Nomade, nomadisme

Nomade, nom et adjectif désignant ou qualifiant un individu ou un groupe à l’habitat mobile et, par extension, un mode itinérant d’occupation de l’espace et d’exploitation des « milieux » en réponse aux contraintes d’accès aux ressources. Une inversion métaphorique a récemment consacré le nomadisme comme synonyme de liberté dans l’usage des objets et des lieux pour finir associé à une manière de parcourir le monde dématérialisé des réseaux sociaux.

Comment ce terme, support d’allégories négatives soulignées par ses déclinaisons (chemineau, romano, voleur de poules ici, razzieur ailleurs, pauvre hère errant), a-t-il pu passer de la catégorie descriptive et classificatoire empreinte d’une appréciation hostile, à une distinction valorisante de la mobilité ? Les détours par quelques récits nationaux en illustrent une étape, réintroduisant la mobilité dans la « destinée manifeste » des territoires. Traversant les époques, la figure du nomade et l’analyse du nomadisme se sont toujours construites autour de couples de représentations antinomiques telles que :

Rejet et marginalisation vs admiration et valorisation

Nomade fut d’abord un attribut collectif depuis les sources qui ont alimenté une discipline à caractère scientifique nommée géographie. « Les Scythes crèvent les yeux de tous leurs prisonniers car ils ne sont pas cultivateurs mais nomades » (Hérodote, IV, 2). « Cette disposition [la vie isolée des Arabes] est incompatible avec la civilisation. Ils passent ordinairement toute leur vie en voyage et en déplacement… De plus, il leur est naturel de piller ce qui appartient à autrui » (Muqaddima II, 25).

Les séquelles de ces anathèmes fondateurs ont touché d’autres associations humaines mouvantes. D’importantes analogies ont conduit à confondre les nomades de l’extérieur alimentant la vieille imagerie (les Touaregs comme razzieurs emblématiques) avec ceux de l’intérieur (les Roms munis de leur livret de circulation) puis tous les sans domicile fixe. Les nomades contemporains, tout comme les autres, sont là, en creux, parce que « là », pour « eux » n’est que provisoire même si « là » est périodiquement ou épisodiquement retrouvé.

L’enquête ethnologique et l’attention exploratrice portées aux nomades historiques ont pourtant progressivement contribué à dresser un tableau libéré du jugement moral. Entre René Caillé (1828) et Henri Duveyrier (1864) pour nos sources francophones de première main, le regard a changé. Le nomadisme historique vécu contraint et masqué du premier alimente encore le fantasme ; celui du second, tout aussi vécu, mais à visage découvert, ouvre une investigation portée par l’évolution du genre ethnographique de l’exaltation exotique à l’enquête. Dans cette évolution de la compréhension des nomades et du nomadisme, les travaux menés par les ethnologues et les géographes ont donné place à une vue de l’intérieur (Monod, 1975 ; Miggelbrink, Habeck, Mazzulo, Koch, 2013) prolongée par des postures d’admiration développées dans la littérature européenne (Saint Exupéry, Terre des Hommes ; Le Clézio, Désert).

Exempts de considérations dépréciatives, les mêmes stéréotypes, inversés, tendent à valoriser la figure nomade à des fins politiques contemporaines. Après l’éclatement de l’URSS et l’indépendance du Kazakhstan, par exemple, le nomadisme fut revendiqué comme la composante fondatrice de l’identité culturelle kazakhe. Démarche politique qui s’accompagna d’une valorisation de la « yourte » traditionnelle et d’une réactualisation des courses et des jeux équestres comme symboles du patrimoine national (Ferret 2012). Plus directement idéologique et alors que sa candidature à l’Europe n’aboutissait pas, la Turquie s’est, elle aussi, tournée vers sa fondation nomade dans un mixe avec l’héritage grec approprié (Copeaux, 1997).

Adaptation et harmonie vs violence et archaïsme

Évitant des interprétations trop engagées, la géographie classique s’était attachée à voir dans le nomadisme un genre de vie (quasi concept permettant de relier l’activité des groupes humains aux propriétés du milieu) confronté à la double adversité de l’environnement biophysique et du monde contemporain. Elle a ainsi posé les cadres d’une intelligibilité en vue du classement des régions du monde dans et hors de l’œkoumène qui est restée longtemps la base d’une investigation universelle.

