Jean Brunhes (1869-1930)
Jean Brunhes est un géographe important du premier tiers du XXe siècle mais difficilement classable parmi les géographes français de son temps, en raison de l’originalité de son parcours savant et professionnel (partie en France, partie au contact du monde savant germanique, largement hors de la sphère universitaire), de l’ampleur de ses engagements de catholique moderniste et, plus généralement, de l’activisme social et politique qu’il a déployé dès sa jeunesse.
Son empreinte et sa mémoire sont liées à son œuvre polymorphe et considérable, qui combine l’inspiration vidalienne et l’influence ratzélienne et qui est profondément novatrice ; à l’action de sa fille, Mariel Jean-Brunhes Delamarre (1905-2001), elle-même géographe et ethnologue ; et à son lien scientifique avec le mécène Albert Kahn, à l’origine d’un musée départemental très actif et aujourd’hui rénové à Boulogne Billancourt (Hauts-de-Seine), dont les stocks d’images (dont 72 000 plaques autochromes) sont particulièrement bien valorisés (https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-collections/ressources-documentaires/les-collections-en-ligne). Ils portent souvent la trace de Brunhes, qui les a largement utilisés lors de ses cours publics.
Son parcours est d’abord relativement semblable à celui de ses collègues, comme Emmanuel de Martonne (1873-1955), puis prend une tournure à la fois plus internationale et plus extra-universitaire. Toulousain d’origine, il a été normalien (Ulm, 1889-1892), élève de Paul Vidal de la Blache, agrégé d’histoire et de géographie, puis boursier de la première promotion de la Fondation Thiers (1893-1896). Nommé à l’université de Lille (1896), il a préféré un poste de professeur de géographie physique à l’Université catholique de Fribourg (Suisse) (1896-1912). Il soutient sa thèse en 1902 sur l’irrigation dans la péninsule ibérique et en Afrique du Nord. Il occupe aussi la chaire de géographie humaine créée pour lui à l’Université de Lausanne (1907-1912), avant de candidater sans succès, une première fois, au Collège de France (1911). Il a été élu en 1912 à une chaire du Collège dite « de fondation » (c’est-à-dire créée par mécénat) : la chaire de géographie humaine financée par le banquier Albert Kahn et adossée à la fonction de directeur scientifique de son programme photographique, les Archives de la planète (Fig. 1). Il y a professé jusqu’à sa mort, en 1930. Mais cet itinéraire professionnel n’épuise pas, loin s’en faut, les interprétations qui, depuis quelques décennies, peuvent être faites de son action et de son œuvre.
Nous évoquons d’abord l’itinéraire de Jean Brunhes comme géographe et un état des recherches le concernant, assortis d’une bibliographie de son œuvre et des travaux qui peuvent l’éclairer. Nous proposons ensuite deux focus inspirés d’abord par l’approche spatiale de l’histoire des sciences (Les trois lieux de sa formation et de son action) et par une démarche épistémologique et critique abordant quelques-uns des chantiers portant sur une vie savante et sur le style d’une œuvre, à travers les modalités textuelles et iconographiques mobilisées par l’auteur et son art de la parole (Un post-vidalien ? ; La fabrique textuelle ; Pratiques iconographiques).
- Un itinéraire en géographie
Reconnu internationalement comme spécialiste de géographie humaine, Jean Brunhes est l’auteur d’une thèse sur l’irrigation sous-titrée pour la première fois « Étude de géographie humaine » (1902), du premier traité consacré dans le monde francophone à la Géographie humaine, publié en 1910 puis réédité en 1912 et en 1925 avec des ajouts considérables, d’une Géographie humaine de la France (1920 et 1926) publiée en tête de la collection Histoire de la Nation française, et d’une Géographie de l’histoire, 1921 (avec Camille Vallaux – 1870-1945). Sa palette couvre un large spectre qui s’exprime dans la variété des supports éditoriaux concernés, ses lieux de publication allant, à part égale, de revues labellisées « de géographie », à des revues vouées aux sciences naturelles et à un ensemble éclectique de brochures concernant l’économie appliquée, la colonisation, la question sociale, le débat public. Du point de vue thématique, ses recherches ont aussi porté à ses débuts sur la géographie physique (surtout les phénomènes tourbillonnaires, telles les « marmites de géants », et l’érosion glaciaire), sur les conditions naturelles, juridiques et techniques de l’irrigation, sur les problèmes de définition et de méthode de la géographie (voir Bibliographie).
