Le géographe américain Karl Kansky a, dans sa thèse parue en 1963,
Structure of transportation networks, proposé une série de 14 indices permettant de qualifier des réseaux d’infrastructures pouvant être modélisés sous forme de
graphe planaire. Ces indices peuvent être divisés en deux grandes types : les indicateurs portant sur le
réseau dans son ensemble ; les indicateurs portant sur chacun des sommets ou liens du réseau. Ils continuent à être utilisés aujourd’hui et la thèse de Kansky reste abondamment citée, tant par des géographes et des aménageurs que par des physiciens travaillant sur des réseaux spatiaux (Barthelemy, 2010).
Deux questions de recherche principales motivent l’étude de Kansky, étude financée par l’armée américaine : la question de l’efficacité d’un réseau et celle de l’accessibilité. La grande majorité des mesures proposées n’est pas issue de la théorie des graphes stricto sensu. Si le vocabulaire est issu de cette branche des mathématiques (chemin,
connexité, cycle, etc.), seuls le diamètre (plus long des plus courts chemins d’un graphe) et le nombre cyclomatique (nombre de cycles dans un graphe) sont des mesures détaillées dans les manuels de référence de l’époque (Berge, 1958 ; Harary, 1969) ; l’indicateur nommé associated number (distance la plus longue d’un sommet à tout autre sommet du graphe) est lui issu du premier manuel de théorie des graphes (König, 1936).
Les autres mesures proposées sont issues de travaux antérieurs de géographes (Garrisson, 1960 ; Garrisson et Marble, 1961 – le chapitre 3 de ce dernier ouvrage est de Kansky), ces derniers s’appuyant davantage sur l’étude des réseaux de communication (Shimbel, 1953 ; Prihar, 1956) que de la théorie des graphes au sens strict. Ainsi, les indices alpha (nombre de circuits présents divisé par le nombre de circuits possibles), gamma (nombre de liens présents divisé par le nombre de liens possibles) sont directement issus de Garrisson et Marble, tout comme la reprise chez ces auteurs des indices de Shimbel (1953) relatifs à l’accessibilité et à la dispersion dans un réseau.
Les indices proposés par Kanski présentent deux caractéristiques notables : ils ne supposent pas de calcul matriciel (ratios entre des distances et des poids, ratios entre les nombre de sommets, de liens et de composantes connexes du réseau) et consistent en grande partie en des valeurs moyennes. L’indice eta est ainsi la longueur (ou l’intensité) moyenne des liens ; l’indice theta permet de calculer le trafic moyen par lien et l’indice iota permet de connaître le volume par mile. L’un des plus innovants semble être la mesure de « circuity », à savoir l’écart entre le tracé des voies et les distances à vol d’oiseau entre lieux. Illustration avec l’indicateur mu expliqué en graphique (voir figure en annexe)
Cet ouvrage a eu un impact important pour deux raisons principales ; il propose des indicateurs faciles à calculer et fournit une grille d’interprétation complète des indices, multipliant les exemples graphiques afin d’expliquer les résultats obtenus. Lorsqu’on lit les ouvrages de théorie des graphes de l’époque, on peut tout de même s’étonner que la question de la vulnérabilité des réseaux ne se soit pas appuyé sur la recherche de points d’articulation ou d’isthmes (respectivement sommet et lien dont la suppression augmente le nombre de composantes connexes du graphe). Par ailleurs, la direction des liens n’est jamais évoquée. Il est possible dans ce dernier cas d’évoquer les paradigmes dominants en théorie des graphes : quand pour Berge, mathématicien français, tout graphe est orienté par défaut, pour les mathématiciens nord-américains, tout graphe est par défaut non orienté.
Si la géographie, et notamment la géographie des transports et des infrastructures (en France, voir notamment la thèse de Pascale Dancoisne, 1984), a pioché dans les années 1960 tant dans la théorie des graphes que dans l’étude des réseaux de communication pour construire une batterie d’indicateurs utiles pour ses questions de recherche, le même processus se déroule à la même époque dans d’autres disciplines, notamment en sociologie et en écologie. Des mesures empiriquement utiles mais non décrits dans les ouvrages de théorie des graphes de l’époque ). se verront ainsi donner des noms différents : le nombre de liens présents divisé par le nombre de liens possibles sera par exemple appelé indice gamma dans l’ouvrage de Kansky, connectance en écologie et densité en analyse des réseaux sociaux. Le développement de paradigmes disciplinaires fondés sur la théorie des graphes mais dialoguant très peu les unes avec les autres a duré jusqu’à la fin des années 1990 quand l’arrivée des physiciens puis des informaticiens a progressivement permis l’adoption d’un langage en partie commun.
Laurent Beauguitte (CNRS, UMR Géographie-cités)
voir aussi:
connectivité
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