Droit à la ville
L’idée de droit à la ville (DALV) est fortement mobilisée depuis les années 2000 par des mouvements sociaux, des chercheurs, des acteurs publics au Nord comme au Sud. Ces multiples réappropriations sont liées à la labilité d’une formule ingénieuse. Le DALV est ainsi à la fois un slogan politique, un concept analytique critique pour penser les processus d’exclusion en ville, et parfois un élément du répertoire des politiques publiques. Ces trois dimensions s’entremêlent, ce qui rend la notion difficilement réductible à une définition simple et univoque.
1968, un manifeste révolutionnaire
L’idée de droit à la ville (DALV) revient au philosophe et sociologue Henri Lefebvre, qui, en 1968, publiait un court manifeste intitulé « Le droit à la ville ». Dans cet ouvrage, l’auteur livrait une forte critique contre les modes dominants de production de l’urbain de l’époque. Il dénonce en particulier le recours généralisé, en urbanisme, aux principes de planification et de fonctionnalisme qui provoquent alors l’éviction des classes populaires des [quartiers->https://hypergeo.eu/?p=533 centraux. Cet urbanisme rationaliste (qui considère la ville comme un objet technique) étouffe les pratiques sociales autonomes et dépossède les citadins de leur droit à produire collectivement l’espace.
Pour H. Lefebvre, la ville n’est pas un simple décor : c’est un espace produit idéologiquement et politiquement, résultant de stratégies, de luttes, de contradictions. A ce titre, elle doit faire l’objet d’une réappropriation de la part de la classe ouvrière car elle est en train de se dissoudre dans un urbain anomique (étalement, fragmentation, fin de la ville « historique »). C’est ce programme de reconquête qu’il décrit à travers l’idée de DALV. Ce dernier « se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation. Le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à lhttps://hypergeo.eu/?p=602 « >‘appropriation (bien distinct du droit à la propriété) impliquent le droit à la vie urbaine» (Lefebvre 1968 : 154-155).
50 ans plus tard : besoin d’actualisation
Cinquante ans plus tard, on assiste bien à l’avènement de la société de l’urbain telle qu’annoncée par Henri Lefebvre. Mais le règne de l’architecte-urbaniste et du technicien, du fonctionnalisme et du zonage semble révolu (Costes 2010). La décentralisation et la participation démocratique se sont imposées comme des registres de « bonne gouvernance » en même temps que l’urbanisme de projet. L’importance des migrations internationales et la montée des identités transnationales dans des villes de plus en plus cosmopolites questionnent le sens de l’habiter urbain. Les préoccupations environnementales sont désormais au coeur des agendas urbains et le capitalisme a changé de visage avec la montée de la financiarisation, de la spéculation immobilière et foncière et avec l’avènement de politiques publiques néolibérales. Ces transformations se reflètent bien dans les multiples appropriations qui sont faites aujourd’hui de la notion de droit à la ville.
Le DALV et les nouvelles pensées critiques
Dans le monde académique, le débat autour du DALV a été relancé dans les années 2000 dans un moment de redécouverte des travaux d’Henri Lefebvre par des auteurs essentiellement anglophones et qui travaillent sur les villes du Nord (notamment Purcell 2003; Mitchell 2003; Harvey 2003). Leurs travaux ont été diffusés en France par des passeurs (en particulier Bernard Jouve et par le collectif qui anime la revue Métropoles). Le débat scientifique autour du droit à la ville rayonne autour de trois thèmes :
-1. Les auteurs les plus proches de la pensée d’Henri Lefebvre s’inscrivent dans la mouvance d’une géographie radicale néomarxiste théorique incarnée par David Harvey (2003, 2011). Ils réaffirment le potentiel révolutionnaire du DALV contre le capitalisme néolibéral (Kuymulu 2014) : réclamer le droit à la production collective de l’espace urbain permettrait d’affirmer la primauté de la valeur d’usage de l’espace sur sa valeur d’échange (en particulier sur le droit de propriété privée). Cela permettrait de lutter contre sa commodification et sa privatisation.
-2. Par ailleurs, dans le contexte post-fordiste de désaffiliation politique et syndicale, le DALV est mobilisé comme un levier potentiel d’élargissement du mouvement social afin de favoriser la convergence des luttes en s’appuyant sur l’expérience partagée d’une vie urbaine et non plus d’une condition économique. C’est le point de vue du collectif “cities for people not for profit project » qui s’est réuni à l’occasion de l’anniversaire de la chute du mur de Berlin afin de débattre du dépassement de l’alternative entre socialisme autoritaire et capitalisme néolibéral et de la question des agents du changement social (Brenner, Marcuse, Mayer 2009).