Valorisant comme ses condisciples la pratique du terrain, il s’en démarque tant par sa méthodologie que par sa définition des « faits essentiels » de la géographie humaine. Celle-ci comprend trois groupes de « faits de surface » témoignant de l’action humaine, ce qu’il appelle aussi les « connexions » (Brunhes, 1897) ou même les « interactions » (Brunhes, 1913) entre l’homme et la nature : faits d’occupation stérile (habitation, routes), faits de conquête animale et végétale (élevage, agriculture), faits d’exploitation destructrice ou Raubwirtschaft selon l’expression qu’il emprunte à un élève de Friedrich Ratzel (mines, dégradation de l’air, des sols et des eaux). Les « vidaliens » plus proches que lui des conceptions de la géographie humaine développées par Paul Vidal de la Blache (1845-1918) — cf. ses publications Vidal, 1898, 1903, 1912, 1922 — lui reprochent le faible intérêt qu’il accorde aux phénomènes démographiques (densités de population, migrations, colonisation) et sa centration sur les seuls phénomènes visibles (Zimmermann, 1913).
Grand « visuel », effectivement, Brunhes utilise intensivement l’image photographique comme attestation du réel et comme preuve. Il complète cette méthode iconographique de recherche de terrain par l’adoption de pratiques inspirées des sciences naturelles (telle la physique, spécialité de son père et de son frère aîné) : usage d’échantillons représentatifs ; méthode thématique comparative, sur laquelle repose sa thèse consacrée à la détection des rapports existant entre les modes d’organisation de l’irrigation et les conditions d’aridité affectant un ensemble de « cas » choisis sur le pourtour méditerranéen ; enfin monographies, exhaustives ou non, de « petits mondes » qui formeraient autant d’îles ou isolats (cf. ses articles et les « exemples » repris dans la Géographie humaine).
Mais, au-delà de ces publications de recherche et traversant tous ses actes (conférences, missions, voyages, militantisme…), ses activités manifestent son implication dans les questions vives de son époque : place du catholicisme dans la science, dans le champ politique, dans l’action sociale ; limites et possibilités de l’exploitation de la Terre et de la colonisation ; engagements dans la Grande Guerre et dans les reconstructions d’après-guerre, aux niveaux mondial (redéfinition des frontières et des territoires après la Grande Guerre : Balkans, Proche-Orient, rôle de la Société des Nations, etc.), de l’Europe, de la France métropolitaine et de l’Empire (voir notamment Brunhes, Vallaux, 1921).
- Historiographie
La bibliographie sur Brunhes comprend d’abord des travaux issus de proches, particulièrement de sa fille, Mariel Jean-Brunhes Delamarre (1905-2001), à la fois laudatifs et très informés (elle fut longtemps sa collaboratrice puis la gardienne de l’œuvre de son père après la disparition brutale de ce dernier), et de Pierre Deffontaines (1894-1978) qui a poursuivi son œuvre en « fils spirituel ».
La littérature a été renouvelée au cours des décennies 1980-2000 par une historiographie associée à l’essor de l’histoire des sciences sociales et à l’intérêt patrimonial suscité par le rôle de Jean Brunhes aux Archives de la Planète (Autour du Monde…, 1993) : travaux centrés sur sa méthode et sur ses réseaux nationaux et internationaux de formation (Robic, 1988, 1993), sur la fonction de l’image photographique dans son œuvre (Mendibil, 1993), sur sa réception en France dans la durée (Robic, 2001), et plus particulièrement sur ses premiers engagements dans le catholicisme social (Grondeux, 2007) et sur son audience dans le monde anglophone (Clout, 2007).
Des travaux plus récents s’ancrent dans l’histoire sociale des savoirs (Ginsburger, Sigaud, 2019) et dans des approches postcoloniales (Deprest, 2017b). Ils s’inscrivent aussi dans des revisites pluridisciplinaires de moments (la Grande Guerre : Ginsburger, 2019 ; Sigaud, 2019a), d’institutions (le Collège de France : Deprest, 2017a ; Orain, Robic, 2017), d’inscription dans les œuvres du mécène Albert Kahn (Ginsburger, Sigaud, 2019 ; Mendibil, 2019 ; Perlès, 2015 ; Robic, 2019 ; Sigaud, 2019b), et dans les « visual studies » (Perlès, Demurger, 2019).
