Développement, critique du concept

critique du concept de développement

Apparu au milieu du 20ème siècle, le concept de «développement» fait partie de ces mots clés de la géographie destinés à réformer en profondeur nos représentations du monde, ainsi que de son organisation, en rendant compte de l’état d’avancement des peuples sur la marche du progrès et de l’industrialisation. Calculé initialement en fonction du produit intérieur brut, il permettait dans un souci d’objectivité et de scientificité retrouvé de dresser un état des lieux chiffré et hiérarchisé des inégalités à l’échelle du globe et mettait fin ainsi aux anciennes catégorisations coloniales devenues suspectes, fondées sur les dualismes civilisés/primitifs, modernes/archaïques.

C’est à l’occasion du discours d’investiture du Président Truman prononcé le 20 janvier 1949 que l’expression « sous-développé » fut employée officiellement pour la première fois . La reconstruction de l’échiquier politique international d’après-guerre (la guerre froide) et la décolonisation offraient un contexte propice pour changer notre regard sur le monde. La formule « sous-développé » fut ensuite reprise par les sciences sociales. René Dumont put dès lors annoncer le mauvais départ de l’Afrique en 1963 et Yves Lacoste rédigea une Géographie du sous-développement deux ans plus tard . La rupture se voulait radicale ; à une géographique coloniale employée à justifier l’entreprise civilisatrice des anciennes métropoles succédait une géographie postcoloniale qui voulait dénoncer le caractère prédateur de la colonisation.

Cependant, les anthropologues et les sociologues condamnèrent aussitôt cette nouvelle lecture qui leur semblait relever d’une idéologie moderniste aux présupposés douteux, et finirent par déclarer mort-né le concept de développement dès les années 1960. La thèse « développementaliste » était en effet décriée pour substituer à l’idéologie coloniale et sa mission « civilisatrice » une nouvelle idéologie universaliste et moderniste qui présentait le danger d’un autre « lissage » du monde et d’une nouvelle simplification de l’histoire. Celui-ci était toujours pensé en référence à un même dualisme bâti sur le couple anciennes métropoles/anciennes colonies, parfois dissimulé derrière les apparats d’un nouveau vocabulaire qui se voulait plus neutre («Nord»/Sud). Mais l’«Occident» demeurait implicitement au centre d’une nouvelle grille de lecture établie en fonction d’une même échelle de valeurs terriblement réductrice : les sociétés et les continents n’étaient plus rangés à l’aune du modèle culturel occidental (primitifs/civilisés) mais à celui de son modèle économique (sous-industrialisés/industrialisés). En somme, la thèse développementaliste semblait à nouveau relever d’une fiction en projetant à l’ensemble de l’humanité l’histoire de l’Occident et de sa singulière épopée industrielle commencée au XVème siècle entre Venise et Anvers. Ainsi, on a cru dans les années 1960 à la révélation d’un monde nouveau alors qu’il n’y eut que relecture du même paradigme qui posait toujours l’Occident au centre de l’ordre des choses, reléguant pêle-mêle les autres en « «périphérie» » pour faire valoir le seul éclat de sa civilisation. Finalement, le concept de développement entretenait l’illusion d’un monde sans histoire et débarrassé de ses aspérités socio-culturelles, un monde engagé dans une seule et même course à sens unique menant à une seule forme de progrès. C’était le mythe de l’occidentalisation achevée et réussie où tous les peuples colonisés, forgés à l’image de quelques sociétés dominatrices autoproclamées « exemplaires » (converties au monothéisme, à l’économie de marché, à la raison moderne, à l’individualisme) poursuivraient les mêmes dessins. Or, on sait désormais combien les sociétés africaines, asiatiques, amérindiennes et océaniennes, pour être réceptives aux apports extérieurs, n’en sont pas moins susceptibles de conserver leurs spécificités.
Ainsi, les critiques faites au développementalisme présentaient le mérite de rappeler que le concept de développement proposait une mise en ordre du monde qui ne faisait pas l’unanimité. Celui-ci a alors muté pour recouvrir un sens plus large. Au seul produit intérieur brut ont été associés de nouveaux critères (inégalité, exclusion et insécurité). Il conviendrait désormais de distinguer la « croissance » synonyme d’enrichissement économique du « développement » entendu comme une nouvelle appréciation qualitative portant sur une amélioration générale des conditions de vie. Ainsi, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) «http://www.beta.undp.org/undp/fr/home/librarypage.html» (voir article «évaluation du développement») remplaça au milieu des années 1980 l’ancienne unité de mesure du développement (le seul PIB) par l’Indice de Développement Humain voulu plus juste (combinant l’estimation du pouvoir d’achat, du niveau d’instruction et de l’espérance de vie) et défini comme « un processus qui permet à des populations entières de passer d’un état de précarité extrême, une insécurité qui touche tous les aspects de leur vie quotidienne (alimentaire, politique, sanitaire…) à des sociétés de sécurité, où les hommes ne se demandent pas chaque jour ce qu’ils vont manger le lendemain, peuvent surmonter les caprices de la nature et maîtriser cette dernière, vaincre la maladie, vivre dans des conditions décentes, avoir la possibilité d’exprimer leurs opinions et d’entreprendre librement pour améliorer leur propre sort et celui de leur famille » (S.Brunel).

Mais ce repositionnement pose à nouveau problème tant il présente le danger d’une certaine confusion. A une lecture quantitative trop rigide du développement succède maintenant une multitude de critères qualitatifs posés là sans qu’aucune grille d’évaluation objective et universelle ne soit et ne puisse être proposée. Autant d’imprécisions qui peuvent laisser libre cours à nombre d’appréciations faites un peu à l’emporte-pièce et où les jugements de valeur sont vite légion. En effet, la « précarité extrême », « des conditions de vie décentes », la « liberté de parole et d’action »… comme d’ailleurs la « durabilité » des systèmes de production peuvent recouvrir ici et là des réalités fort différentes. Parce que l’économie, comme les autres actes accomplis en société sont une œuvre historique et culturelle globale, le développement humain est en vérité difficilement quantifiable. D’ailleurs, Pierre Gourou ne disait-il pas qu’on ne peut traiter du développement dans l’abstrait : « chaque situation locale est particulière et ne peut guère être traitée par des procédures générales…[et] des divagations chiffrées […] aussi dérisoires que bien d’autres » (P. Gourou, 1982) ?

 

Références bibliographiques :

-Brunel S. (1995) Le Sud dans la nouvelle économie mondiale, PUF, Paris, 406 p.
-Dumont R. (1963) L’Afrique noire est mal partie, PUF, Paris, 254 p.
-Gourou P. (1982) Terres de bonne espérance. Le monde tropical, Terre humaine, Plon, Chapitre 25, 455 p.
-Lacoste Y. (1965) Géographie du sous-développement, PUF, Paris, 276 p.
-Rist G. (2001) Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, 442 p.