Dans le cadre conceptuel du genre de vie, les spécialistes des régions arides ont d’abord vu dans le nomadisme, souvent associé au pastoralisme par « vocation » (Capot-Rey. R, 1975), une remarquable adaptation au milieu : « Les nomades sahariens se sont adaptés au plus vaste désert du globe » (Bataillon, 1963).

La persistance apparente des sociétés nomades, aux marges de l’œkoumène, les conduisit, ensuite, à mettre en avant l’immuabilité de leurs pratiques qui « présente un maximum de stabilité dans des sociétés soumises à la tyrannie d’un milieu naturel très spécialisé (éleveurs nomades, Eskimos) » (Sorre, 1961). Or cette notion de genre de vie ne permet pas de distinguer les techniques d’exploitation du milieu et les modes d’occupation de l’espace (Retaillé, 1989). Les mots pour dire le nomadisme sont devenus trop nombreux et le sens imagé en a été éloigné, la figure « du » nomade se trouvant noyée sous des qualifications très diverses, de l’errance à la transhumance, du désert à la montagne saisonnière : grands nomades, petits nomades, semi-nomades, pasteurs, agro-pasteurs, caravaniers, bédouins… chasseurs-cueilleurs.

La même « adaptation » ignorait également les déséquilibres temporaires ou pérennes du système écologique, social et spatial, qu’il s’agisse de l’hécatombe parmi les troupeaux les années de grandes sécheresses (1972, 1984, 1987 au Sahel) ou de la violence sociale instituée entre les clans et les tribus dominants et les groupes serviles ou tributaires au sein d’États censés les dépasser (Retaillé, 1989).

La croyance en une marche ininterrompue du progrès humain fondée sur la capacité des sociétés à transformer des environnements dits naturels, explique la vision dépréciative portée sur la capacité de transformation de ces groupes. « Les peuples qui habitent de vastes plaines dépourvues de grandes rivières et de forêts, se livrent naturellement à l’entretien des troupeaux et à une vie errante. Le gouvernement patriarcal, souche de despotisme, naît au milieu des tribus nomades. L’isolement ralentit les progrès de la civilisation ; la facilité avec laquelle on se procure les aliments retarde la naissance des arts et de l’industrie. Telle est la cause de la barbarie… » (Malte Brun, p. 589).

De là découlerait le caractère fondamentalement rétif au changement et une disparition annoncée face à la marche ininterrompue du progrès par l’imposition de nouveaux cadres territoriaux issus de la colonisation puis de la décolonisation et de la planification du développement qui l’accompagne partout, pas seulement en économie socialiste. Un jugement du type : « ce genre de vie ne correspond plus aux conditions économiques actuelles » justifiait la nécessité d’adopter des « méthodes plus rationnelles » (Capot-Rey, 1975, dans la droite ligne de Marcel Dubois (1893). En nature ou en histoire, le nomadisme peut appeler des jugements opposés, le plus souvent négatifs ou au contraire valorisés jusqu’à l’instrumentalisation.

Assignation vs Mobilité

Un autre aspect de la représentation traditionnelle du nomadisme le conçoit comme une errance. Le nomade est décrit vagabondant au hasard à travers de vastes espaces indifférenciés, à la recherche de pâtures pour son bétail ou de quelque richesse à capter. Or, à l’examen, les trajets de nomadisation sont tout sauf improvisés et s’avèrent parfaitement organisés dans le temps en fonction des conditions du moment (Retaillé, 1989). Avec la grande diversité des grades nomades en distances et en rythmes, une territorialité propre au nomadisme a pu ressortir en qualifiant un espace de la mobilité. L’espace nomade est un espace de circulation et non pas un espace de production. Déjà Ibn Khaldun qui avait construit sa philosophie de l’histoire sur la base d’une antique géographie des climats, en avait déjà tiré l’opposition structurante des sédentaires aux nomades comme moteur de l’histoire. Il en ressortait, pour lui, la nécessité finale (vitale ?) du mouvement libre de toute assignation territoriale.

