Mise en tourisme
La formule « mise en tourisme » peut être définie comme l’ensemble des actions individuelles et collectives qui transforment un objet géographique en le chargeant de qualités singulières, construites par et pour des usages propres à un champ du monde social : le tourisme. Elle peut être définie également comme « la transformation des lieux à des fins touristiques » (Kadri, Bondarenko, Pharicien, 2019). La mise en tourisme traduit donc à la fois un processus et un état, une dynamique faisant émerger une catégorie d’espace : le lieu touristique (Équipe MIT, 2002). Le lieu ici n’est pas un « cadre de dimension donnée » mais un type d’espace défini par une propriété, l’unité, laquelle « tient à un principe qui recouvre et réunit tous les phénomènes s’y rejoignant et les domine au point de leur donner un sens commun » (Retaillé, 1997, p. 86). Le lieu touristique peut alors être conçu comme un lieu dont l’unité et la singularité sont construites par le tourisme défini en tant que « système d’acteurs, de pratiques et d’espaces qui participent de la « recréation » des individus par le déplacement et l’habiter temporaire hors des lieux du quotidien » (Knafou, Stock, 2013, p. 1018).
La « mise en tourisme » cohabite sémantiquement avec d’autres vocables dans les discours scientifiques, notamment avec « touristification », favorisé par sa proximité linguistique avec l’anglais touristification. « Touristification », par le suffixe « tion » permet d’évoquer l’idée d’action, voire de processus. Pourtant, « touristification » et « mise en tourisme » ne sont pas forcément équivalents dans leur portée cognitive : « (…) dans la confusion qui entoure le processus et la convocation fréquente d’interventions naturelles, « mise en tourisme » présente l’avantage de souligner le caractère dynamique et humain de l’action » (Équipe MIT, 2002, p. 300). La « mise en tourisme » traduit donc aussi une bifurcation épistémologique liée à la discipline géographique.
En effet, « mise en tourisme » est une formule qui rompt avec une certaine géographie dominée par la croyance en la « vocation » des lieux, elle-même guidée par le paradigme du déterminisme physique. Le « milieu » conçu comme gisement de ressources déjà là qu’il suffirait d’exhumer, a en effet durablement orienté l’analyse des lieux touristiques dans la discipline géographique. Le passage d’une « géographie du tourisme » largement fondée sur la distribution spatiale de « sites » exploités par l’activité touristique, à une « approche géographique du tourisme » (Knafou et al., 1997) marque une rupture en prenant au sérieux les significations que les acteurs, notamment les touristes, attribuent à l’espace. Rémy Knafou a ainsi parlé d’ « invention » du lieu touristique « dans la mesure où il y a mise en évidence de ce qui n’existait pas auparavant, à savoir la vision et l’utilisation touristique d’un lieu qui va jusqu’à bouleverser l’idée que se faisaient du lieu ses propres habitants » (1991, p. 15). Le terme de vision peut être entendu dans sa dimension à la fois sensorielle et symbolique. Ce que John Urry (2007) appelle le « regard touristique » (tourist gaze) traduit à la fois un certain rapport au monde situé culturellement et la puissance de la vue dans la relation à l’espace, notamment dans la valeur octroyée au paysage selon des formes génériques (le rivage, la montagne, etc.).
« Mise en tourisme » est une formule qui a largement été portée par les travaux de l’équipe MIT dirigée par Rémy Knafou, et dont la formalisation théorique apparaît notamment à la fin des années 1990 et au début des années 2000 (Équipe MIT, 2002). Ce collectif de chercheurs disséminé dans plusieurs universités françaises, se positionne alors pour une approche géographique du tourisme centrée sur les touristes et leurs relations aux lieux, en intégrant le tournant actoriel : les touristes y sont conçus comme des acteurs dotés d’intentionnalité et de capacités stratégiques notamment. Il s’agit d’acteurs capables de construire un projet de mobilité temporaire à des fins de recréation, et de choisir notamment les lieux agencés pour y répondre, tout en contribuant en retour à transformer ces lieux.
Fondamentalement, la formule « mise en tourisme » s’inscrit dans une démarche cherchant à conceptualiser la réflexion géographique prenant au sérieux la construction sociale de la réalité. Le monde réel n’étant pas un donné, il revient au chercheur d’en construire le sens et les significations. « Mise en tourisme » peut être appréhendé comme un instrument sémantique permettant d’apporter des réponses à la question : pourquoi et comment un lieu devient-il touristique ? (Cazes, 1992 ; Duhamel, 2018). Cet outil conceptuel permet ainsi d’intégrer la temporalité dans l’analyse des lieux touristiques. Le tourisme ne vient pas s’inscrire sur les lieux comme sur une page blanche, un simple contenant. La « mise en tourisme » est informée par des héritages qui sont autant de réalités « pré-touristiques » (Bruston, Deprest, Duhamel, 1997, p. 85) avec lesquelles les acteurs du système touristique doivent composer. La mise en tourisme peut ainsi investir des établissements humains préexistants, notamment des espaces urbains, ou des espaces « déliés » (Lussault, 2017, p. 246), des espaces à dominante biophysique mais chargés de valeurs dont l’historicité a été largement analysée : ainsi du « désir de rivage » qui a émergé à partir de la seconde moitié du 17ème siècle notamment en Occident (Corbin, 1988), mais aussi le passage de la valorisation des eaux froides à celle des eaux chaudes à partir de la première moitié du 20ème siècle. Une typologie des lieux touristiques a été proposée en prenant en charge les processus de mise en tourisme à partir de situations « pré-touristiques » (Knafou et al., 1997), montrant la pluralité des trajectoires possibles (Équipe MIT, 2011). De fait, la mise en tourisme traduit un état, le lieu touristique, qu’il est possible de « modéliser » selon quatre formes élémentaires : le site touristique, le comptoir touristique, la station touristique, la ville touristique (Équipe MIT, 2002). La mise en tourisme permet toutefois, en tant que dynamique spatiale, de mettre au jour de possibles glissements d’un type à un ou plusieurs autres pour un même lieu : par exemple, un comptoir peut devenir une station (Équipe MIT, 2011).
