Neil Smith
Neil Smith (1954-2012) est l’une des grandes figures de la géographie radicale étatsunienne qui s’est éteint prématurément en septembre 2012, à l’âge de 58 ans. Né en Écosse en 1954, d’un père enseignant et d’une mère au foyer dans une famille de quatre enfants, il passe son enfance à Dalkeith, petite ville ouvrière de la périphérie méridionale d’Édimbourg . Au tout début des années 1970, sa passion pour les paysages contrastés de son enfance le conduit à étudier la géographie à l’université Saint-Andrews et à se destiner à la géomorphologie glaciaire. Il est alors déjà engagé politiquement et proche du socialisme écossais, courant principalement trotskiste s’inscrivant dans la gauche radicale, et c’est un jeune enseignant-chercheur de Saint-Andrews, Joe Doherty, qui lui montre les potentialités radicales de la géographie humaine, en particulier appliquée aux villes. Lors d’un séjour d’un an à Philadelphie (Pennsylvanie, États-Unis), il découvre les contrastes sociaux et urbains et s’intéresse à leur production. En particulier, il consacre son mémoire de fin d’études en 1977 au renouvellement urbain du quartier de Society Hill à Philadelphie, qui représente un cas de gentrification planifiée par les pouvoirs publics, en partenariat avec les investisseurs privés.
C’est ce tout premier travail de recherche dans sa carrière qui inspira ses deux premiers articles sur la «gentrification» , aujourd’hui mondialement connus : « Toward a theory of gentrification : a back to the city movement by capital not people » dans la revue Journal of the American Planning Association et « Gentrification and capital : practice and ideology in Society Hill », dans la revue radicale Antipode (tous deux publiés en 1979). Il y développe la théorie du rent gap, qui explique la gentrification par la production de l’espace urbain selon des logiques de rentabilisation capitaliste et s’oppose aux explications néo-classiques reposant sur la seule rationalité des choix résidentiels des ménages de classe moyenne. Dans ce premier travail de recherche, N. Smith s’appuie notamment sur les travaux de David Harvey. Celui-ci a publié Social justice and the city en 1973 et est devenu l’un des chefs de file de la géographie marxiste anglophone. C’est sous sa direction que N. Smith fait sa thèse de doctorat à l’université Johns Hopkins à Baltimore (Maryland, États-Unis), sur la thématique du développement inégal et de la production de l’espace par le capitalisme. Il soutient sa thèse en 1982 et la publie en 1984 sous le titre Uneven development : nature, capital and the production of space.
Il devient enseignant-chercheur à l’université de Columbia à New York, puis à l’université de Rutgers (New Jersey), où il a notamment comme étudiant Don Mitchell, devenu lui aussi un éminent géographe radical étatsunien (et aujourd’hui chargé des archives de N. Smith). En 2000, il est nommé « distinguished professor » en anthropologie et géographie au Centre des hautes études de l’université de la Ville de New York (CUNY Graduate center). Il y fonde le Center for Place, Culture and Politics, qui forme un creuset interdisciplinaire d’analyses radicales en sciences sociales, réunissant chercheurs et militants et servant d’appui aux mobilisations locales. À la différence de D. Harvey, N. Smith était lui-même engagé dans les luttes sociales, notamment les luttes contre les expulsions et la spéculation immobilière, qui ont formé une coalition nationale pour le droit à la ville en 2007. (voir : http://www.righttothecity.org)
Les travaux de N. Smith, qui ont inspiré tant de chercheurs à travers le monde, s’inscrivent dans la géographie radicale, principalement dans le courant marxiste, mais aussi dans une réflexion plus large sur les rapports de domination et leur intersection. Ces travaux ont exploré plusieurs directions : celle de la «gentrification», en particulier dans son ouvrage phare de 1996, The New urban frontier : gentrification and the revanchist city, avec une approche théorique féconde en lien avec la production capitaliste de la ville et une approche critique des politiques de gentrification, mais aussi celle de l’écologie politique autour de la production capitaliste de la nature. Dans sa thèse, N. Smith montre que la logique capitaliste d’accumulation conduit ainsi à produire la nature en la détruisant. Que ce soit par l’agriculture intensive, les aménagements comme les grands barrages, ou encore à travers la fonction récréative des parcs naturels, le système de production capitaliste produit la nature, mais il la produit à des fins de profit et, en conséquence, il la détruit. Cette dimension de l’œuvre de N. Smith a nourri l’écologie politique et la géographie de l’environnement. En approfondissant avec D. Harvey la théorie du développement inégal, il montre comment le capitalisme a besoin de produire l’espace et la nature pour fonctionner et comment cette production est sans cesse en tension entre uniformisation et différenciation (réflexion déjà présente chez Henri Lefebvre, qui a beaucoup inspiré la géographie radicale marxiste étatsunienne). Cette tension conduit nécessairement à un développement inégal des territoires. La réflexion critique de N. Smith s’est poursuivie, notamment avec American Empire paru en 2003, dans une voie épistémologique en s’interrogeant sur l’histoire de la géographie étatsunienne à l’aube de la globalisation capitaliste.
