Groupe Dupont

Le Groupe Dupont (1971-2017) a été une association de géographes universitaires français, basée à Avignon, qui a œuvré de manière coopérative pour réfléchir et promouvoir l’étude de l’espace géographique par la systémique et la modélisation dans le cadre d’une réflexion théorique et épistémologique plus large.

Le Groupe Dupont a été fondé à Avignon en 1971 lors de deux réunions au Centre universitaire, le 5 juin et les 9 et 10 octobre, à l’initiative de deux jeunes universitaires, Henri Chamussy (Grenoble) et Jean-Paul Ferrier (Aix-Marseille)[1]. Il a ensuite organisé régulièrement des réunions, cinq par ans en moyenne, rassemblant d’abord des jeunes assistant(e)s ou maîtres et maitresses de conférences d’abord pour se former ensemble à la géographie quantitative, avec une première étape d’auto-formation en statistiques, puis en élargissant la réflexion à une refondation collective de la géographie sur des bases théoriques. En 1976, pour élargir la base de discussion et parce que de plus en plus de géographes partageaient les préoccupations pionnières du Groupe Dupont, ils organisèrent avec des collègues des universités suisses francophones un colloque, le Géopoint, à l’université de Genève. Cette manifestation ouverte pris un rythme biennal et a survécu au Groupe qui a décidé de son propre arrêt en 2017.

Le Groupe Dupont a eu, en effet, un caractère nettement générationnel, même si le noyau initial des fondateurs, presque tous né(e)s entre 1935 et 1942, s’est progressivement élargi à quelques ainés (de peu) et surtout à des plus jeunes. Cette démographie correspond à une double insatisfaction très vive au début des années 1970 en géographie. La première, qui n’est pas propre à la discipline, découle du déséquilibre de la pyramide des âges des enseignants-chercheurs. Au début des années 1960 les universitaires étaient peu nombreux, particulièrement en géographie, et surtout de rang professoral. Le début de la massification de l’enseignement supérieur, sous l’effet du baby-boom et de la croissance des Trente Glorieuses, nécessita le recrutement massif de jeunes assistants, accédant rapidement au statut de titulaires (maîtres-assistants), beaucoup plus sensibles que leurs ainés aux innovations. La dimension la plus visible de cette tension intergénérationnelle, clairement anti-mandarinale, fut la contestation, voire le rejet, de la thèse d’Etat aux longs cours telle qu’elle était alors imposée.

Ce climat général, dans le contexte contestataire postérieur à mai 68, pris en géographie une tournure plus exacerbée du fait d’un sentiment d’une part croissante des géographes d’un blocage épistémologique disciplinaire. Le Groupe Dupont s’inscrit ainsi dans un mouvement de renouveau plus large dont témoigna, au cours des années 1970, la création de nouvelles revues et l’apparition, d’abord marginale, d’enseignement et de programmes de recherche novateurs. La forme la plus visible alors de ce renouveau fut la découverte de la géographie dite quantitative et modélisatrice, telle qu’elle était plus largement pratiquée par des géographes d’autres pays, surtout anglophone.

De façon anecdotique, mais néanmoins symbolique, la gestation du Groupe témoigne de ce choc culturel que fut la découverte de cette géographie très différente de l’héritage post-vidalien encore dominant. Lors des Journées Géographiques (alors la réunion annuelle de la communauté universitaire disciplinaire) de 1970 (du 28 février au 2 mars) qui eurent lieu à Aix-en-Provence, un exposé de Bernard Marchand (ancien enseignant à l’université de Pennsylvanie) sur la « Nouvelle géographie » fut une découverte quasi générale pour l’auditoire et déclic pour quelques jeunes assistants. Deux d’entre eux, qui firent connaissance à cette occasion, Jean-Paul Ferrier et Henri Chamussy, décidèrent de ne pas en reste là et de programmer une réunion à Avignon en 1971 qui s’avéra fondatrice.

