Fleuve
Un fleuve (latin fluvius, de fluere, couler) désigne un cours d’eau dont les eaux permanentes et leur charge (solide, dissoute) parviennent directement à la mer ou à l’océan. Certains traversent de vastes territoires alors que d’autres, que l’on nomme « fleuves côtiers », ne prennent leur source qu’à quelques kilomètres seulement du littoral. Si les fleuves sont en majorité « exoréiques », conduisant à la mer, certains d’entre eux sont « endoréiques » quand ils se déversent dans des « mers intérieures » ou qu’ils se perdent dans le désert. Dans les îles tropicales françaises, les cours d’eau débouchant dans l’océan sont appelés des « ravines ». Pour ajouter encore à la complexité, les anglo-saxons ne font pas la différence écrite entre « fleuve » et « rivière » (river), pas plus que nous ne la faisions d’ailleurs en France au Moyen Âge, lorsque le terme « rivière » était appliqué à tous les cours d’eau
Les champs de recherche couverts par l’étude des fleuves sont nombreux :
– Les fleuves sont devenus un objet d’étude historique, à la fois physique et sociétal. Les sociétés modernes les ont métamorphosés, par effet de substitution durable de leur style fluvial (Schumm, 1969). Bien que certains aient commencé à l’être au Moyen Âge, la plupart des fleuves des pays industrialisés ont été définitivement endigués dans le courant du XIXe s., pour limiter l’inondabilité de la plaine et promouvoir sa mise en valeur (Bravard et Petit, 1997). Leur style fluvial a été simplifié suite à des opérations de rectification de leur tracé lorsque l’on a voulu augmenter leur navigabilité en même temps que leurs berges, solidifiées par des enrochements, étaient rehaussées. La conséquence prévue fut l’approfondissement du lit des fleuves, qui passèrent de plusieurs bras (ou d’un chenal large et peu profond) à un chenal unique et profond. Parallèlement, dans le courant du XXe s., de très nombreux barrages ont été construits partout dans le monde pour le contrôle des extrêmes hydrologiques, les besoins de l’hydroélectricité et l’agriculture irriguée, ou tout simplement pour l’alimentation en eau potable. Certains de ces barrages ont rendu les fleuves plus navigables. On voit donc à travers la « métamorphose » moderne des fleuves qu’il n’est plus possible d’étudier aujourd’hui l’hydrosystème sans investir en profondeur ses composantes physiques et humaines.
– L’étude des fleuves définit des linéaires plus ou moins segmentés dont on apprécie le rôle dans la structuration de l’espace. Très tôt (dès -6500 ans) apparus comme lieux privilégiés d’installation des sociétés, en Mésopotamie, en Égypte et dans les grandes plaines deltaïques de l’Inde et de la Chine, avec l’émergence de la culture de céréales adaptées, les fleuves sont devenus aussi et parfois des limites territoriales faisant office de frontière administrative entre deux États. Ces « fleuves frontières » ont pu être le siège de conflits entre États limitrophes ou disputés pour eux-mêmes. Les bords de fleuve ont été aussi de possibles sites d’implantation des grandes villes et métropoles dans le monde, pour deux raisons essentielles qui tiennent aux besoins en eau (consommation, ressource halieutique, exploitation, usages, évacuation des déchets, ceinture de protection hydraulique…) et aux effets de site (configuration du bassin). Aujourd’hui, on observe aussi et surtout un intérêt porté à la vallée comme axe de circulation des capitaux et des marchandises, ces dernières par la route, le fer et les voies d’eau, qui dépasse la seule implication du fleuve. Ainsi, l’étude des fleuves aide à comprendre le (dys)fonctionnement de leur vallée et caractériser différents types d’espace dont les caractéristiques dépendent de la taille du bassin et l’abondance de ses eaux, la nature du milieu physique, la densité de peuplement, le seuil de richesse économique, l’histoire et la culture, les choix de société… (Bethemont, 1999 ; Sanjuan, 2004). Pour autant, les fleuves ne sont pas une force fédératrice, et bien souvent on constate la difficulté à gérer des pratiques singulières ou des stratégies divergentes des riverains, d’une rive à l’autre, d’amont en aval, du bassin-versant à l’écorégion, d’un continent à l’autre.
