Henri Lefebvre
Henri Lefebvre (1901-1991) fait incontestablement partie des grandes figures intellectuelles d’envergure internationale, certes issues du 20e siècle mais toujours d’une grande actualité. Ses contributions sur les questions rurales, et plus encore sur la ville et l’urbain, ainsi que son maître-ouvrage La production de l’espace, sont devenus incontournables en géographie comme en études urbaines (encadré). Mais par l’ampleur de son œuvre, présenter Henri Lefebvre, sa trajectoire et ses travaux en quelques paragraphes relève de la gageure. Ne seront donc livrés ici que quelques points de repère bio-bibliographiques, en se focalisant sur les travaux intéressant le plus directement les géographes en tant que tels.
Encadré ‒ Principales publications sur les questions rurales, urbaines et spatiales
1963, La Vallée de Campan, études de sociologie rurale, PUF, Paris [2e éd. 1990]
1965, Pyrénées, Éd. de la Rencontre, Lausanne [2e éd. 2000]
1968, Le droit à la ville, Anthropos, Paris [3e éd. 2009]
1970, Du rural à l’urbain, Anthropos, Paris [3e éd. 2001]
1970, La révolution urbaine, Gallimard, Paris.
1970, Fondation (avec Anatole Kopp) de la revue Espaces et sociétés (qu’il quitte en 1974)
1972, La pensée marxiste et la ville, Casterman, Paris-Tournai.
1973, Espace et politique (Le droit à la ville, vol. 2), Anthropos, Paris [2e éd. 2000]
1974, La production de l’espace, Anthropos, Paris [4e éd. 2000]
Philosophe de formation, Lefebvre passe un DES (l’ancêtre d’un master 1), mais pas l’agrégation, et doit ainsi attendre 1929 pour obtenir son premier poste en lycée. Révoqué en 1941, il ne sera réintégré qu’en 1947. Pendant la guerre, après une entrée dans la Résistance, il se réfugie à Campan dans les Pyrénées où il dépouille les archives locales. Entré au CNRS en 1948, il reprend ce travail pour une thèse de sociologie qu’il soutient en 1954. En 1961, il quitte le CNRS pour devenir professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, avant d’être recruté à Nanterre en 1965 ‒ où il se dit qu’il a contribué à allumer la mèche en 1968. Il y restera jusqu’à sa retraite en 1973, qui lui permettra de voyager à travers le monde. Auteur prolixe, avec plus d’une soixantaine de livres publiés de son vivant, d’autres parus à titre posthume, d’autres encore jamais parus voire perdus, et des centaines d’articles, il a réfléchi et écrit sur les auteurs et les thématiques les plus divers : Marx en premier lieu, mais aussi Nietzsche, Hegel, Diderot, Pascal… le marxisme bien entendu, mais aussi l’existentialisme, le structuralisme… le langage, la logique, la pensée, la science… le capitalisme, l’État, les technocrates, l’urbanisme… la vie quotidienne, la modernité, le rural, l’urbain, l’espace, les rythmes… la Commune de Paris, mai 68… Tôt engagé au parti communiste (1928), il y restera jusqu’en 1958, date à laquelle il en est suspendu. Il faut dire qu’il est souvent en porte-à-faux avec la doctrine ou la pratique (staliniennes) du parti, et qu’il a croisé la route ou fréquenté d’autres mouvements intellectuels et politiques, tels que les surréalistes entre les deux guerres, ou plus tard les situationnistes.
