Acteurs de l’aménagement de l’espace
Acteurs de l’aménagement de l’espace
En sciences humaines et sociales, le terme « acteur » est utilisé dans son sens figuré. Il désigne une personne ou un groupe de personnes ou une organisation capable d’agir, directement ou indirectement, sur une situation sociale donnée afin de la modifier. Pour ce faire, l’acteur dispose d’une capacité à agir sur une situation et poursuit des objectifs en mettant en œuvre une stratégie.
Même si le terme est utilisé dans plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales, dont la géographie (Pumain, 2001 ; Noseda, Racine, 2001), il trouve son origine en sociologie. Dès les premiers développements de cette discipline, le terme désigne un individu dont la conduite dépend de la société où il vit et au sein de laquelle il occupe des statuts qui le placent dans certains rôles par rapport à d’autres acteurs. Cependant, l’ambiguïté du terme a suscité un débat quant au degré de liberté dont disposent les acteurs dans la conduite de leur action. Ainsi, afin de mieux prendre en compte l’influence du contexte (moments, situations) ou de logiques extérieures relevant de la socialisation, voire des effets de domination, le terme « agent » a été utilisé (Bourdieu, 1980) ; le travail sociologique consisterait alors à révéler les déterminants de l’action des individus et des groupes.
Cependant, dans le domaine de l’aménagement de l’espace, l’utilisation du terme « acteur » correspond plus volontiers à celle des sociologues qui s’attachent à l’autonomie des individus et des groupes (Boudon, Crozier). Le terme coïncide alors avec une conception rationnelle ou utilitariste de l’action sociale, celle où les acteurs choisissent librement parmi différentes possibilités et ont de bonnes raisons d’agir. Il correspond aussi à l’idée que chaque acteur est lui-même partie d’un ensemble d’acteurs plus vaste ayant la capacité d’agir sur un même objet (ex. un équipement) et/ou au sein d’un même espace (une commune, une région, etc.).
Les acteurs qui interviennent dans le domaine de l’aménagement de l’espace agissent sur un territoire donné. Leur action vise à modifier l’organisation de l’espace ou à pérenniser des situations qui sont dans leur intérêt afin de susciter des modifications de comportements, de pratiques de l’espace, des paysages, dont le but général est de produire des effets jugés positifs sur la société. En ce sens, ils constituent des acteurs spatiaux.
Les acteurs de l’aménagement de l’espace se situent à différentes échelles d’action transnationale, nationale et locale. Ils correspondent à des acteurs publics (États, collectivités locales, Union européenne), à des acteurs privés (associations, entreprises du secteur privé) et à des acteurs publics-privés (ex. : société d’économie mixte). Les citoyens, seuls ou regroupés dans des collectifs, sont également des acteurs de l’aménagement à la fois au titre de démarches plus ou moins formelles auxquelles ils participent (différentes formes de la participation citoyenne) qu’au titre de leur rôle dans le choix des élus et dans le contrôle de l’action d’aménagement, notamment via l’activité contentieuse.
La mise en œuvre des actions d’aménagement de l’espace impliquant des relations entre plusieurs acteurs, situés à plusieurs niveaux et échelles, place ces derniers dans des relations d’interdépendances qui les amènent à développer des stratégies. Ces relations font alors l’objet d’analyses visant à identifier des jeux d’acteurs, des réseaux ou coalitions d’acteurs (Dormois, 2008), et des stratégies d’acteurs. L’analyse des jeux d’acteurs permet de révéler la manière dont chaque acteur se positionne par rapport aux autres dans le but d’atteindre son objectif. L’analyse des réseaux ou coalitions d’acteurs vise à identifier comment des acteurs, initialement isolés, coordonnent leur action afin d’atteindre un objectif donné en mobilisant et en partageant des ressources. Dans les deux cas, les acteurs en question mettent en œuvre des stratégies individuelles ou collectives. Les stratégies en question sont en interaction et dépendantes les unes des autres en fonction des buts poursuivis par les acteurs ou les groupes d’acteurs concernés. L’action d’aménagement de l’espace, qui concerne de nombreux acteurs, justifie une analyse des stratégies des acteurs en présence. Il s’agit alors de repérer à partir de quelles ressources (financières, légales, politiques, argumentatives, etc.) et de quelle manière (la conviction, la persuasion, le passage en force, la dissimulation, le mensonge…), les acteurs concernés tentent d’atteindre leurs objectifs.
