canada au Japon à travers les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, la Grèce, et Israël. Constantin Doxiadis, l’urbaniste grec qui a crée la société de l’Ekistique (Ekistics), fut son alter ego jusqu’à sa mort en 1975. La mobilité géographique de Jean Gottmann trouve son corollaire dans la diversité de ses recherches : géographie rurale, géographie urbaine, géographie économique, aménagement, «géopolitique», géographie culturelle. Au sein d’une production scientifique très riche et variée, on peut privilégier deux grands thèmes où la contribution de Jean Gottmann fut pionnière et déterminante : la Megalopolis et la conceptualisation de la Géographie politique. -1. La Megalopolis Jean Gottmann a publié en 1961 une étude géographique de la côte est des Etats-Unis, une région incluant Boston, New York, Washington, Baltimore, Philadelphie, toute une série d’autres villes, de zones urbanisées, etc. Intitulé Megalopolis, son ouvrage apparu aux Américains comme une « étude régionale » typique d’une géographie française dont Jean Gottmann était considéré comme un pur produit. Sans trahir cette tradition, l’œuvre de Jean Gottmann allait pourtant bien au-delà. Le terme de Megalopolis conceptualisait une réalité urbaine émergente : un énorme espace fonctionnel, sans continuité spatiale de ses composantes. L’analyse de cette évolution permettait d’anticiper l’«organisation de l’espace» géographique dans les pays développés. Le caractère prophétique de Megalopolis explique son énorme impact, direct ou indirect. Gottmann avait réussi à transformer radicalement le regard de l’ensemble des sciences humaines sur le fait urbain. En proposant le thème de Megalopolis, Gottmann ne se sentait pas enfermé dans la branche urbaine de la Géographie. Megalopolis constituait une fenêtre privilégiée pour porter le regard sur les grandes questions géopolitiques de l’époque. Quel était le fondement de la puissance américaine ? Les innovations économiques, sociales, culturelles et spatiales concentrées dans la côte est des Etats-Unis apportaient une réponse à cette question. Gottmann les a interprétées en proposant une série de nouvelles formulations, comme l’apparition et l’importance du secteur « quaternaire », le fonctionnement de la Megalopolis comme « pépinière » des mutations technologiques, son rôle enfin comme articulation (hinge) entre une Amérique profonde et le reste du monde. -2. La Géographie politique Dans trois ouvrages (La politique des Etats et leur géographie, Éléments de Géographie Politique et The Significance of Territory) et une série d’articles, Jean Gottmann aborda la théorie de la Géographie politique. Une occasion importante pour prendre la parole sur les rapports entre Géographie et Politique lui a été donnée par son mentor français, André Siegfried, qui lui a demandé d’assurer un enseignement à l’Institut d’études politiques de Paris. Convaincu du rôle primordial du politique en Géographie, Jean Gottmann envisageait ainsi d’intervenir dans le débat général sur la théorie géographique. Apres la Deuxième Guerre mondiale, cette question était au centre des préoccupations des géographes. Jean Gottmann resta étranger aux diverses « révolutions » (néo-positiviste, marxiste) qui ont contesté l’empirisme d’une tradition considérée comme « idiographique » et qui ont cherché inspiration à l’extérieur de la discipline (mathématiques, économétrie, historisme). Pour dépasser son principal handicap épistémologique (la dichotomie Home/Nature), tout en préservant la spécificité de sa curiosité (la diversité de l’espace géographique), Gottmann a proposé une ré conceptualisation de la Géographie. Le concept-clé fut le cloisonnement de l’espace géographique. Carrefour de l’organisation de l’espace géographique, ce concept est interprété comme le jeu complexe entre les forces de Circulation (concept déjà existant) et celles de l’Iconographie (concept nouveau : expression des «ressources» culturelles des sociétés leur permettant de se défendre face aux effets déstabilisants des excès de la Circulation). Cette réorganisation « psychosomatique » de la matière géographique, ainsi que la réflexion de Jean Gottmann sur la territorialité sont passées relativement inaperçues pendant la Guerre Froide. Ils se révèlent prophétiques aujourd’hui et constituent des pistes précieuses pour interpréter les grandes mutations de notre monde. Le grands débats de l’après Guerre Froide (« fin de l’Histoire » « fin des territoires », « conflit des civilisations ») peuvent être relativisés et contextualisés par les concepts « gottmaniens ».
Géographe hors norme dans le monde académique de la Guerre Froide, Jean Gottmann fut relativement marginalisé au sein des structures et des institutions qui l’ont accueilli : le milieu intellectuel français, les universités américaines, ou l’université d’Oxford. Georges Prévélakis