Lefebvre se veut inclassable. Philosophe, il critique la philosophie (la recherche du système, la spéculation, l’idéalisme). Sociologue, il critique les sciences parcellaires et spécialisées (le positivisme, l’opérationalisme). Pour dépasser l’une comme les autres, il propose la notion de métaphilosophie qui vise à faire une analyse critique du présent pour ouvrir le champ des possibles et agir. Cette orientation de la pensée vers la praxis révolutionnaire doit beaucoup au marxisme dans le cadre duquel, ou avec lequel, il travaille pendant l’essentiel de sa vie, et qu’il contribue d’ailleurs largement à introduire et diffuser à travers de très nombreux articles et livres ‒ dont un « Que sais-je ? » en 1948 devenu un véritable best-seller. Dès les années 1930, il participe à traduire et diffuser les œuvres de jeunesse de Marx alors ignorées, ou occultées pour cause de proximité avec Hegel. Il y trouve et reprend la notion d’aliénation, combattue selon lui par les marxistes d’appareil car elle permet précisément de critiquer les appareils, les pouvoirs de tous ordres en même temps que l’économisme. Quand Althusser prend le devant de la scène philosophique (voire politique) dans les années 1960, Lefebvre attaque vertement son structuralisme (sans pour autant abandonner le concept de structure) et défend un matérialisme pleinement historique, nourri de dialectique. Tout en conservant la notion de dialectique, Lefebvre argumente souvent pour les relations à trois termes, ce qui permet selon lui de sortir du face à face des oppositions binaires qui tendent à figer la réalité ‒ à l’image d’une célèbre « triplicité » de l’espace présentée ci-dessous (Lefebvre, 2000, p. 49). Pour analyser le devenir, il développe une méthode d’ensemble qu’il appelle « régressive-progressive » : il s’agit de partir des problèmes du présent, de retourner dans le passé pour identifier les conditions de leur genèse et déploiement, puis de revenir au présent afin de poser des « hypothèses stratégiques » sur ce qui est en germe et pourrait être évité, ou ce que l’on pourrait au contraire faire advenir. « L’essence de l’être humain est sociale et l’essence de la société est praxis : acte, action, interaction. » (Lefebvre, 1966, p. 27). Souvent considéré comme un « marxiste hétérodoxe », Lefebvre considère qu’il faut actualiser la pensée de Marx (et d’Engels) et construire des problématiques qu’il n’a pas pu construire. Ainsi, Lefebvre développe par exemple une « critique de la vie quotidienne », de la consommation comme programmée, dirigée, manipulée, puis une analyse de la ville et de la « société urbaine » qui attireront les foudres d’autres marxistes, persuadés que tout cela est déviant, idéologique ou sans intérêt car renvoyant à de simples questions de « superstructures ». Ce que Lefebvre conteste clairement.
En 1968, Lefebvre publie son premier ouvrage sur la ville, en forme de programme autant que de manifeste, qui est sans doute le plus connu à travers le monde : Le Droit à la ville. S’il a sans doute contribué à développer la sociologie urbaine (après Paul-Henry Chombart de Lauwe, et aux côtés de Raymond Ledrut ou Manuel Castells), Lefebvre y défend pourtant la nécessité d’une connaissance qui englobe et aille au-delà des spécialisations disciplinaires. Et dans le même temps, il affirme clairement que la ville ‒ « projection de la société sur le terrain » ‒ n’est pas une totalité isolable, mais bien plutôt une médiation entre « l’ordre lointain » de l’État et de la société globale et « l’ordre proche » du voisinage et de la vie quotidienne. Parmi ses nombreuses analyses et pistes de réflexion et d’action, Lefebvre pose notamment une hypothèse forte (qu’il développe dans La révolution urbaine) : celle de l’avènement à venir d’une « société urbaine » qui viendrait prendre la suite de la société industrielle. La ville existait avant l’industrialisation mais l’industrialisation est un moteur d’une urbanisation généralisée. L’avènement de l’urbain, c’est à la fois la fin de la campagne et des villages, des communautés rurales qu’il a étudiées dans les années 1960 (Lefebvre, 1970a), et celle de la ville historique (en tant qu’œuvre, car création collective). En outre, sous domination du capitalisme, synonyme de généralisation de la marchandise et son abstraction (concrète), c’est le règne de la valeur d’échange qui grignote chaque jour du terrain à la ville comme valeur d’usage.
« (Les villes) sont des centres de vie sociale et politique où s’accumulent non seulement les richesses mais les connaissances, les techniques et les œuvres. Cette ville est elle-même œuvre, et ce caractère contraste avec l’orientation irréversible vers l’argent, vers le commerce, vers les échanges, vers les produits. En effet, l’œuvre est valeur d’usage et le produit valeur d’échange. L’usage éminent de la ville, c’est-à-dire des rues et des places, des édifices et des monuments, c’est la Fête (qui consomme improductivement, sans autre avantage que le plaisir et le prestige, des richesses énormes en objet et en argent) » (Lefebvre, 1974, p. 12).