Sans que cela soit spécifique à l’analyse de ce domaine d’action, on peut distinguer, selon la capacité des acteurs à agir, trois grands types de stratégies : des stratégies offensives (quand il s’agit d’améliorer la situation initiale de l’acteur), défensive (quand il s’agit de maintenir une situation initiale ou de se donner les moyens de résister à d’autres acteurs ayant des objectifs contraires) ou participative (quand il s’agit de faire adhérer d’autres acteurs aux objectifs que l’on poursuit). Dans le domaine de l’aménagement de l’espace, les grandes catégories d’objectifs sont d’établir une domination matérielle sur l’espace (ex. : maîtrise du foncier), de projeter une image de puissance (ex. : opérations d’aménagement prestigieuses), d’assurer une meilleure efficacité sociale et économique (ex. système de transport), de susciter l’adhésion à un collectif (ex. : collectivité publique mais également associations, collectifs citoyens) afin d’asseoir sa légitimité en tant qu’acteurs (ex. : réalisations d’aménagements par les collectivités publiques) ou au moment de débats voire de conflits (ex. : association de défense de l’environnement, collectifs des « zones à défendre ») (Subra, 2018).
Si chaque acteur poursuit les objectifs qui sont les siens, on pourrait alors penser que les acteurs dominants capables de mobiliser un ensemble de ressources pour soutenir leurs stratégies sont en mesure d’imposer les actions d’aménagement de l’espace qui correspondent au mieux à leurs intérêts (Davidoff, 1975). Or, si l’analyse des stratégies d’acteurs vis-à-vis de la conduite de l’action d’aménagement de l’espace peut parfois conduire à ce type de conclusion (Drozdz, 2016), une autre manière de considérer la posture des acteurs, découlant d’une conception de l’action sociale soutenue par des sociologues tels que Alain Touraine ou François Dubet, conduit à la conclusion que, dans la pratique, l’action des individus n’est jamais totalement gouvernée par leurs intérêts et qu’ils sont donc capables de s’en distancier par un regard critique. Cette manière d’aborder l’acteur correspond à l’approche de l’action d’aménagement de l’espace mobilisant des méthodes participatives dont l’objectif n’est pas de mettre en œuvre des stratégies pour atteindre un objectif prévu à l’avance, notamment par les acteurs dominants, mais plutôt de construire, collectivement et sans a priori, des actions d’intervention volontaire sur l’espace.
Cependant, ces différentes approches ne remettent pas en cause l’importance des acteurs dans le processus de l’action alors même que, dans le domaine de l’aménagement de l’espace, le résultat de l’activité des acteurs ne dépend pas entièrement de la combinaison de leurs stratégies et de leurs choix. En effet, certains éléments comme une connaissance imparfaite de la réalité (manque de données, éléments initialement non pris en compte, etc.) ou, encore, les effets inattendus de l’action, peuvent avoir un influence, à plus ou moins long terme, sur le déroulement et le résultat de l’action d’aménagement (Berdoulay, Soubeyran, 2012) ; cette dernière échappant, de ce fait, au moins en partie, aux objectifs initiaux poursuivis par les acteurs.
Le terme « acteur » connaît un certain nombre de variations de sens dans le champ de l’aménagement de l’espace liés à l’évolution de l’action publique, aux évolutions socio-culturelles et aux débats intellectuels. Ainsi, au moment où se mettent en place les politiques nationales d’aménagement de l’espace dans la période d’après-guerre, des États volontaristes, dotés d’une certaine conception du développement associant modernisation économique et transformations sociétales, valorisent alors le rôle des acteurs socio-économiques comme partie prenante de l’action d’aménagement via des démarches de négociation, d’élaboration de projets, de planification.
Cependant, au milieu des années 1980, les critiques tant marxistes (l’action d’aménagement ne fait qu’accompagner le déploiement spatial du capitalisme), qu’humanistes (l’action d’aménagement est trop technocratique) ou libérales (critique générale de l’intervention de l’État) de l’action prépondérante de l’État en matière d’aménagement de l’espace, certes plus ou moins virulentes selon le rôle des États centraux dans ce domaine, oblige à repenser le rôle des différents acteurs de l’aménagement. Dans cette perspective, on assiste à l’émergence, dans le champ de l’aménagement de l’espace, d’une conception de l’acteur inspirée du philosophe allemand Jürgen Habermas (théorie de l’ « agir communicationnel ») ; ce dernier considérant que l’un des enjeux de la vie démocratique contemporaine est de bâtir les conditions du dialogue au sein de la société. Cette approche a donné lieu au développement de diverses approches participatives dans le domaine de l’aménagement de l’espace (Healy, 2005) où l’acteur est considéré avant tout comme un sujet qui produit des énoncés (locuteur).
Enfin, plus récemment, semble s’exprimer une forme de radicalisation de l’idée d’acteurs marquée par une valorisation de la singularité des individus ou des groupes. Si une prise en compte des acteurs ainsi définie peut être relevée dans le domaine de l’architecture (postmodernisme en architecture), il est aujourd’hui difficile d’appréhender les conséquences de cette évolution dans le domaine de l’aménagement de l’espace même si elle peut permettre d’expliquer la montée des contestations des actions d’aménagement et de leurs acteurs institutionnels.
Frédéric Santamaria