Géographe de plein vent, Géographe de cabinet

Les praticiens de la géographie classique, et particulièrement le chef de file de l’école française de géographie,Paul Vidal de la Blache, sont réputés être avant tout des géographes de terrain. Plusieurs auteurs contemporains soulignent leur prédilection pour une géographie « de plein vent » en rapportant cette expression à Lucien Febvre (1878-1956), mais sans référence précise. La paternité de l’expression est juste : c’est bien l’historien, auteur de La Terre et l’évolution humaine (1922) qui est à l’origine de cette expression de « géographe de plein vent ». Mais il ne l’a créée et utilisée que dans son livre sur Le problème de l’incroyance au XVIe siècle (1942), en l’appliquant à des géographes de la Renaissance et non pas à ses contemporains.
L’analyse de la source de l’expression nous permettra d’abord de situer historiquement la signification de cette posture cognitive caractéristique de géographes de la Renaissance. On montrera ensuite l’intérêt de cette notion pour analyser une période plus récente, courant du début du XIXe siècle au début du XXe siècle, durant laquelle la dualité entre l’explorateur ou le géographe de terrain et le géographe de cabinet fait place à une figure unique de géographe savant-voyageur. Avec des différences significatives du mode de production d’une science progressivement organisée selon un mode disciplinaire, Vidal de la Blache et Elisée Reclus pourraient en être représentatifs. On terminera par une interrogation sur les écarts à cette posture cognitive de savant-voyageur.

La Renaissance : géographe de plein vent et géographe de cabinet
L’origine de l’expression « plein vent » a été établie par l’historien Franck Lestringant (1991), à propos de l’œuvre d’André Thevet (1516 ?-1592), auteur de la Cosmographie universelle et voyageur au Brésil, et symbole d’une pratique de géographe préférant l’expérience aux « autorités », et les sources qui relèvent d’une connaissance pratique (tels les écrits techniques des pilotes et des marins) aux écrits des Anciens.
F. Lestringant rappelle l’opposition entre « cabinet » et « plein vent » établie par Lucien Febvre à propos des auteurs de la Renaissance : « Géographes et cosmographes de cabinet qui retardent sur les géographes de plein vent » (Febvre, 1968, p. 357).
La posture de Thevet, qui s’oppose à une culture humaniste de doctes, peut être illustrée par cette citation de Thevet :
« Tout ce que je vous discours et recite, ne s’apprend point és escoles de Paris, ou de quelle que ce soit des universitez de l’Europe, ains en la chaize d’un navire, soubz la leçon des vents, et la plume en est le Cadran et Boussole, tenans ordinairement l’Astrolabe devant le cler Soleil. » (cité par Lestringant, 1991, p. 31)
Selon F. Lestringant, qui commente ce texte, Thevet serait représentatif d’une culture de l’expérience pratique, dont témoignent d’autres dispositifs culturels, et qui a été dévalorisée par la diffusion de la culture de l’Age classique :
« L’admirable métaphore filée de l’école du navigage aboutit à ce vivant emblème de la connaissance pratique souveraine et régissante. Tout médiation est supprimée en dehors des indispensables outils techniques tels que cadran, boussole et astrolabe : la plaine étale du monde et le savoir humain sur le monde coïncident alors exactement. Cette posture grandiose du géographe de plein vent, dédaigneux de ses confrères en chambre, rejoint l’apothéose nautique de Magellan, telle que la met en scène Hans Stradan dans une gravure publiée en 1594 […] »
L’iconographie d’époque met souvent en scène les vertus de cette posture cognitive opposant l’« imagination » ou la spéculation philosophique des Anciens au privilège de la vue directe ou de l’expérience (la Théorie à la Pratique).