L’urbanisme y est aussi analysé comme une idéologie apparue au début du 20e siècle, qui « formule tous les problèmes de la société en questions d’espace et transpose en termes spatiaux tout ce qui vient de l’histoire. Puisque la société ne fonctionne pas d’une manière satisfaisante, n’y aurait-il pas une pathologie de l’espace ? » (ibid., p. 51). Lefebvre dénonce notamment « la réduction de l’habiter à l’habitat » opérée par « l’urbanisme technocratique » et fonctionnaliste, qui homogénéise, spécialise, sépare et disperse. En particulier, les grands ensembles s’attaquent à la vie urbaine : ils sont monofonctionnels, éloignent ses habitants de la centralité et ne laissent aucune place à l’appropriation. Bien entendu, la ségrégation et l’éviction de la classe ouvrière ne datent pas des grands ensembles : dans La proclamation de la Commune (1965), Lefebvre considère la révolution de 1871 comme étant, entre autres choses, une revanche du peuple rejeté en périphérie de la capitale par l’haussmannisation. L’on comprend mieux, dès lors, le titre très politique du livre : le droit à la ville, parfois réduit à un slogan que certains cherchent à récupérer en le vidant de son contenu, c’est un droit à la vie urbaine, au rassemblement et à la fête, un droit à la centralité, non seulement à son accès mais à son appropriation, et donc à la reprise en main (autogestionnaire) du processus de production de la ville, plus largement de l’espace.
La question de la « production de l’espace » donnera en effet le titre et la matière d’un autre grand livre, publié en 1974, après avoir été l’objet de plusieurs articles parus notamment dans Espaces et sociétés, la revue qu’il contribue à fonder en 1970, rassemblés dans Espaces et politique (1972), présenté comme le tome 2 du Droit à la ville. On passe donc de la ville à l’espace, ce qui correspond à une montée en généralité et en théorisation, même si la question de l’urbain reste omniprésente. Extrêmement riche, dense et impossible à résumer en quelques paragraphes, le livre part d’une hypothèse, forte est simple, dont il tire ensuite les implications : l’espace (social) est une production (sociale). Dans la préface écrite pour l’édition de 1985, Lefebvre souligne qu’il s’agissait d’abord de considérer
« l’espace (social) ainsi que le temps (social) non plus comme des faits de « nature » plus ou moins modifiée, et non pas comme de simples faits de « culture » – mais comme des produits. Ce qui entraînait une modification dans l’emploi et le sens de ce dernier terme. La production de l’espace (et du temps) ne les considérait pas comme des « objets » et des « choses » quelconques, sortant des mains ou des machines, mais comme les aspects principaux de la nature seconde, effet de l’action des sociétés sur la « nature première » ; sur les données sensibles, la matière et les énergies. » (Lefebvre, 2000, p. XIX, souligné par l’auteur).