– Les fleuves sont le cœur d’études mesurant leurs liens avec les activités économiques. Historiquement (XVIIIe – XIXe s.) dans les pays industrialisés, les usines se sont implantées sur les bords des voies navigables (villes portuaires) car c’est par là qu’arrivaient les matières premières (Ruhr/Rhin). Dans les pays faiblement industrialisés, la ville fluviale est plutôt connexe des mines d’exploitation. Les pays industrialisés ont connu, eux, de fortes mutations dès le début du XXe s. avec le déclin des sites industriels des hautes vallées. La production électrique va se relocaliser dans les grandes vallées fluviales. Dans le même temps, l’hydroélectricité aura été motrice de l’industrialisation soviétique dans de nombreuses vallées. À partir des années 1950, l’apparition de l’énergie nucléaire fit progressivement naître des sites fluviaux à haut risque technologique. Aujourd’hui, certains fleuves apparaissent comme structurant de grandes régions économiques, dépassant le cadre de leur bassin-versant tel l’espace Rhénan, alors que d’autres deviennent comme des traits d’union entre deux espaces économiques, à l’image de la vallée du Rhône en Europe. Du milieu du XXe s. à aujourd’hui, les fleuves ont toutefois permis le développement de nombreuses activités (pêche, pisciculture, transport par bateau, transit de bois flottés…). Certaines vallées fluviales sont éminemment connues pour leurs excellents terroirs viticoles et vins mondialement réputés. Les fleuves sont aussi le support d’une activité touristique variée, invitant à la fois à la visite de sites fluviaux historiques et à la création de stations résolument tournées vers le fleuve. Ils sont devenus des lieux récréatifs et culturels, tout en restant encore des lieux cultuels (fleuves sacrés de l’Inde) et identitaires (Indiens d’Amazonie). Au final, les fleuves ont permis de fabriquer des métiers, faisant émerger et vivre de façon directe ou indirecte une communauté (les « gens des fleuves ») bigarrée, tout autant complémentaire que conflictuelle, et attachée à l’exploitation des voies et ressources fluviales. La chenalisation, la mécanisation, l’industrialisation et la réorganisation mondialisée des voies fluviales ont eu raison de beaucoup de ces métiers ancestraux dépendants des fleuves mais en firent émerger aussi de nouveaux (veille scientifique, croisière…).
Les débats et enjeux scientifiques contemporains que suscitent les fleuves sont posés :
– Les fleuves sont des lieux de conflits entre différents usages. Les sociétés considèrent d’abord les fleuves comme une ressource en eau (ville, campagne) et en matériaux (extraction de sables et granulats, bois). Mais cette ressource est d’une part épuisable, et elle peut d’autre part constituer des conflits d’usage, qui naissent bien souvent de sa mauvaise répartition ou utilisation. La Banque Asiatique de Développement estime à 50 % le déficit de la ressource en eau en Inde d’ici 2030. Des conflits géopolitiques autour du partage difficile des eaux de fleuves très souvent transfrontaliers ont prospéré un peu partout dans le monde (Raison et Magrin, 2009). D’autres risquent de s’ouvrir à tout moment, alors que des formes nouvelles d’hydro-piraterie se régénèrent régulièrement, à l’image de ces millions de mètres cube d’eau de l’Amazonie embarqués dans les cuves de « supertankers » à destination du Moyen-Orient déficitaire en eau, car le coût de dessalaison de l’eau de mer reviendrait plus cher que celui d’un transport par bateau depuis le Brésil.
– Les fleuves représentent une zone de risque pour les populations riveraines ou qui en dépendent, ou qui l’utilisent. Les formes du risque fluvial sont multiples : risque de pollution diffuse à l’échelle du bassin-versant, liée aux excès locaux des villes, de l’agriculture et de l’industrie ; risque d’inondation (aléa crue) et/ou technologique (rupture de barrage, accident de centrale nucléaire) ; risque de pénurie hydrique ; risque sanitaire (maladies liées à l’eau, son biotope et son environnement). La prise en considération de ces dangers liés au fleuve passe par l’élaboration d’un plan de prévention des risques.
– Les fleuves sont au cœur de milieux sensibles à préserver. Ils ont été fortement impactés par les « grands travaux » (chenalisation, endiguement, barrages, extraction de granulats, centrales électriques), ayant entraîné de nombreuses conséquences : incision du chenal, augmentation de la pente hydraulique et des forces érosives, altération des régimes hydrologiques, ennoiement de milliers d’hectares et, par voie de conséquences, déstabilisation des ouvrages d’art et des structures hydrauliques, abaissement des aquifères alluviaux, réchauffement des eaux, sécheresse hydrologique, interruption de la connectivité hydro-sédimentaire amont-aval et latérale, mise à mal de la continuité écologique, atteinte de la biodiversité, érosion des franges deltaïques, risque hydro-technologique, sans compter les pollutions liées aux rejets agricoles, urbains et industriels (pétrochimie, nucléaire), qui affectent les eaux et les sédiments, en plus des impacts physiologiques et socio-économiques induits par le réagencement du milieu fluvial à l’échelle du bassin-versant. La quête de l’équilibre environnemental autour des fleuves dans toute leur dimension économique et sociétale est toujours en cours.
– L’avenir des fleuves s’envisage à travers une bonne gouvernance entre eaux urbaines et eaux du bassin-versant dans une perspective de développement durable et de changements globaux. De fait, la problématique du changement climatique replace les grands fleuves au premier plan de la dialectique ressource en eau/développement durable. L’Asie est particulièrement concernée, tout comme les autres continents. La disparition annoncée de deux tiers des glaciers (cas où le réchauffement planétaire dépasserait 1,5°C) compromet le régime et le bilan hydrologique, ce qui va raréfier la ressource en eau pour près de 1,65 milliard d’êtres humains vivant dans les bassins versants de grands fleuves du « système himalayen » et le « château d’eau » du continent asiatique (Immerzeel et al., 2020). L’insuffisance de l’eau, déjà marquée dans certains pays, dont l’Inde et la Chine, sa raréfaction en raison du changement climatique, et le fait que la majorité de la population soit concentrée dans des villes et sur les rives des fleuves, laissent craindre une désastreuse « guerre de l’eau ». Les fleuves tropicaux sont encore très mal connus, et c’est sur eux que doivent se porter les efforts de la recherche scientifique.
Gilles Arnaud-Fassetta