Lieu touristique
Le « lieu touristique » peut être défini comme « un ensemble localisé et localisant de tourisme. C’est le résultat provisoire de la transformation d’un endroit en lieu par le tourisme (processus d’invention), ainsi que celle d’un lieu déjà constitué en un lieu d’une nouvelle qualité (processus de subversion et de diversion) » (Équipe MIT, 2005, p. 340). Un lieu touristique est une configuration spatiale rendant possible le projet de recréation des individus, au travers duquel les touristes s’engagent dans un « relâchement contrôlé des contraintes et des émotions » (Elias, Dunning, 1986, p. 130). Le lieu touristique peut alors être appréhendé comme un lieu autre, une « hétérotopie », c’est-à-dire une « utopie située » (Foucault, 1984) permettant aux individus de mettre à l’épreuve les normes qu’ils ont intériorisées dans leur espace quotidien (Coëffé, 2010b ; 2017 ; Coëffé, Morice, 2020).
À partir de cette définition, différents idéaux-types (Équipe MIT, 2002) ont été construits, intégrant les processus de transformation des lieux par le tourisme, en prenant au sérieux la situation pré-touristique, la « mise en tourisme », et les caractéristiques spatiales actuelles au travers de l’urbanité (Stock et al., 2020). Quatre types, « formes élémentaires » des lieux touristiques, ont ainsi été identifiés :
– Le site touristique en tant que lieu de passage avec peu d’hébergements banalisés – comme c’est le cas du Mont-Saint-Michel offrant une dizaine d’hôtels alors qu’environ 3 millions d’individus le visitent chaque année – voire sans hébergement ;
– le comptoir touristique en tant que lieu créé par et pour les touristes, selon un système de fermeture et de discontinuité avec la société locale créant un entre soi touristique, comme les « villages » du Club Méditerranée ;
– la station touristique en tant que lieu créé par et pour les touristes mais selon une configuration ouverte garantissant la libre circulation et la présence d’habitants « permanents » comme c’est le cas de La Plagne ou du Cap d’Agde ;
– la ville touristique au sens de ville « pré-touristique » investie par le tourisme selon une intensité variable pouvant conduire dans certaines situations à la subversion du lieu comme c’est le cas de Venise (Équipe MIT, 2002 ; Duhamel, 2018).
Cette conception du lieu touristique s’inscrit dans un changement de paradigme qui est associé à la discipline géographique de manière plus globale mais qui prend un tour particulièrement exemplaire s’agissant du tourisme. Si le principe de la « vocation » des lieux a constitué l’ordinaire du déterminisme naturel, il a été poussé très loin lorsqu’il s’est agi de traiter la dimension touristique des lieux, réduits à des gisements de ressources déjà-là qu’il suffirait d’exhumer. Le travail de Michel Chadefaud (1988) marque une rupture dans l’approche géographique du tourisme, en montrant l’historicité de la valeur associée au thermal et au climatique, les touristes étant saisis comme des acteurs capables de produire des représentations singulières pouvant former système, ce que John Urry appelle le « regard touristique » (1990), « un rapport au monde spécifiquement touristique » (Knafou, Stock, 2013, p. 1018). En parlant également de « production touristique », Georges Cazes identifie quant à lui « l’action conjointe de trois systèmes : un système d’acteurs, un système d’images, et un système d’espaces » (1992, p. 65).
Cette dynamique cristallise surtout à partir des années 1990 et 2000, à travers les travaux de Rémy Knafou et de l’équipe MIT (Knafou et al., 1997 ; Équipe MIT, 2002 ; 2005 ; 2011) qui sont venus bousculer les manières d’appréhender la dimension touristique des lieux en transformant l’évidence en problème. La « mise en tourisme » a alors constitué un outil heuristique particulièrement innovant en intégrant cette fois le principe de l’ « invention » (Knafou, 1991) des lieux touristiques, une manière de se caler sur le tournant actoriel et interprétatif en géographie.