On voit qu’en mettant le concept de production au centre de sa réflexion, Lefebvre se place explicitement dans la tradition marxiste, et matérialiste ‒ et rend possible une économie politique de l’espace ‒, ce qui ne l’empêche pas d’en faire une critique, notamment quant à la négligence ou la conception de l’espace. L’espace n’est pas un donné de la nature, un contenant vide, ni une chose ni même un ensemble de choses : « il enveloppe les choses produites, il comprend leurs relations dans leur coexistence et leur simultanéité » (ibid., 2000, p. 88). Et de même que Marx a théorisé le fétichisme de la marchandise, c’est-à-dire le fait que les relations entre les hommes, les rapports sociaux, sont masqués par les relations entre les choses, Lefebvre pose le fétichisme de l’espace considéré isolément, de l’espace en soi. Réciproquement il souligne avec force que « les rapports sociaux ont une existence sociale en tant qu’ils ont une existence spatiale ; ils se projettent en un espace, ils s’y inscrivent en le produisant » (ibid., p. 152). De cette proposition fondamentale en découlent nombre d’autres, parmi lesquelles : l’espace social a une histoire (que Lefebvre esquisse dans une partie de l’ouvrage), mais ne se réduit pas à son histoire car il a aussi une fonction actuelle ; chaque société (formation sociale, mode et rapports de production) produit son propre espace, qu’elle approprie à ses besoins et finalités, non sans y transférer ses contradictions ; il ne pourra donc pas y avoir de révolution réussie sans transformation et réappropriation de l’espace social ; on peut lire l’espace (pratico-sensible) et ses paysages mais ils ne disent pas tout, ils cachent et illusionnent, car l’espace social n’a pas été produit pour être lu mais pour prescrire et interdire ; parce que produit, l’espace social est un instrument dans les rapports sociaux, il entre dans les moyens de production, donc fait aussi partie de l’infrastructure, il est une arme dans les rapports de pouvoir, « un moyen de contrôle donc de domination et de puissance » ‒ même s’il peut échapper à ses producteurs, être détourné ou détruit. Il est le lieu et l’enjeu de stratégies et de luttes de classe, où l’État joue un rôle primordial. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si cette réflexion sur la production de l’espace fera ensuite place à une quadrilogie Sur l’État (1974-1978). Pour développer et illustrer ses analyses, comme à l’accoutumée, Lefebvre mobilise et propose de nombreux concepts, dont plusieurs triades. A noter qu’il n’utilise d’ailleurs pas, à ma connaissance, des expressions telles que « dialectique spatiale », « socio-spatiale » ou « du social et du spatial » utilisées par certains promoteurs de la géographie radicale ou sociale. La plus célèbre « triplicité » fait correspondre deux triades en associant respectivement :
- l’espace perçu et la pratique spatiale (quelque chose comme l’espace matériel produit en même temps que l’espace de vie),
- l’espace conçu et les représentations de l’espace (celles des politiques, planificateurs, aménageurs, urbanistes, savants…),
- l’espace vécu et les espaces de représentations (les images et symbolismes, des habitants et usagers).
Trois moments, trois dimensions de l’espace social en relations dialectiques ‒ même si le premier terme est parfois négligé par des auteurs qui mettent surtout l’accent sur l’opposition entre planificateurs ou promoteurs et habitants ou usagers, donc entre l’espace conçu (espace dominant, car des classes dominantes) et l’espace vécu (espace dominé, subi, car des classes dominées), afin de montrer leurs décalages et contradictions ‒ et appeler, là aussi, à une réappropriation. Plus fondamentalement, Lefebvre souligne l’importance de travailler à une théorie unitaire de l’espace qui rassemble à la fois l’espace social, l’espace physique et l’espace mental ‒ en rappelant que les deux derniers ne sauraient être considérés comme isolables du premier.
Pour nombre de chercheur-es qui tentent de développer une approche critique du monde social intégrant la question de l’espace, Lefebvre est ainsi devenu une référence centrale en même temps qu’une source de légitimité parfois convoitée. Mais de façon inégale à travers le monde. Très vite reconnu dans certaines régions comme l’Amérique latine, il faut attendre la traduction anglaise de La production de l’espace en 1991 seulement pour qu’il connaisse le même sort (Peet, 1998 ; Merrifield, 2000). Dans son propre pays, il a connu une sorte d’éclipse à partir des années 1980, même s’il faisait partie des références de la géographie sociale alors émergente. Il n’y fait un retour en force que depuis les années 2000, avec la multiplication des rééditions de ses ouvrages (et quelques parutions originales d’ouvrages posthumes), puis celle des analyses de ses productions et d’initiations à son œuvre (Costes, 2009 ; Deulceux, Hess, 2009…), puis des séminaires et colloques (particulièrement pour le cinquantenaire du Droit à la ville en 2018), mais aussi sa promotion concurrentielle par Edward Soja et David Harvey (dont plusieurs ouvrages sont eux-mêmes traduits en français), deux grands noms de la géographie invités à plusieurs reprises en France au tournant des années 2010. Gageons que les géographies radicale et critique françaises ou francophones, elles-mêmes de plus en plus affirmées, ne manqueront pas de faire vivre son travail.
Fabrice Ripoll