De la dualité entre voyageurs et savants de cabinet à une figure mixte de géographe (début XIXe-fin siècle)
Beaucoup de travaux d’histoire des sciences portant sur la question du voyage et du terrain ont souligné la dualité qui régnait au début du XIXe siècle en matière d’acquisition de savoirs naturalistes et géographiques (Laboulais-Lesage, 2001 ; Bourguet et al. ; 2002 ; Besse et al., 2009). Cette dualité repose sur les figures distinctes et hiérarchisées du savant voyageur et du savant sédentaire.
L’opposition entre ces deux types de personnages règle effectivement les relations entre les membres des premières sociétés de géographie européennes et les voyageurs qu’ils dirigent en leur donnant des « Instructions ». Plusieurs géographes tel Conrad Malte-Brun ont clairement exposé (et participé à) cette dichotomie. C’est à propos d’Alexandre de «Humboldt » que cette opposition entre le voyageur et le sédentaire a été érigée en modèle par le paléontologue Georges Cuvier.
En contrastant les propriétés et les inconvénients de la mobilité et celles de l’immobilité, Cuvier a distingué en fait deux styles de connaissances qui reposent sur « des rapports à l’espace et à la science » distinctifs (Besse, 2009). Selon Cuvier, le voyageur a l’avantage de faire ses observations sur le vif, mais il doit les faire rapidement et dans l’aléa du voyage. Si le sédentaire est entravé par son éloignement de la réalité vivante, son handicap est compensé par les vertus de la comparaison, de la réflexion, de l’exhaustivité, rendues possibles par le calme et par l’équipement du cabinet de travail (livres, collections, spécimens, etc.). Aussi le vrai héros de la connaissance naturaliste est-il le savant sédentaire qu’il incarne lui-même :
« Le premier, parcourant avec plus ou moins de rapidité une multitude de contrées diverses, est frappé successivement par un grand nombre d’objets et d’êtres intéressan[t]s, il les observe dans les lieux mêmes où les plaça la nature, dans leurs vrais rapports avec ce qui les entoure, et dans toute la plénitude de leur vie et de leur action. […] Si [le savant-naturaliste] ne voit pas la nature en action, il en fait passer tous les produits devant lui, il les compare entre eux aussi souvent qu’il est nécessaire pour arriver à des résultats certains ; il choisit les questions qui [sic] traite […] il rassemble de toute part les faits qui s’y rapportent ; le voyageur ne parcourt qu’une route étroite ; ce n’est vraiment que dans le cabinet que l’on peut parcourir l’univers en tout sens […] » (Cuvier)
Les portraits courants de Cuvier et de Humboldt sont emblématiques de ces deux figures, celle du savant confiné à son cabinet au milieu de sa collection, l’autre croqué en plein vent, sur le motif.

En revanche, Elisée Reclus (1830-1905) et Paul Vidal de la Blache (1845-1918) sont représentatifs de la production d’une science mixte, combinant l’information de terrain et le travail de cabinet. Mais, bien qu’apparemment de générations proches, ils relèvent de deux régimes scientifiques distincts, Vidal de la Blache participant pleinement, à la différence de Reclus, d’une élaboration disciplinaire de la science caractéristique du moment d’institutionnalisation universitaire de la fin du XIXe siècle.
Penseur de l’« l’Homme et la Terre » inspiré par l’anarchisme, longtemps sous contrat avec l’éditeur Hachette, «Reclus» est un grand voyageur, comme l’ont souligné Federico Ferretti et plus encore Christophe Brun (2014 : cf. les Annexes D., « Les lieux de vie d’Elisée Reclus », E : « Les territoires du monde visités par Elisée Reclus, 1842-1905 », F « Les tournées d’Elisée Reclus », p. 446-469) ; mais il se trouve aussi être un « centre de calcul » mobilisant, « entre science et militantisme », un réseau international de contributeurs (Ferretti, 2011 –citation p. 13 ; Ferretti, 2014 .

Grand voyageur lui aussi, mais dans les interstices de l’année universitaire et lors des occasions académiques (congrès scientifiques, missions officielles), Vidal de la Blache a pratiqué de son côté une géographie de savant-voyageur (Loi et al, 1988 ; Robic, 1996 et 2010), tout en patronnant par son exemple, par son pouvoir et par son prestige une « école française » de géographie reconnue comme telle dès le début du XXe siècle.
Cependant, une des rares photographies de Vidal de la Blache le montre apparemment en géographe de cabinet. Il ne faudrait pas s’y tromper : parmi le fatras de documents encombrant son bureau se trouve bien l’un de ses carnets de voyage, sur le haut d’une pile et dûment ‘postité&#8217.