Les thématiques de recherche sur les lieux touristiques sont diverses mais convergent régulièrement autour de leur « mise en tourisme », laquelle permet d’intégrer notamment les « itinéraires de lieux » (Équipe MIT, 2011). La trajectoire des lieux touristiques permet de montrer qu’un lieu peut être analysé en tant que site à un moment de son histoire puis en tant que comptoir à une autre période, voire plus tard encore en tant que station, comme c’est le cas de Saint-Gervais-les-Bains (Haute-Savoie) par exemple. L’outil conceptuel « mise en tourisme » permet d’ouvrir un champ de recherche lié à la touristicité des lieux, c’est-à-dire l’intensité de la présence du tourisme dans les lieux. Cette touristicité peut être analysée au travers d’un indicateur qui est aussi un processus englobant la mise en tourisme du Monde entendu avec une majuscule comme « l’espace habité localisé sur l’étendue de la planète Terre » (Lévy, 2017, p. 95) : l’urbanisation des lieux.
Les études travaillant les interactions entre tourisme et urbanité se sont en effet multipliées dans les deux dernières décennies, montrant la consubstantialité de ces deux réalités sociales (Équipe MIT, 2002 ; Coëffé, 2010a ; 2017 ; Stock, Lucas, 2012 ; Gravari-Barbas, 2013 ; Rouleau-Racco, 2014 ; Coëffé, Stock, 2021). En effet, inventé au 18ème siècle par des citadins qui ont fait le choix de valoriser des villes existantes ou de créer des espaces urbains de toutes pièces, le tourisme est fondamentalement un phénomène urbain, transformant les lieux à travers leur urbanisation. Cette dernière se déploie au travers de l’espace matériel (notamment les aménités indispensables à l’hospitalité des touristes) mais aussi des valeurs, normes, représentations qui y sont projetées et transférées, ainsi que des pratiques qui y prennent place. L’analyse de l’urbanité des lieux touristiques a permis par exemple de fournir un instrument heuristique pour penser autrement la centralité et la hiérarchie urbaine. Certains travaux sur le tourisme ont permis de bousculer la théorie des lieux centraux élaborée par Christaller en 1933, en montrant que le phénomène touristique contribue à construire la « centralité symbolique » (Monnet, 2000, p. 407) d’un lieu : la renommée de Florence ou Bruges est mondiale alors que leur masse démographique ne dépasse pas 400 000 habitants (Duhamel, 2018). Le tourisme peut également être analysé en tant qu’opérateur de la diversification des composants d’un espace urbain, qu’il s’agisse des fonctions économiques, des bâtis, de l’appartenance sociale et culturelle des individus, etc. En tant que phénomène de mobilité et de mode d’habiter temporaire, le tourisme oblige à analyser la densité autrement que comme un phénomène statique, la coprésence des touristes et des résidents « permanents » pouvant accroître de manière substantielle la densité de l’espace à un moment donné par exemple (selon la saisonnalité des stations, le régime événementiel de certaines villes, etc.). La mise en tourisme peut constituer un indicateur de la dimension métropolitaine d’une ville en révélant par exemple sa mondialité, notamment l’intensité et la densité de ses relations avec les autres lieux du Monde. Cette intensité et cette densité sont différenciées selon les lieux de la métropole (ou d’autres types d’espaces urbains) et bien souvent, les fragments urbains les plus intensément et densément insérés dans l’espace mondial par le tourisme, correspondent à ce que Michel Lussault appelle un « hyper-lieu », c’est-à-dire un lieu dont les caractères génériques sont « exaspérés par les effets de la mondialisation » (2017, p. 55). Ainsi de Times Square (New-York) ou de Shibuya (Tokyo). En effet, si tous les lieux mis en tourisme ne sont pas devenus des hyper-lieux, tous les hyper-lieux sont investis par le tourisme (Violier, 2019).
Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que les débats contemporains sur le lieu touristique aient tendance à être connexes de ceux qui ont trait à la « mise en tourisme ». Les controverses cristallisent autour de la « capacité de charge » des lieux et le « surtourisme » (voir par exemple le dossier « trop de touristes ? », Esprit, 2016) qui viendrait menacer leur habitabilité. La doctrine récente de l’overtourism (« surtourisme ») n’est en réalité pas nouvelle même si elle s’est creusée dans les dernières années avec le traitement médiatique mais aussi scientifique de quelques situations paroxystiques, dont Venise et Barcelone constituent les figures emblématiques. Dès 1980, Butler avait forgé le modèle du resort cycle en identifiant six phases dans l’« évolution » des lieux touristiques, séquencées en fonction de l’augmentation du nombre de touristes : exploration, involvement (investissement, implication), development, consolidation, stagnation et enfin, decline ou rejuvenation (rajeunissement). La phase de stagnation y était fondée sur le principe d’une « capacité de charge » des lieux. Or, Florence Deprest (1997) a montré la confusion qui existe entre « capacité d’accueil », par exemple le nombre de places disponibles sur un bateau et les conditions de sécurité qui lui sont associées, et la « capacité de charge » qui renvoie à une problématique d’anéantissement des lieux par un supposé seuil de saturation qui sépare l’acceptable de ce qui ne l’est pas ou plus : alors que « la capacité de charge touristique inclut toujours la notion physique objective, mais en se référant à une dimension sociale et psychologique, au travers de la réaction de la société locale ou de la satisfaction du touriste [et] en cela, elle rejoint l’idée de seuil de tolérance sociale (…), l’ »acceptable » est une notion très relative. Elle est relative historiquement [et] sociologiquement : dans une société donnée, à un moment donné de l’histoire, l’ »acceptable » des uns peut être l’ »inacceptable » des autres » (ibid., p. 51). Il peut paraître légitime que les gestionnaires de certains lieux prennent en compte leur vulnérabilité et agencent des dispositifs de conservation pour protéger des sites qui seraient par exemple fragilisés par les piétinements répétés de certaines espèces florales ou végétales. Il n’est pas moins légitime, dans une perspective de droit à l’accessibilité, que d’autres gestionnaires de site cherchent à réguler les flux, par exemple pour garantir la perception visuelle des œuvres dans un musée. Mais aucune de ces configurations spatiales ne peut être fondée sur un « seuil de saturation » établi objectivement par la quantification, sinon par estimation (Coëffé, Violier, 2019). Le principe de la vulnérabilité peut pourtant conduire, dans certaines situations certes rares, à la fermeture des lieux touristiques lorsque leur accessibilité finirait par générer une altération radicale, voire une ruine irrémédiable. Mais dans une telle configuration, des alternatives peuvent exister comme la construction d’un fac-similé réalisé pour les grottes de Lascaux (qui en est à la 4ème génération) ou Chauvet. Ce type de dispositif ne manque pas d’être associé à la « mise en scène » qui prévaudrait dans tout lieu touristique, régulièrement mis au pilori dans la mesure où il altérerait l’authenticité de la rencontre, jusqu’à céder à la « disneylandisation » du monde (Brunel, 2006). Dean MacCannel a même fait de la « mise en scène de l’authenticité » (1999, p. 91) un élément générique de toute situation touristique. Cette métaphore théâtrale désigne la performance produite par la société locale pour jouer le rôle attendu par les touristes. Or, ce dispositif rend aussi compte de processus d’hybridation culturelle et d’espaces-temps différenciés au travers desquels se joue une pluralité de répertoires. A Hawaï par exemple, « loin d’abandonner [la danse « traditionnelle » appelée hula] à la seule sphère touristique, la société locale s’en est saisie en inventant sans cesse de nouvelles formes, y compris en revisitant les anciennes. Ce qui est donné à voir aux touristes ne peut totalement être confondu avec les registres présents dans le quotidien » (Coëffé, Pébarthe, Violier, 2007, p. 93). À rebours des « études d’impact » qui envisagent les sociétés locales comme passives face aux touristes, certains travaux appellent ainsi à une posture capable d’appréhender les situations de coprésence au travers de relations dialogiques respectant davantage la complexité des interactions sociales rendues possibles par les lieux touristiques.
Vincent Coëffé