Waldo Tobler
Waldo Tobler (1930-2018), géocartographe d’exception à la double nationalité, américaine et suisse, a genius écrit Dorling (Dorling, Henning, 2018), a fortement influencé la communauté internationale des géographes et des cartographes dès la fin des années 1950. Connaître sa jeunesse 1. est essentiel pour comprendre ses choix, ses orientations scientifiques, et son regard sur le monde.
Tobler a connu de nombreux lieux de résidence en fonction des affectations de son père, consul de Suisse. De la côte ouest des EU, où il est né, il est passé à la côte est, venant, après la guerre, en Europe, en Suisse où il apprend l’allemand et le français. Envoyé en Autriche, lors de son service dans l’armée américaine, il est initié au russe. Ce parcours varié et original a engendré chez ce chercheur une curiosité permanente dans tous les domaines.
De retour en Amérique, plusieurs faits concourent à élargir et enrichir sa formation. D’abord, après s’être inscrit, à l’Université de Colombie-Britannique, en géographie « parce qu’il a beaucoup voyagé et qu’il aime les cartes« , il opte pour l’université de Washington (Seattle), un des « hauts » lieux de la révolution quantitative de la géographie, où tous les « grands » géographes de cette époque (Bunge, Berry, Dacey, Marble, etc.) se côtoient et échangent librement. Ensuite, élément important, il suit des cours de mathématiques et d’informatique dès 1955, tout en préparant son Master (1957) sous la direction de Sherman. Troisième fait, une fois diplômé, après une expérience dans le privé, il retourne à Seattle où il choisit pour son PhD, qu’il obtient en 1961, un sujet sur les systèmes de projection et leur classification.
Nommé alors à l’université du Michigan (1961), où il reste 16 ans, Tobler lance un cours de cartographie analytique. Il rejoint, en 1977, l’université de Santa Barbara où il demeurera jusqu’à sa retraite (1994). Pendant toute sa carrière, il a participé à de nombreux colloques, obtenu de multiples distinctions et a été professeur invité dans plusieurs universités et membre de diverses associations.
L’ouverture scientifique de Tobler se traduit totalement dans ses recherches qui, reposant sur un socle indispensable de mathématiques et d’informatique, comprennent pour principaux thèmes : les systèmes de projection et les anamorphoses, la cartographie analytique, les mouvements et les flux, la première loi de géographie.
-Un socle indispensable : Les travaux de Tobler sont dominés par la nécessité de l’utilisation des mathématiques et de l’informatique.
Les mathématiques sont essentielles par ce qu’elles permettent de démontrer, de révéler. Cependant, si, dans ses cours, ce chercheur met l’accent sur « les méthodes mathématiques impliquées nécessairement« , il rappelle aussi qu’il ne faut pas « oublier que l’objectif est la solution de problèmes concrets » (Hessler, 2015).
Quant à l’informatique, c’est l’outil qui a permis le renouvellement de la géographie et de la cartographie en offrant des possibilités impensables auparavant. Dès 1959, Tobler écrit un article qui explique le fonctionnement d’un ordinateur pour la cartographie (système MIMO) et donne les bases des systèmes d’information géographique 2. Il publie différents textes qui soulignent les possibilités et les usages de l’ordinateur ou qui décrivent les programmes qu’il élabore ; en 1970, il produit même une animation montrant la croissance démographique de Détroit (1970a).
C’est sur ce socle que Tobler s’appuie pour développer ses recherches thématiques.
Les systèmes de projection (SP) et les anamorphoses constituent un des domaines d’approfondissement permanent pour Tobler qui, dans son PhD (1961) et dans plusieurs publications (1979a), développe la notion fondamentale de transformation. Les transformations concernent aussi bien les localisations précises qui peuvent être converties en des formes diverses (lignes, surfaces…) que les surfaces qui, discontinues, deviennent continues et qui doivent être accompagnées nécessairement de mesures des erreurs, comme l’indice de Tissot (1962).
Tobler sépare les SP au sens strict des anamorphoses. Tout au long de sa vie, il propose des SP originaux (2018), cherche des procédés pour obtenir des systèmes de localisation tant sur la sphère que sur le plan (Tobler et al., 2000). Il applique les SP à des domaines très divers comme la vision (1986), les cartes cognitives (1976a) et bien d’autres.
Tobler montre que les anamorphoses nécessitent pour leur construction des équations différentielles partielles (1973) et les partagent en deux catégories, les cartogrammes et les autres procédés. Il considère les cartogrammes, dont les surfaces sont proportionnelles au phénomène étudié, comme des SP et un article regroupe leurs propriétés en 2004.
D’autres anamorphoses portent d’une part sur les liens, les distances, entre lieux et l’étude sur les villes de Cappadoce en est un exemple remarquable (Tobler, Wineberg, 1971) ; d’autre part, sur les comparaisons entre des ensembles de lieux, de surfaces, dont les principes s’appuient sur les travaux de d’Arcy Thompson (1917 ; 1948) 3. . La méthode la plus connue est la régression bidimensionnelle (1994), qui permet des applications multiples. Ces procédés ont pour intérêt de révéler ce qu’on ne voit pas, ce qui permet à l’homme de fonctionner.