Ces approches ont inspiré des travaux sur la spéculation immobilière, la [gentrification->https://hypergeo.eu/?p=497, la sécurisation de l’[espace public->https://hypergeo.eu/?p=482 et les discriminations envers les pauvres et les minorités (Mitchell 2003). Par ailleurs, des travaux portent sur les mouvements sociaux qui sont de plus en plus nombreux à revendiquer le DALV, au Nord comme au Sud (comme la Los Angeles Alliance for the Right to the City ou le réseau Habitat International Coalition). Ils questionnent le potentiel émancipateur de ce slogan, son caractère fédérateur pour les collectifs en lutte ou la propension de ces mouvements à privilégier l’échelle micro-locale au détriment d’une critique systémique. Ils s’interrogent sur l’importance des villes pour les mobilisations politiques (Uitermark, Nicholls, Loopmans 2012).
-3. Un troisième groupe de travaux porte sur la citoyenneté urbaine. Ils s’inspirent de la réactualisation majeure du travail d’Henri Lefèvre opérée par Mark Purcell (2002, 2003, 2006). Ce dernier propose de mettre la notion de DALV au service d’une réflexion sur la transformation des identités politiques dans le cadre de la montée de la participation, de la démocratie locale et du cosmopolitisme urbain. Le DALV est ici compris comme droit de l’habitant permettrait de construire les bases d’une citoyenneté urbaine plus inclusive, notamment pour les migrants. Cette citoyenneté urbaine serait souple, éphémère, ouverte aux multi-appartenances et se combinerait avec la citoyenneté nationale (Dikeç et Gilbert 2002). Ce passage à une conception fluide de la citoyenneté (dans le temps et dans l’espace) n’est pas sans difficultés, ni sans risques. M. Purcell met en effet garde contre le piège localiste (« local trap ») et il souligne certaines limitations scalaires de la revendication pour le DALV : comment prendre en compte les campagnes et les espaces périurbains ? Où peut commencer et où doit s’arrêter spatialement le droit de l’habitant ? Comment articuler entre elles les échelles urbaines (du quartier, à la ville, en allant jusqu’à la métropole) ? Comment s’assurer que le DALV ne soit pas instrumentalisé par des luttes nimbistes ? Comment penser le droit du visiteur occasionnel ou du travailleur non résidant ? Cette discussion a mené à distinguer les luttes pour des droits pluriels en ville, porteuses de fragmentation politique, et la construction du droit à la ville singulier et collectivement élaboré (ce débat a été mené par exemple à partir d’une réflexion sur le communautarisme ethno-religieux dans les villes israéliennes – Yiftachel 2015
Des agendas de droits urbains pour le développement: l’apport des Suds?
Parallèlement, la montée du thème du DALV s’est accompagnée d’un mouvement de codification de la notion. Désormais inscrit dans des lois ou des chartes et décliné à des échelles très variables (métropolitaine, nationale ou internationale), le DALV devient applicable. Il est érigé en catégorie mobilisable dans le Droit positif. Les Suds ont joué un rôle central dans ces processus.
Le Brésil, pays émergent très urbanisé, où les travaux de Lefebvre ont été fort diffusés, a fait figure de précurseur. A partir des années 1960, le Mouvement National pour la Réforme Urbaine y a entamé une longue lutte qui a abouti au vote du « Statut de la ville » (loi n°10 257/2001). Cette loi, construite autour de la notion de DALV, affirme la fonction sociale de la propriété (Lopez de Souza 2001 ; Fernandes 2007). L’expérience brésilienne a inspiré, en Amérique latine surtout, des formes de reconnaissance constitutionnelles plus classique de droits au logement, aux services urbains, par exemple en Equateur (2008). A l’échelle des gouvernements métropolitains, plusieurs villes ont aussi mis le DALV au premier plan de textes orientant les politiques urbaines : Montréal, Mexico, Gwangju, etc.
Parallèlement, des réseaux d’organisations de la société civile ou de collectivités locales (comme Cité et Gouvernements Locaux Unis) promeuvent l’idée du DALV, séparément ou ensemble (voir par exemple la Plateforme Globale pour le DALV). Dans cette mouvance, et suite aux expériences de budget participatif menées à Porto Alegre, une Charte Mondiale du DALV a été ratifiée en 2004 au Forum Social des Amériques de Quito. Ces initiatives participent de la prise en compte du DALV dans le système international des droits de l’Homme. Cette reconnaissance se concrétise par le lancement d’un projet conjoint Unesco-UN Habitat en 2005 et par le choix de consacrer les débats des Forums Urbains Mondiaux à ce thème (notamment à Rio en 2010) ainsi que le rapport ONU-Habitat de 2010 sur l’Etat des villes dans le monde. On assiste ainsi à la prolifération de chartes, inégalement réformistes ou progressistes, selon les interprétations qui sont données de ce droit.