L’accès au fonds Jean Brunhes des Archives nationales et la numérisation des collections du Musée Albert Kahn permettent d’approfondir des recherches qui ne sont plus centrées sur le simple géographe (si l’on peut dire) mais concernent aussi ses nombreux réseaux et l’intrication de ses investissements dans des causes variées. Il s’agit notamment de travaux sur la participation de Jean Brunhes aux engagements anticonsuméristes de son épouse, Henriette, née Hoskier (1872-1914) (Chessel, 2012) et sur les interférences entre ses diverses activités et celles de son entourage, tels les intérêts de son beau-père, le banquier d’origine danoise Émile Hoskier (cf. par exemple Deprest, 2017b, à propos des missions de Jean Brunhes en Algérie et en Syrie ; Ginsburger, 2019, p. 62 sq, sur ses interventions de guerre et d’après-guerre en Serbie).
Avec la valorisation des archives de la Grande Guerre à l’occasion du centenaire, ces recherches analysent aussi les complémentarités et les rivalités visant des réseaux de discussion[1] ou de propagande engagés lors des différentes phases du conflit, au cours desquelles Jean Brunhes a particulièrement défendu la « vocation politique de la géographie humaine » (Sigaud, 2019a) — cf. La Géographie de l’histoire… (1921, avec Camille Vallaux). Durant l’après-guerre, ses activités hors de l’enseignement montrent son implication dans des entreprises patronales de relèvement de la France impliquant un souci « organisateur » inspiré du fordisme, où il suggère des opérations d’aménagement de l’espace avant la lettre en direction de la question urbaine et de la régionalisation (Robic, 1996). Elles prolongent aussi son engagement en direction de la politique coloniale (avec son soutien aux Missions en Afrique) et d’une diplomatie culturelle qui s’est beaucoup appuyée, tel le Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) du ministère des Affaires étrangères, sur des milieux de savants et de catholiques (Sigaud, 2009b, p. 286 sq). Ces divers intérêts se combinent dans nombre de missions photographiques conduites après-guerre au Proche-Orient (Syrie, 1921), en Asie (Indochine, 1922-23) et au Canada (1926 et 1927).
- Focus — Jean Brunhes : trois lieux de formation et d’action
Paris et l’ENS, ascension sociale de deuxième génération, rencontre de la géographie —deux modernismes
Entré à l’École normale supérieure (ENS) en 1889 (Fig. 2a), agrégé en 1892, Jean Brunhes commence là une ascension sociale de deuxième génération, son père ayant obtenu l’agrégation de physique et ayant terminé une carrière provinciale (dont à Toulouse puis à Dijon) comme doyen d’une faculté des sciences. Jean Brunhes atteint des fonctions éminentes, celles de professeur au Collège de France (1912) et d’académicien (Sciences morales et politiques, 1927), de même que ses quatre frères, notamment l’aîné, Bernard, qu’il retrouve à l’ENS, physicien devenu directeur de l’Observatoire du Puy-de-Dôme, Louis, Polytechnicien, Gabriel, théologien devenu évêque de Montpellier en 1932, Joseph, juriste, éminence du Barreau de Dijon[2]. S’orientant au départ vers la philologie (la « Grammaire » à l’époque) Jean Brunhes s’est dit conquis par la géographie enseignée par Paul Vidal de la Blache (dans Fèvre, 1929). Il se serait alors converti à la discipline en ascension qui se profilait — avec la création de plusieurs postes universitaires, la fondation des Annales de géographie en 1891 — et sous l’ascendant d’une science allemande incarnée notamment par Friedrich Ratzel (1844-1904), dont le volume 2 de Anthropogeographie paraissait la même année 1891.
Brunhes a effectivement consacré ces années d’étudiant à une activité double, le militantisme du catholique moderniste l’emportant probablement sur l’étude. Ainsi, en troisième année, le 26 janvier 1892, il présentait une leçon sur l’Algérie que Vidal de la Blache a estimée acceptable bien que quelque peu sélective : « De très bons passages, mais noyés dans des digressions et répétitions. […] Dans la dernière partie la question me paraît mal posée, d’une façon trop absolue. Parle beaucoup de Mgr Lavigerie, et ne dit rien des chemins de fer. 6 ½ ». Au même moment, en 1892, Jean Brunhes publiait anonymement avec son frère Bernard et son proche ami, l’historien Georges Goyau (1869-1939) (Fig. 2b), une brochure célébrant, sous le titre « Du Toast à l’Encyclique », l’appel au ralliement des catholiques français à la Troisième République lancé par le cardinal Lavigerie (12 novembre 1890 à Alger) et la nécessité de l’action sociale soutenue par l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII (15 mai 1891).