Dans tout processus de mise en tourisme, le système d’acteurs est donc décisif, y compris les touristes eux-mêmes qui peuvent d’ailleurs prendre différents rôles successivement (voire simultanément), en se transformant parfois en entrepreneur. L’ « invention » des lieux touristiques (Knafou, 1991) est en fait historiquement liée à des touristes se déplaçant depuis la ville proche (Butler, 1980). La mise en tourisme suppose en effet un changement de regard sur l’espace et les lieux, vision qui relève d’une position externe, capable d’informer et transformer les représentations spatiales des habitants permanents. Certains acteurs culturels (qui peuvent être en même temps touristes) fortement dotés en capital symbolique, notamment des artistes et des écrivains, produisent des images qui contribuent à faire advenir la touristicité des lieux. Ainsi de Jack London pour Waikiki, son ouvrage La croisière du Snark publié en 1911 créant à travers le monde du surf un puissant imaginaire investi par une pluralité d’acteurs dans la mise en tourisme du lieu (Coëffé, 2014). Les édiles qui se succèdent dans les lieux touristiques exploitent régulièrement ces figures mythiques, les faisant rejouer en tant qu’opérateurs d’un patrimoine légitime, fournissant des éléments de prestige qui favorisent l’identification à la fois des touristes et des habitants.
Par ailleurs, la présence des touristes dans le lieu a suscité bien souvent des initiatives entrepreneuriales « de type artisanal, c’est-à-dire fondées sur du capital régional » (Stock, Coëffé, Violier, Duhamel, 2017, p. 172). Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : d’une part, les capacités d’hébergement n’ont pu absorber la croissance du flux touristique ; d’autre part, les hébergements de fortune n’ont pu répondre aux normes de confort attendues par des touristes soucieux de retrouver à travers leur déplacement certaines aménités urbaines ; enfin, certains habitants ont su et pu se saisir d’une nouvelle opportunité économique créatrice de richesses (ibid.). Souvent, touristes et habitants fondent historiquement le lieu touristique, créant alors les conditions pour que les acteurs du capitalisme (groupes hôteliers, transporteurs, etc.) l’investissent. Si les comptoirs, lieux créés de toutes pièces par et pour le tourisme (villages-clubs, établissements thermaux, centres de thalassothérapie, parcs à thèmes) sont tenus par un investisseur et un promoteur (un même acteur endosse parfois les deux rôles), la station est lancée et développée par une multitude d’acteurs, mêlant investissements privés et publics. Parfois, l’Etat a pu donner l’impulsion et a encadré la mise en tourisme de certains espaces comme les stations créées à travers la mission Racine (interministérielle et placée sous l’autorité directe du Premier ministre) en Languedoc-Roussillon dans les années 1960 : 5000 lits furent alors programmés le long du littoral, et déployés sur 180 km à travers six unités touristiques (La Grande Motte, Gruissan, Cap d’Agde, Port Leucate, Port Barcarès, Port Camargue). Alors que l’historiographie voire la géohistoire ont parfois retenu le rôle d’un seul individu dans le lancement d’une station, comme le Duc de Morny pour Deauville ou l’impératrice Eugénie pour Biarritz, ces dynamiques sont progressivement devenues des exceptions, à l’instar de l’Aga Khan qui a développé dans les années 1960, pour la jet-set, Porto Cervo en Sardaigne (Duhamel, 2018).
Cela dit, la formule « mise en tourisme » ne fait pas l’objet d’un consensus au sein du segment savant comme en témoigne la production d’un article visant spécifiquement à discuter sa légitimité (Kadri, Bondarenko, Pharicien, 2019). Pour autant, une certaine convergence épistémologique a cristallisé au sein de la discipline géographique autour de l’idée selon laquelle le lieu touristique est, comme toute réalité du monde social, une construction qui couple le matériel et l’idéel, le biophysique et le symbolique. Un des débats les plus vifs du monde contemporain est plutôt la question des interactions entre le tourisme dit de « masse » et les lieux, dans un contexte où le paradigme du « développement durable » est devenu prégnant. Dans un Monde où le tourisme devient de plus en plus un « genre commun » (Lussault, 2007), la transformation des lieux existants voire la création de nouveaux lieux par le tourisme des grands nombres sont prises en charge par un ensemble de discours pointant notamment la perte d’authenticité des lieux, quand ce n’est pas leur destruction (Loubes, 2015). Alors que Florence Deprest (1997) avait montré les limites de la notion de « capacité de charge » appliquée au lieu touristique mais empruntée à la science physique, le débat est polarisé autour du « sur-tourisme », un vocable pour désigner la « saturation touristique » et ses enjeux (Baron, 2017). Sans céder aux postures normatives, les controverses associées à la mise en tourisme des lieux par les grands nombres peuvent être traitées scientifiquement en termes de vulnérabilité, qu’elle soit écologique, économique, politique, etc., en analysant par exemple la « lutte pour la centralité » entre des acteurs aux intérêts plus ou moins divergents (Stock, Coëffé, Violier, Duhamel, 2017, p. 415).
Vincent Coëffé