Pour les nomades, cependant, l’assignation territoriale a plus souvent pris la forme de la sédentarisation contrainte malgré toutes les récupérations ultérieures. Elle a été progressivement imposée pendant l’épisode colonial en Afrique saharo-sahélienne qui reste notre référence, mais partout ailleurs de la même manière en Asie et en Amérique, en Europe aussi, selon des procédures équivalentes. Pour tous les nomades elle apparut comme une opération coloniale, extérieure ou intérieure, par l’astreinte à résidence, par le contrôle du mouvement, cherchant à les faire entrer dans un moule territorial. Le tracé des frontières à travers le Sahara illustre la fiction d’un espace fixe et borné (Lefebvre, 2015) tentant l’occlusion de l’espace des mobilités qui finit par ressortir par les pores de territoires jamais totalement bouclés. La persistance du nomadisme en Europe, maquillé en migrations clandestines, dit assez l’incapacité pratique et intellectuelle (théorique ?) à réduire le mouvement jusqu’à l’arrêt.

Il y a comme un coup de force dans la valorisation de la sédentarité et de l’identité « territoriale » qui s’y fonde, quand deux positions aussi opposées s’y trouvent confondues. Les déserts qui ne sont pas qu’arides et qui ont accueilli les refoulés ou les fuyards de la civilisation ou de l’histoire en marche, étaient là, à point nommé, pour figurer les confins mais aussi les dangers à contenir. Le Sahara et les Touaregs en ont fourni les images stéréotypées associées à la razzia, après les Huns, les Turco-mongols et quelques autres. Les frontières, parfois durcies en murs opposés à la mobilité le soulignent à travers la construction des murs : Muraille de Chine, Mur d’Hadrien, Ligne Maginot, Berlin, Jérusalem, Rio Grande. Le problème n’est finalement pas tant celui du nomadisme des nomades que celui, plus général, du mouvement qu’il faut contrôler (Gottmann, 1952). Georges Hubert de Radkowski, comprenant l’inversion des valeurs attachées au nomadisme et à la sédentarité anticipait que « non attachée au site, car non fondée (non enracinée) dans aucun, l’habitation nomade n’a pas partie liée avec l’œkoumène » (1964, p. 47). La restriction géographique du nomadisme à des environnements de marge perdait du coup sa pertinence explicative.

Ubiquité vs « Tribalisation »

La figure du nomade associée à la fuite ou au refoulement aux marges de l’œkoumème et de la civilisation, est récemment devenue un trope de la postmodernité marchandisée (Amselle, 2011). De catégorie, nomade est devenu un concept malgré quelques errements métaphoriques utilisant un vocabulaire reconverti attaché à des images rendues positives comme celle de la « tribu » (Maffesoli, 1988, 1997).

Pour Paul Virilio (2009), les technologies dites « nomades » développent la sensation d’ubiquité. Le citadin emporte ses réseaux sociaux dans d’autres lieux et se connecte lui-même avec d’autres lieux en conjuguant en permanence les relations entre mouvement, coprésence et ubiquité. L’internet a donné un souffle nouveau au nomadisme quand il a été pratiqué dans l’immobilité physique : navigation dit-on aussi, de site en site. En matière d’interactions sociales, ces nomades numériques ont leurs tribus (les followers), leurs rites (chats, blogs, zooms), leurs célébrations (« Nomad City ») 1 opposant un nouveau défi à l’objectif de contrôle du mouvement dans le monde sédentaire et cloisonné.

Traçabilité est devenu, de ce fait, un maître mot dans l’entre deux du nomadisme et de la sédentarité. Si les migrations et les trafics sont toujours traqués comme la circulation nomade collective, les nouvelles formes du nomadisme constituent des troubles à l’ordre et des énigmes pour la science géographique mal adaptée à leur saisie. Il s’agit de formes individuelles qui n’ont de masse collective que par agrégation comme la migration ou le tourisme.

Ce qui se réalise, désormais, avec le nomade métaphorique réduit au rôle de consommateur est finalement rassurant. Les moteurs cachés qui compilent et interprètent recherches et commandes passant par l’Internet, s’inscrivent dans la suite d’une très vieille tradition de pouvoir. A ceci près que les identités collectives ont été gommées ; que les « tribus » ne sont que des assemblages éphémères, et que les individus qui se croient libres de naviguer sont tracés. Les mouvances ont supplanté les mouvements.