Dans ses travaux sur la gentrification, principalement fondés sur l’étude du terrain new-yorkais, N. Smith propose une analyse critique de la production capitaliste de la ville et des politiques publiques d’aménagement urbain qui l’appuient, en montrant notamment comment celles-ci ont évolué tout au long de l’histoire du processus à New York et dans le monde. Cette analyse assume une dimension politique et montre comment la gentrification est une expression des rapports de classe dans le champ urbain et comment les politiques publiques qui l’accompagnent s’inscrivent dans ces rapports de classe, en privilégiant les classes moyennes et supérieures au détriment des classes populaires. Les travaux de N. Smith sur la gentrification ont eu une influence considérable sur ce champ prolifique des sciences sociales publiées en anglais. Son apport se situe surtout du côté de la production de cette transformation sociale et urbaine. La théorie du rent gap explique comment la gentrification s’inscrit dans des cycles d’investissement, de désinvestissement et de réinvestissement caractéristiques du développement capitaliste inégal de l’espace urbain. Ainsi, depuis les années 1950 dans les villes étatsuniennes, les opportunités d’accumulation du capital par la production urbaine se sont trouvées autant dans l’extension suburbaine que dans le réinvestissement de certains quartiers centraux dévalorisés.
Le rent gap, que l’on pourrait traduire par « différentiel de rente foncière », désigne la différence entre ce que rapporte un terrain à un moment donné et ce qu’il pourrait rapporter si on transformait l’usage du sol (par exemple en remplaçant un immeuble de rapport de piètre qualité et mal entretenu loué à des ménages de classes populaires par un habitat haut-de-gamme s’adressant à des ménages de classes moyennes et supérieures). Ce différentiel est d’autant plus élevé (et donc lucratif en cas de reconversion par les propriétaires ou les acquéreurs du sol) que le terrain est bien situé dans une aire urbaine (centralité, connexion aux réseaux de transports, proximité d’un centre d’affaires et changement urbain déjà en cours). Cette théorie a été très discutée, notamment par le géographe canadien David Ley (Smith, Ley, 1987), et également mal interprétée comme un économicisme qui ferait de la gentrification un processus mécanique et automatique. Pourtant, dès ses tout premiers travaux sur Philadelphie, N. Smith a bien montré le rôle des acteurs politiques et économiques pour réaliser le rent gap et faire advenir les processus de gentrification. En cela, plus encore que D. Harvey, N. Smith s’inscrit dans une économie politique du capitalisme, focalisée sur sa dimension spatiale à plusieurs échelles. Ce travail est d’ailleurs prolongé aujourd’hui par d’autres géographes radicaux comme Tom Slater (2006 ; 2015) avec une réflexion sur les processus de rent gap au niveau mondial.
