Historique du paysage
La prise en compte des paysages s’est rapportée tardivement à la tradition chorographique dans laquelle les descriptions du monde s’étaient longtemps contenté de localiser, dans le cadre des frontières administratives et politiques, les ordres de faits prescrits par un questionnaire schématique (centres politiques et religieux, monuments remarquables, relief, fleuves, … ). Rendre compte des paysages exige en effet de considérer les totalités complexes qu’ils constituent et d’avoir pour cela des moyens de description spécifiques (vocabulaire, iconographie, cartographie). Le passage des pratiques de compilation de la géographie de cabinet à l’observation directe de la nature sur le terrain a permis cette prise en compte nouvelle du paysage à partir du Dix-Neuvième Siècle. Son étude par la géographie fut donc menée au départ dans un esprit résolument naturaliste : ce qui était étudié était le phénomène lui-même (la face de la terre, plus ou moins artificialisée selon les régions du monde) et non sa «représentation» ou sa perception, même si les géographes étaient sensibles aux qualités esthétiques des paysages ou aux valeurs qu’ils reflètent.
Alexandre von Humboldt (1769-1859) est considéré comme un précurseur de l’approche naturaliste des paysages, mais il fallut attendre l’institutionnalisation universitaire de la géographie, à la fin du XIXème siècle, pour que soit formalisée leur approche en géographie. Cette formalisation fut le fait de géographes allemands, en particulier Alfred Hettner (1859-1941), Siegried Passarge (1867-1958) et Otto Schlüter (1872-1952), qui proposèrent de définir la science géographique comme étude des paysages. La labilité même de la notion (qui n’a pas été forgée par la géographie) explique la diversité des approches auxquelles sa diffusion a donné lieu.
En France, Paul Vidal de la Blache (1845-1918) a donné l’exemple d’études régionales où des sources nombreuses sont mobilisées, à commencer par l’observation directe des paysages ; ses travaux et ceux de ses élèves ont représenté le modèle de la géographie régionale descriptive par laquelle l’école française de géographie a rayonné dans le monde jusqu’au milieu du Vingtième Siècle (c’est l’approche qui est présentée dans le corps de cet article comme la “géographie régionale classique”). Aux Etats-Unis, deux courants très distincts ont étudié les paysages dans la géographie de l’entre-deux-guerres, d’une manière très différente de celle de cette école française : en Californie, Carl Otwin Sauer (1889-1975) a étudié les paysages (d’Amérique latine, en particulier) pour éclairer les rapports entre l’homme et l’«environnement» tels que la culture les définit ; dans le Midwest, de jeunes géographes ont cherché à standardiser l’approche régionale et la description des paysages.
A partir des années 1950, le sentiment se développe chez les géographes occidentaux (à partir du monde anglo-saxon et scandinave, au départ) que la géographie régionale manque de rigueur et que le paysage est une notion trop floue pour être scientifique. Une approche toute différente est alors développée, qui détrône le paysage de la position hégémonique qu’il avait eue au premier Vingtième Siècle. La recherche géographique consiste désormais à s’intéresser à un seul ordre de fait à la fois, en le considérant sur un vaste espace, plutôt qu’à étudier la totalité des ordres de fait sur une petite région comme on l’avait fait auparavant. Cette “nouvelle géographie” ne veut plus accumuler des monographies régionales, mais dégager des lois de «localisation» ; elle ne se pratique plus sur le «terrain», par l’observation directe, mais sur des espaces bien plus vastes (que l’œil ne peut pas embrasser), par la comparaison de cartes thématiques à petite «échelle» de variables quantifiées. Cette géographie “théorique et quantitative” se détourne donc de l’évocation littéraire des paysages ruraux (la géographie régionale était plus à l’aise pour étudier les régions rurales, en particulier à travers les “paysages agraires” – voir la rubrique “autres acceptions”) et s’intéresse aux «réseaux» de villes pour lesquels l’existence de données chiffrées permet de tenter une modélisation mathématique.
Alors que l’orientation paysagère est de fait abandonnée par cette nouvelle approche en géographie humaine et économique, le paysage est remis à l’honneur à partir des années 1950 dans d’autres champs de recherche. Aux Etats-Unis, John Brinckerhoff Jackson (qui n’est pas géographe, mais a une formation en histoire et littérature) réinvente la notion et élargit notre regard en faisant des formes du paysage ordinaire un objet d’étude, et en nous invitant à porter un regard informé sur le banal et le vernaculaire, plutôt qu’à faire mécaniquement révérence au pittoresque (qui n’est qu’une modalité particulière du paysage, culturellement valorisée). Plus récemment, D.E. Cosgrove montre en quoi le regard sur le paysage affirme un point de vue social du spectateur.
En France, des spécialistes de géographie physique de sensibilité biogéographique se sont fait une spécialité de la question du paysage (Georges Bertrand, Gabriel Rougerie), y intégrant une prise en compte de la perception des acteurs ; l’école de Besançon (Thierry Brossard et Jean Claude Wieber), partie du même type d’approche biogéographique, a développé la cartographie de paysage. En géographie humaine, la géographie de l’espace vécu (Armand Frémont) a réaffirmé la dimension identitaire de la sensibilité au paysage et Augustin Berque souligne l’originalité culturelle que constitue notre vive conscience du paysage (une conscience qui caractérise l’Occident et le monde chinois) et propose d’appeler “médiance” la relation entre une société et son environnement, dont la nôtre n’est qu’une forme particulière malgré l’évidence qu’elle a pour nous.
De son côté, la géographie russe présente l’originalité d’avoir maintenu, tout au long du Vingtième Siècle, une très importante tradition de “science du paysage” (Landschaftovedenie), sans rupture épistémologique comparable à l’avènement de la “nouvelle géographie” occidentale des années 1960. Dans cette tradition naturaliste qui privilégie l’étude de milieux strictement naturels, la notion de “Complexe Naturel Territorial” (expression désignant des unités paysagères – le mot allemand, “landschaft”, sera finalement adopté dans la première moitié du Vingtième Siècle) de V. Dokoutchaev (1846-1903), à la fin du Dix-Neuvième Siècle, ou l’adoption d’une approche systémique par V.B. Sochava dans les années 1960 (le “géosystème”), ont constitué des innovations importantes, largement diffusées dans le monde.