Le nomadisme dans la mondialité n’est pas collectif ni naturellement obligé. Il est individualiste et narcissique, à la recherche de croisements possibles dans le cadre d’entre-soi sélectionnés. Après l’interprétation tribale qui renvoyait à une socialité alternative valorisant un entre soi souvent générationnel, une autre s’impose, beaucoup plus politique, qui est celle, nouvelle, de la mouvance. Des mobilisations provisoires peuvent s’établir par l’utilisation maîtrisée des communications à distance. Le mouvement, premier avant le territoire, revient alors de manière « virale ». Il n’est plus seulement physique (déplacement, migration, fuite, rassemblement, concentration) mais tient à l’utilisation de l’espace arrêté en territoires comme une ressource, pour sa subversion ou sa mise en valeur, avec une autre intelligence, une autre représentation, mobile et opportuniste. Ce que les nomades historiques savaient faire déjà. Les mouvances insaisissables sont devenues la figure nomade problématique du monde des réseaux.

Denis Retaillé

Notes

  1. Nomad City est un salon international qui se tient chaque année depuis 2016, à Las Palmas aux Canaries ; Rencontres mondiales du logiciel libre qui, elles, sont vagabondes quoi que très abonnées à quelques sites privilégiés comme Bordeaux et Québec
 

Bibliographie:

-Amselle, J.-L., 2011, « Méfions-nous de l’idéologie du nomadisme », Le Monde, 24 juin
-Bataillon. C dir, : Nomades et nomadisme au Sahara (Unesco, 1963)
-Caillé, R,. 1828, Voyage à Tombouctou, Paris, La Découverte, 2 volumes, 1996.
-Capot-Rey. R, 1975, Les paysages ruraux des steppes et des déserts, In P. Deffontaines, Géographie générale, Paris, Gallimard, Encyclopédie de La Pléiade.
-Copeaux, E., 1997, Espaces et temps de la nation turque. Paris, CNRS.
-Dubois, M., 1894, « Leçon d’ouverture du cours de géographie coloniale. Faculté des Lettres (14 décembre 1893) », Annales de Géographie, tome III, 1894, p. 121-137.
-Duveyrier, H., 1864, Les Touaregs du nord, Paris, Challamel aîné.
-Ferret, C, 2012, La figure atemporelle du “nomade des steppes” in N. Schlanger et A-C. Taylor, La préhistoire des autres. Perspectives archéologiques et anthropologiques, Paris, La Découverte.
-Gottmann, J., 1952, La politique des États et leur géographie. Paris, A. Colin.
-Hérodote, s.d., L’enquête, IV, 2. Paris, Gallimard, La Pléiade, 1964, p. 288, traduction A. Barguet.
-Ibn Khaldun, 1377, Muqaddima, II, 25. Paris, Gallimard, La Pléiade, 2002, p. 411, traduction A. Cheddadi.
-Lefebvre, C., 2015, Frontières de sable, frontières de papier. Paris, Publications de la Sorbonne.
-Maffesoli, M., 1988, Le temps des tribus, Paris, Le Livre de Poche.
-Maffesoli, M., 1997, Du nomadisme, Paris, Le livre de Poche.
-Malte-Brun, Géographie universelle, Furne et Cie, 5e édition, 1847, tome 1.
-Miggelbrink J., Habeck, J.O., Mazzulo, N., Koche, P., 2013, Nomadic and Indigenous Spaces, Farnham, Ashgate.
-Monod, Th., 1975, Pastoralism in tropical Africa, Oxford University Press. Introduction.
-Radkowsky, G-H, 1964, Anthropologie de l’habiter. Paris, PUF.
-Retaillé, D, 1989, Le destin du pastoralisme nomade en Afrique, l’Information Géographique, 1989, 53, A.Colin.
-Sorre, M., 1961, L’Homme sur la Terre, Traité de géographie humaine, Paris, Hachette.
-Virilio P., 2009, Le Futurisme de l’instant, Stop-Eject. Editions Galilée, Paris.