Dans l’économie politique de la gentrification à New York, N. Smith a montré comment celle-ci était passée d’un processus sporadique et non planifié à un véritable objectif de projets urbains locaux soutenus par des capitaux internationaux. Il a analysé les mouvements de résistance à la dépossession des classes populaires, notamment dans le Lower East Side et autour du Tompkins Square Park dans les années 1980 (Smith, 1996), mouvements auxquels il a participé aux côtés d’activistes du droit au logement, violemment réprimés par les pouvoirs publics et agressés par les promoteurs immobiliers. Il a aussi analysé le déclin des résistances avec l’avancement du processus et la privatisation massive des logements sociaux dans les années 1990. Ces différents éléments l’ont conduit à parler d’une politique urbaine revanchiste à New York (ibid.), notamment sous le mandat du maire républicain Rudy Giuliani. Au début des années 2000, il montre le nouveau rôle des politiques publiques aux États-Unis et en Angleterre avec les programmes de redéveloppement urbain ou de « renaissance » (portée par le New Labour, sans rupture notable avec l’urbanisme néolibéral des conservateurs). Il met en avant la notion de « gentrification généralisée » pour expliquer les profondes transformations du processus au tournant du XXIe siècle (Smith, 2002). Souvent mal comprise et interprétée comme une dilution de la notion de gentrification, qui en viendrait à résumer l’ensemble des transformations urbaines contemporaines, la « gentrification généralisée » est pourtant clairement définie par N. Smith : il s’agit d’une extension du processus, à la fois sur le plan sectoriel (de l’habitat vers les commerces et l’espace public), géographique (extension en périphérie des grandes villes déjà concernées et diffusion vers des villes moins importantes ou de grandes villes des pays émergents), cette extension nécessitant l’appui des pouvoirs publics et impliquant de plus en plus la finance internationale attirée par les grands projets de renouvellement urbain (comme ceux des friches industrielles et portuaires), qui ne peuvent être portés par les seuls acteurs privés. Cette nouvelle perspective a été poursuivie par des chercheurs du monde entier sur les différentes modalités de la diffusion de la gentrification dans les pays émergents ou périphériques dans l’économie mondiale (Lees, Bang Shin, López-Morales, 2014).
Quelques années avant sa mort, la crise économique mondiale de 2008 a convaincu Neil Smith du déclin inéluctable du néolibéralisme, qu’il qualifiait d’idéologie « morte mais dominante » (Smith, 2009), et de l’ouverture des possibles (Smith, 2015). Divergeant nettement des chercheurs et chercheuses qui croient encore à la possibilité de conseiller les pouvoirs publics dans un sens progressiste, il se tourne résolument du côté d’une réflexion théorique et pratique sur la révolution. Un séminaire qu’il a mis en place avec Setha Low (Low, Smith, 2006) s’ouvre nettement aux activistes de groupes comme « Right to the City », « Take Back the Land » ou « Picture the Homeless » pour discuter des nouvelles stratégies de lutte dans l’espace (résistances aux évictions, occupation de l’espace public, etc.) (Low, 2015). Cette étroite imbrication entre géographie et révolution se retrouve dans l’encadrement de ses étudiants en anthropologie, qu’il pousse à s’engager sur le terrain et à intégrer la dimension politique de leur travail, notamment en termes d’auto-organisation des groupes dominés et de stratégies de résistances (ibid.). Encouragée par les révolutions arabes et les mouvements de résistance multiforme à travers le monde (et en particulier « Occupy Wall Street » à New York), cette réflexion pratique et théorique se poursuivit dans un cours intitulé « Urban Revolution », puis un séminaire organisé avec ses étudiants, « Revolting New York » (Mitchell, 2013). Un livre est en cours de rédaction avec la collaboration de Don Mitchell, Revolting New York: The Historical Geography of Riots, Rebellions and Uprisings.
N. Smith est mort en septembre 2012 à New York, quelques jours après avoir participé au colloque « Espace et rapports sociaux de domination : chantiers de recherche » à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, dont l’un des objectifs était de faire dialoguer la géographie radicale anglophone et la recherche française sur la dimension spatiale des rapports sociaux. La renommée internationale de ce chercheur estimé s’est traduite par de nombreux hommages à travers le monde, de la rencontre annuelle de l’Association américaine des géographes (AAG) à Los Angeles en avril 2013, à un colloque d’hommage à Barcelone (voir http://www.macba.cat/ca/seminari-neil-smith/1/activitats-anteriors/activ) en septembre 2015.