-Le plein vent, le plain pied dans le monde, et l’école française de géographie
L’importance, pour son œuvre, de ses expériences de voyage, est indéniable, et ses carnets de terrain révèlent la forte intrication entre ses voyages et son œuvre. Si le cas de Paul Vidal de la Blache est exemplaire de la fusion de ces deux postures, voyageuse et sédentaire, on peut se demander quel est le degré de fidélité entre l’école et le maître.
Beaucoup de ses contemporains ont souligné le rôle du voyage dans sa formation et dans son itinéraire intellectuel et produit la vulgate selon laquelle la fréquentation du terrain a la prééminence sur tous les autres modes d’accès à la réalité géographique, attribuant ce dogme à Vidal de la Blache lui-même :
« On attribue à M. Vidal de Lablache [sic], une réflexion qui n’est peut-être pas authentique, qui est à coup sûr excellente. “ Avec les livres on ne fait que de la géographie médiocre, avec les cartes on en fait de la meilleure ; on ne la fait très bonne que sur le terrain. » (Ardaillon, 1901)
Il faut en fait relativiser les effets du dépaysement sur sa « vocation » de géographe, qui doit surtout au contexte de la réforme de l’enseignement mise en œuvre par le Second Empire libéral et par la Troisième République, et mettre à distance cette vulgate, qu’il a réfutée lui-même : « L’idée très répandue que la géographie s’apprend par les voyages est une manière de se dispenser de l’apprendre autrement. » (Vidal de la Blache, 1905)

Les conditions de formation de cette école de géographie « moderne » attestent du rôle du terrain. Au début du XXe siècle la fréquentation du terrain est devenue obligatoire pour tout nouveau docteur ès géographie, mais cette obligation ne s’est imposée que progressivement, à la fin de la décennie 1890, avec l’émancipation des géographes par rapport aux cadres d’enseignement universitaire. Le géographe nouveau, qui revendique un « métier » propre, s’est imposé au prix d’un double mouvement stratégique, d’un côté la disqualification des explorateurs et des activités de compilation menées par les sociétés de géographie, et de l’autre la légitimation universitaire de pratiques originales de production de savoirs. L’organisation d’excursions de terrain, revendiquée et acquise par l’attribution de crédits propres participe alors à l’apprentissage du rapport au terrain et en particulier à celui du « savoir voir » ou plutôt du « savoir regarder » ; l’organisation de « laboratoires » (comme en archéologie par exemple) rassemblant cartes, instruments, mais aussi spécimens et photographies, en plus des traditionnels livres de référence, marque concrètement l’opération de distinction qui accompagne le rassemblement de ces traces du terrain et de l’expérience.
Mais le curseur semble être allé très loin vers le terrain et son cortège de concrétude et de rapport immédiat au réel, si l’on en juge par tant de déclarations égrainées au long du XXe siècle sur la valeur éminente du terrain (Orain, 2009). En outre, Olivier Orain a montré par l’analyse de l’écriture des géographes « post-vidaliens » leur « réalisme » épistémologique, qui suppose un accès direct au réel, sans intermédiaire, ni avant ni pendant l’acte scripturaire ; de même Didier Mendibil (2008) souligne-t-il le « formatage » de l’iconographie photographique qu’ils ont pratiquée, au plus près d’un regard qu’ils considèrent comme non médié sur le paysage.
La posture fétichisée du «terrain» , modalité du « plein vent », se confondrait-elle avec ce réalisme inscrit dans l’illusion d’un « plain pied avec le monde » ?