Le choix d’Avignon ne doit rien au hasard. Cette ville abritait un petit centre universitaire, antenne d’Aix-Marseille, sans mandarin résidant mais dotée, entre autres, d’un maître-assistant géographe, vieux routier de l’enseignement longtemps instituteur, sensible aux préoccupations de ses cadets, René Grosso (qui devint naturellement, jusqu’à son décès en 2011, le président du Groupe). Le climat local de liberté intellectuelle se conjuguait avec une situation favorable sur l’axe Paris-Marseille et assez centrale par rapport aux universités des premiers « Dupont » disposées dans un grand sud-est français (outre Aix-Marseille – dont le centre universitaire de Nice – et Grenoble, Montpellier, Lyon, Besançon… et Paris), auxquels se joignirent ultérieurement des géographes plus éloignés.

La résilience de cette association sur plus d’un demi-siècle témoigne de l’enjeu intellectuel initial. Les membres les plus anciens avaient développé un sentiment de fraternité d’anciens combattants, dû initialement à une pratique presque clandestine pour beaucoup d’entre eux. Cela se traduisait par des pratiques folkloriques qui ne sont pas sans rappeler une aventure intellectuelle assez similaire, celle du Groupe Nicolas Bourbaki créé en 1935 par de jeunes mathématiciens alors en rupture avec leurs ainés et qui n’ambitionnèrent pas moins que de totalement refonder leur discipline. Le nom de l’association géographique est également un pied de nez à la componction universitaire, puisque « Dupont », outre le quasi anonymat d’un patronyme fort banal, est une référence au siège du groupe par un clin d’oeil au pont d’Avignon.

Mais ce qui était l’enjeu d’un combat novateur dans les années 1970, l’élaboration et la promotion de la « Nouvelle géographie », devint plus banal dès les années 1980 à mesure que les cursus de géographie intégraient les apports dont le groupe avait été un des principaux promoteurs. Nombre de « Dupont » accédèrent à des positions de responsabilité et furent donc des acteurs importants de l’évolution disciplinaire. Pour les géographes plus jeunes, ce qui avait été novateur pour leurs ainés, était devenu presque routinier. Ainsi, le travail collectif sur les outils mathématiques réalisé dans les années 1970 avait rapidement fécondé les enseignements des membres du groupe, et au-delà. Pour mettre à disposition des collègues et des étudiants ces acquis, un sous-ensemble grenoblois, sous l’acronyme de « Chadule » (compaction des noms d’Henri Chamussy, Joël Charre, Pierre Dumolard, Marie-Geneviève Durand et Maryvonne Le Berre), publia en 1974 un manuel qui connut de nombreuses rééditions jusqu’en 2000. La situation initiale, périphérique et contestataire, était ainsi devenue « normale » (au sens kuhnien), voire normalisatrice pour beaucoup de jeunes géographes, qui se tournèrent alors vers d’autres horizons de recherche. La difficulté du renouvellement démographique du groupe à partir des années 1990 témoigne du caractère générationnelle de cette aventure en périphérie de l’université.

Il est pourtant un héritage du Groupe Dupont qui perdure : les colloques Géopoint. Après cinq ans d’intenses travaux collectifs et discrets, l’association avait éprouvé l’envie d’élargir le champ de ses débats et de les proposer à l’ensemble des géographes francophones (et au-delà). En 1976 eut lieu à Genève le premier Géopoint. A l’époque, les colloques étaient rares et ces réunions qui se reproduisent sans discontinuité tous les deux ans (à Lyon en 1978, Lausanne en 1980 puis, de 1980 à 2014 à Avignon, avant de devenir nomade) ont représenté pendant une trentaine d’années un moment d’ouverture salutaire. A partir de 2016, le Groupe Dupont, touché par la limite d’âge (Chamussy est décédé en 2015 et Ferrier en 2016), a passé la main à un comité indépendant qui tente de maintenir le flambeau du colloque au milieu des nombreuses manifestations géographiques.

Christian Grataloup

 

[1] Pour un historique détaillé du Groupe Dupont, les circonstances de sa formation et les thématiques qu’il a ensuite abordées voir le numéro 2018-3 du Bulletin de l’Association de Géographes Français (BAGF) : « Collectivement géographe : le Groupe Dupont ».