En lien avec ce mouvement, une littérature se développe qui porte spécifiquement sur les villes du Sud et dans laquelle le DALV est articulé à des questions de [développement->https://hypergeo.eu/?p=511. Dans une perspective réformiste, les domaines de réalisation du DALV sont de deux ordres : l’accès aux ressources urbaines et la participation démocratique (pilier de la “bonne gouvernance” imposée au Sud par la Banque mondiale) saisi en particulier dans leur relation aux processus d’institutionnalisation (Zérah, Dupont et Tawa Lama-Rewal 2011). Dans une perspective radicale, Marie Huchzermeyer (2011) renverse pour sa part le slogan de la Banque mondiale (« villes sans bidonville ») et défend l’importance d’un droit au squat dans des villes « with slums », compris comme un droit à la réquisition du sol urbain pour les squatteurs. La discussion se poursuit sur la contribution des Suds au débat sur le DALV qui résonne fortement avec les enjeux d’informalité et de régularisation ( Samara, He et Chen 2013; Morange et Spire 2014).
«DALV de fait» : poursuivre la réflexion sur la mise en ordre de l’espace urbain
Ces littératures sur le DALV ont en commun de focaliser l’attention sur l’action publique, les luttes ou la sortie du néolibéralisme. Elles reposent sur une conception conflictuelle du pouvoir qui oppose [ Etat->https://hypergeo.eu/?p=620 (dépositaire du pouvoir) et citadins (en lutte contre le pouvoir, tentant de prendre le pouvoir). Elles mettent l’accent sur les mobilisations et privilégient les temps forts de la vie urbaine. Elles s’intéressent peu aux pratiques ordinaires des citadins, surtout quand ces derniers sont faiblement mobilisés. A partir d’une relecture des travaux de W. Nicholls, B. Miller et J. Beaumont (2013) et de J.-A. Boudreau, N. Boucher et M. Liguori (2009) qui relient expériences citadines et mobilisations politiques, la question du lien entre pratiques citadines ordinaires et transformation de l’espace politique urbain renouvelle le sens que l’on peut accorder au DALV, particulièrement dans les Suds.
Dans les villes du Sud, les vies citadines sont plus qu’ailleurs marquées par l’informalité et la reconnaissance par l’Etat passe souvent par des processus de régularisation et d’octrois de droits urbains qui transforment le quotidien. En outre, les sociétés urbaines des Suds ne sont pas toujours massivement en résistance (surtout dans les contextes répressifs ou autoritaires) et elles s’organisent souvent davantage autour d’enjeux de démocratisation ou de demandes de droits humains, sans nécessairement mobiliser le slogan de DALV.
La notion de « DALV de fait » questionne la manière dont les citadins posent les contours d’un ordre urbain qu’ils s’appliquent à reproduire, à actualiser et à énoncer quotidiennement à travers leurs pratiques (Morange et Spire 2016 ; Morange, Planel, Spire). Dans une certaine mesure, l’ordre spatial identifié à des politiques néolibérales (les déplacements forcés, l’embellissement, le marketing urbain, la gentrification commerciale et résidentielle, etc.) est le fait de l’application de règles, lois, règlements exprimant la souveraineté de l’Etat sur le territoire. Il enclenche également un processus de construction des conduites par lequel les citadins, en tant que leurs actions sont gouvernées, expriment un potentiel d’alignement ou de contestation de cet ordre.
Le « DALV de fait » désigne donc le processus par lequel les citadins contribuent à construire un ordre urbain social et spatial à travers la répétition au quotidien de gestes, la consolidation de liens sociaux, l’adhésion pratique à des règles, les manières d’occuper et de s’approprier l’espace. Il s’agit par cette notion de prendre en considération un agencement de l’espace, à un moment donné, produit en partie par la stabilisation provisoire d’un ensemble de normes, par la délimitation de frontières, de statuts, d’usages, de fonctions, de places, d’assignations. Le « DALV de fait » ouvre la possibilité de prendre en compte l’ensemble des normes sociales et politiques qui sont articulées dans des discours et qui s’expriment dans les pratiques quotidiennes, au-delà de l’univers de l’expression politique et de la revendication de droits. Cela nous éloigne de la question de la codification légale, et le DALV en ce sens ne doit pas être compris comme produit uniquement par un ensemble de règles, règlements, lois et dispositifs juridiques. Il peut également être considéré comme produit par des situations quotidiennes qui transforment et inventent les normes, dans des registres conformistes ou transgressifs. Le DALV de fait désigne ainsi le processus de mise en ordre sociale et spatiale qui se joue à l’interface entre action publique (élaboration des politiques publiques, pratiques des agents de l’Etat) et pratiques quotidiennes des citadins, en tant qu’elles construisent des routines. Cette approche permet de dépasser le clivage entre subalternité politique et capacité de mobilisation et de repenser les conditions et le sens de l’agencéité politique.
Marianne Morange et Amandine Spire