Modèle de Von Thünen
Il en résulte une organisation des différentes cultures en cercles concentriques autour de la ville-marché. A proximité de celle-ci se trouvent les cultures maraîchères et les troupeaux de bêtes liés à la production laitière – toutes deux caractérisées par une rente foncière maximale très élevée qui décroît rapidement avec l’éloignement à la ville-marché. Dans une deuxième auréole plus grande se trouvent les exploitations forestières, dont les rentes foncières maximales sont plus faibles et diminuent moins fortement en fonction de la distance à la ville. Dans une troisième auréole plus éloignée de la ville-marché et de taille équivalente à la deuxième, sont regroupées l’ensemble des céréales (Thünen ayant raisonné à partir de la culture du seigle), dont la rente foncière maximale est plus faible que celles des exploitations forestières et diminue encore moins fortement au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la ville-marché. Enfin, dans une quatrième et dernière auréole sont regroupés les troupeaux de bêtes élevées pour leurs viandes. La succession des cultures est largement expliquée par les arbitrages après comparaisons entre les valeurs de la rente foncière associée à chacune des productions. Par exemple, à une certaine distance de la ville-marché, le passage de l’auréole dévolue aux cultures maraîchères-productions laitières à celle où sont cultivées des céréales correspond au fait qu’à partir de cette distance la rente foncière dégagée par la céréaliculture est supérieure à celle que permettent les cultures maraîchères et la production laitière. Dans une économie agraire, il s’agit finalement d’un arbitrage entre facteurs économiques et facteurs naturels.
Certains esprits chagrins ont reproché à Thünen le manque de réalisme des conditions à partir desquelles il a formalisé son modèle : plaine homogène, également fertile, n’étant pas traversée par un cours d’eau navigable, ne dépendant que d’une seule ville-marché etc. C’est verser bien vite dans la caricature et minimiser une des originalités majeures de cette réflexion : la rente foncière est définie d’abord comme une rente de localisation, de situation et pas seulement comme une rente de fertilité, à la différence de ce que la plupart des économistes, dont Ricardo, ont prôné (Guigou, 1982). A cause de sa manière de définir la rente foncière, nombreux sont les chercheurs à considérer Thünen comme l’inventeur de l’économie spatiale. Claude Ponsard a ainsi souligné que « par le jeu des variations de la rente foncière, le paysage des campagnes devient intelligible économiquement » (1955).
Au-delà, dans un monde marqué par la révolution des transports, la mondialisation, l’hétérogénéité de l’espace et des avantages comparatifs de plus en plus accentués, que reste-t-il du modèle de Thünen ? L’organisation et la dynamique de l’espace agricole uruguayen étudiées par Griffin (1973), tout comme les répartitions d’une part des productions agricoles autour de Buenos Aires dans la Pampa argentine schématisée par Claude Moindrot (1994), d’autre part des principales cultures dans le Bassin parisien en auréoles spécialisées, plus ou moins déformées tout autour de Paris semblent souligner le caractère multi-scalaire de ce modèle tout comme la dimension relativement intemporelle des réflexions publiées par Thünen entre 1827 et 1842. De plus, le modèle de Thünen souligne le rôle de la ville dans l’organisation d’un espace de production agricole.
Par la construction de cercles concentriques autour de la ville-marché, Thünen demeure l’initiateur de modèles radio-concentriques et, dans une certaine mesure, de la mise en évidence de l’opposition centre-périphérie. Faut-il en rester là ? C’est sans doute minimiser la portée du modèle de Thünen, qui peut être transposée à d’autres situations qui mettent en jeu un centre et des distances pour former un modèle en auréoles, schéma fréquemment observé en «analyse spatiale». Le modèle de Thünen peut ainsi être mis en regard avec ceux formalisés en 1964 par Alonso et en 1969 par Muth pour comprendre la localisation des résidences dans l’espace urbain et qui reposent en partie sur la rente foncière assimilée à une rente de situation, de localisation. C’est enfin se contenter d’une petite partie des écrits de Johann Heinrich von Thünen rassemblés en 1842 dans l’ouvrage intitulé Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie. Car les réflexions de Thünen sur la structuration d’un territoire donné vont bien au-delà de la simple compréhension de l’organisation des productions agricoles autour d’une ville-marché. Elles mentionnaient déjà l’importance des réseaux de transport, la localisation des productions industrielles sans oublier le rôle majeur des villes pour concentrer les activités et les services. Alors ne serait-on pas tenter de dire Thünen « 60 ans avant Weber un modèle de localisation des productions industrielles » ? Dans la mesure où il traite du caractère exceptionnel des localisations liées à la présence de matières premières nécessaires pour certaines productions industrielles. De même, Thünen « 100 ans avant «Christaller» et Lösch une théorie des lieux centraux » ? Puisqu’il évoque le rôle organisateur des villes et les réseaux de transports. Ce serait sans doute excessif. La reprise et l’adaptation du titre de l’article de Marie-Claire Robic consacré aux réflexions de Jean Reynaud sur la ville et les villes dans l’Encyclopédie Nouvelle souligne combien la richesse d’une réflexion, qui rend compte de la complexité du réel, rencontre des difficultés pour passer à la postérité. Il faudra ainsi attendre le 150e anniversaire de sa mort pour que Fujita reconnaisse cette réflexion d’ensemble pour comprendre la complexité de l’organisation d’un espace proposée par Thünen dès la première moitié du XIXe siècle. Ce dernier a souligné toute l’ironie voire le paradoxe de la nouvelle géographie économique initiée par Von Thünen.