Discussion
Eric Dardel (1990 [1952]) a repris précisément cette expression de « géographie de plein vent » de Lucien Febvre pour qualifier une modalité de l’histoire de la géographie. Il analyse celle-ci d’un point de vue existentiel, celui de « l’éveil d’une conscience géographique », et non du point de vue cognitif que nous avons adopté ici. Dardel a exemplifiée cette période par le geste d’un Christophe Colomb ou d’un Magellan :
« On peut parler ici d’une poétique de la découverte géographique, en ce sens que la découverte a été la réalisation d’une vision embrassant la totalité du monde et qu’elle a été une création, création d’espace, ouverture du monde à une extension de l’homme, élan vers un avenir et fondation d’un rapport nouveau de l’homme avec la Terre. » (Dardel, 1990, p. 110)
Dardel évoque cinq « géographies » (mythique, prophétique, héroïque, de plein vent, scientifique) : il s’agit pour lui moins de « périodes chronologiques que d’attitudes durables de l’esprit humain », « se rattachant à chaque fois à une certaine conception globale du monde, à une inquiétude centrale, à une lutte effective avec le « fond obscur » de la nature environnante » (p. 61).
Pour une analyse plus complète de la géographie de la Renaissance, on consultera l’ouvrage de Jean-Marc Besse (2003), qui admet le rôle des grandes navigations océaniques dans le renouvellement des représentations géographiques de la Terre, mais en soulignant l’intense effort réflexif qui accompagne cet élargissement d’horizon et en analysant les pratiques multiformes qui y concourent : cartographie et écriture, pratiques de la collection, stratégies de l’image, méditation spirituelle, etc.

Marie Claire Robic

Iconographie 1. Le voyageur : Portrait d’Alexandre de Humboldt en naturaliste-voyageur
Iconographie 2. Le sédentaire : Portrait de Cuvier en naturaliste de cabinet
Iconographie 3. Lieux d’origine des collaborateurs de Reclus à la Nouvelle Géographie universelle (1876-1894) (Source : Ferretti, 2014)
Iconographie 4. Le mixte : Portrait de Vidal de la Blache en géographe savant-voyageur

 

Bibliographie

-ARDAILLON E., 1901, « Les principes de la géographie moderne », Bulletin de la Société de géographie de Lille, 269-290.
-CUVIER,G « Analyse d’un ouvrage de M. Humboldt intitulé Tableaux de la nature... , traduit de l’allemand par J.B.B. Eyries », 1807, Bibliothèque de l’Institut de France, Fonds Cuvier 3159, texte reproduit et analysé par Besse, 2009.
-VIDAL DE LA BLACHE P., 1905, « La conception actuelle de l’enseignement de la géographie », Annales de géographie, p. 193-207.
Références
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-BESSE, J.-M., BLAIS, H., SURUN, I. (dir.) (2009) : Naissances de la géographie moderne (1760-1860). Lieux, pratiques et formations des savoirs de l’espace, Lyon, ENS éditions.
-BOURGUET, M.-N., LICOPPE, C., SIBUM, H. O. (ed.) (2002), Instruments, Travel and Science: The itineraries of precision from the seventeenth to the twentieth century, Routledge.
-DARDEL Eric, 1990 [1952], L’Homme et la Terre, Editions du Comité des travaux historiques et scientifiques.
-FEBVRE, L. (1922) : La Terre et l‘évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, La Renaissance du livre.
-FEBVRE, Lucien, 1968 (1942), Le problème de l’incroyance au XVIe siècle : la religion de Rabelais, Albin Michel.
-FERRETTI Federico, 2010, « Les Reclus et la maison Hachette : la première agence de géographie française ? », L’Espace géographique, 3, p. 239-252.
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-LESTRINGANT, Franck, 1991, L’atelier du cosmographe ou l’image du monde à la Renaissance, Albin Michel.
-LOI, D., ROBIC, M.-C., TISSIER, J.-L. (1988) : « Les carnets de Vidal de la Blache, esquisses du Tableau? », Bulletin de l’Association de géographes français, 4, pp. 297-311.
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-ROBIC M.-C., 2010, « L’ici et l’ailleurs. L’invention du géographe de plein vent », in Ortega Cantero, N., García Álvarez J., Mollá Ruiz-Gómez M. (eds.), Lenguajes y visiones del paisaje y del territorio, Ediciones de la Universidad Autónoma de Madrid, p. 277-286.