La cartographie analytique (CA)4., initiée en 1976, correspond aux transformations des localisations et des surfaces et à l’analyse spatiale ; Tobler la définit comme un « ensemble de procédés (anciens et à venir) destinés à construire des cartes devenant des outils d’analyse qui aident à comprendre et à théoriser la terre et les phénomènes qui s’y déroulent, ou à la modifier » (1976b ; 2000b). La CA est donc, non une cartographie de visualisation, mais une cartographie de recherche ayant toujours un but concret.
Dans cet axe, il développe une réflexion sur les transformations possibles des unités géographiques ; il présente des alternatives telles que matrices, cellules, quadtrees, resels, et précise les procédés de réaffectation des valeurs initiales. Il propose également une véritable algèbre matricielle dès 1967 et s’intéresse aux voisinages des cellules et aux règles de transition lorsqu’une cellule change de contenu, introduisant les automates cellulaires dans la modélisation en géographie (1979c).
Ce champ inclut également les transformations des surfaces par généralisation, interpolation (interpolation pycnophilactique en 1979b) 5 : cette propriété est dénommée par W. Tobler pycnophylactique (qui conserve la masse, le volume). Une réaffectation des valeurs surfaciques en respectant cette contrainte permet de produire des cartes en isolignes lissée sans perte des informations initiales contenues dans les unités. , lissages, filtrages (analyse spectrale), ensemble de procédés décrits en particulier dans un article de 1975.
L’analyse spatiale constitue un troisième volet de la CA et porte sur la description des répartitions, des semis (1970b), des répétitions, etc. Plusieurs modèles mathématiques sur la diffusion, la densité… sont proposés prenant, parfois, en compte la sphère et non le plan.
Les recherches sur les flux ont émergé à partir des années 1973 et ont approfondi la notion de mouvement qui, pour Tobler, est fondamentale dans notre monde : « Geographical movement is critically important » (2007). Il développe des modèles d’interaction spatiale et introduit le concept de potentiel associé à son gradient (1981 ; 2000c) conduisant à des cartes de flux (population, argent…) qui vont au-delà des représentations classiques (champs potentiel et vectoriel) et ouvrent sur de nouvelles interprétations. D’autres modèles (1983) permettent de remplir une matrice de flux en connaissant seulement ses marges et, par suite, d’effectuer des simulations.
Ce qui est qualifié de « première loi géographique » requiert une rubrique particulière. Tobler a avancé cette loi comme une hypothèse lors de la présentation de son animation en 1970 : « Everything is related to everything else, but near things are more related than distant things« . Cette phrase, qui n’avait guère attiré l’attention en 1970, provoque 34 ans plus tard un forum de discussion (Sui et al., 2004) sur la validité de cette loi, bien connue maintenant. Mais Tobler considère que l’intérêt des lois est de faire réfléchir, insistant sur le fait qu’elles ne sont utiles que confrontées à la réalité.
On pourrait encore citer des travaux, comme l’histoire ou l’enseignement de la cartographie, et bien d’autres, mais l’essentiel est de rappeler la diversité et la richesse des recherches de cet auteur, accueillant, affable et toujours disponible. Sa définition de la géographie comme « étude des processus qui affectent l’arrangement des gens à la surface de la Terre » traduit sa volonté de s’intéresser au fonctionnement des phénomènes et non de s’arrêter à une simple description, toujours dans le but d’apporter des éléments de connaissance et donc des réponses même partielles à des problèmes spatiaux. En conclusion, comme l’écrivent Clarke (2018) et Unwin (2019), il est vraiment possible d’affirmer que Tobler fut, et reste un des grands noms de la géographie et de la cartographie.
Colette Cauvin
voir aussi: carte, cartographies
Notes
- Pour sa jeunesse, nous nous sommes appuyés principalement sur « Ma vie : Grandir en Amérique et en Europe » (Tobler, 2000a)
- Ainsi, lors du lancement du NCGIA en 1988, il avait nominalement le titre de « chef scientifique » de cette organisation.
- Arcy Thompson (d’) W., 1917, 1948, On growth and form, MacMillan, New York
- La cartographie analytique est très proche de ce que nous appelons « transformation cartographique d’état » (Cauvin, Escobar, Serradj, 2008)
- Toute interpolation nécessite des hypothèses sur la nature du phénomène à interpoler. L’interpolation surfacique est un cas particulier car les observations sont attachées à des unités surfaciques (communes, département, état, etc.). La solution usuelle est de réduire chaque surface à son centroïde ce qui conduit à perdre une partie de l’information initiale. Or, le critère à satisfaire est que le résultat conserve la totalité des valeurs des données dans chaque unité