Lieux d’action offensive et secrète du catholicisme social (Paris, Rome, Fribourg)
Jean Brunhes fut un agent de la diffusion du modernisme promu par Léon XIII et ses soutiens internationaux, notamment l’Union de Fribourg qui succédait à l’Union internationale catholique d’études sociales et économiques fondée à Fribourg en 1884. Il mena cette mission au sein du noyau fusionnel de sa jeunesse à l’École normale (avec son frère Bernard et Goyau). Ces militants étaient avant tout arrimés aux pôles et aux salons de l’action catholique moderniste, autour d’Henri Lorin[3] (1857- 1914), du côté de la grande politique romaine dans laquelle ils ont été des acteurs souterrains (Grondeux, 2007). Jean Brunhes s’était lié à d’autres milieux de l’action catholique classique en ville (telles les Conférences de Saint Vincent de Paul) à partir des réseaux scolaires (lycée Louis-le-Grand, ENS, Institut Thiers), puis s’était mêlé aux divers agrégats animant la « nébuleuse des sciences sociales » (Topalov, 1999) qui émergeait dans la décennie 1890. Le normalien Jean Brunhes fut ainsi en contact avec le groupe de la Science sociale et avec la tradition d’enquêtes rattachée à Frédéric Le Play, l’un des introducteurs de cette tradition auprès des « talas[4] » étant le professeur de philosophie de l’ENS, Léon Ollé-Laprune (Grondeux, 2007, p. 39 sq).
Très tôt, selon Jérôme Grondeux, Goyau et Brunhes se sont voués à un apostolat laïc. Là où Goyau a choisi de se « notabiliser » comme « publiciste » de la Revue-des-deux-mondes que dirigeait Ferdinand Brunetière (Ibid., p. 142 sq), Brunhes a opté pour un magistère de savant. À sa sortie de la Fondation Thiers, en juin 1896, il a préféré à son affectation officielle d’agrégé à l’Université de Lille des opportunités de carrière plus conformes à son idéal. Il a choisi d’entrer à l’Université catholique de Fribourg comme le lui proposait son doyen, Georges Python, un notable du canton de Fribourg et membre éminent de l’Union de Fribourg. Gardant un pied en France, il acceptait aussi de professer au Collège libre des sciences sociales créé la même année par l’une des jeunes animatrices de la scène réformatrice parisienne, Dick May, où il proposa un cours de « méthode géographique ».
Installé à Fribourg comme professeur de géographie physique à partir de 1896, Jean Brunhes créa avec son épouse, qui en fut l’initiatrice et la présidente, la Ligue sociale d’acheteurs (LSA, 1902-1914), et il participa activement à son fonctionnement, dirigeant son premier congrès international, tenu à Fribourg, en 1908. Mixte, mais à majorité de femmes catholiques engagées, souvent enquêtrices, ni confessionnelle, ni féministe, la LSA s’inscrivait dans une circulation internationale de modèles de « bonnes pratiques » de consommation qui incitaient les consommateurs à tenir compte des conditions de travail des ouvri(è)res et des employé(e)s (Chessel, 2012). Mais ce type d’œuvres tout comme le modernisme intellectuel ont été condamnés par le pape Pie X (1903-1912), précipitant une crise moderniste du catholicisme dans laquelle le couple Brunhes a dû composer.
Boulogne-Billancourt (Archives de la Planète) et Paris (Collège de France) : une consécration en marge de l’Université, l’image reine (1912-1930)
Pour Jean Brunhes, la possibilité d’un accès au Collège de France a été ouverte à la fin de 1911 par les décès d’Émile Levasseur (économiste, historien, géographe) et d’Auguste Longnon (spécialiste de géographie historique). Ces successions, auxquelles ont concouru plus de vingt candidats, ont donné lieu à des batailles intenses entre les partisans de l’une ou l’autre des sciences humaines et sociales émergentes et/ou les partisans de candidatures plus classiques, et sur fond de dissensions politiques. Le 21 janvier 1912, lors d’un premier scrutin destiné à définir le groupe disciplinaire qui serait mis au concours à la succession Levasseur, Brunhes a échoué face au sociologue durkheimien François Simiand, de sorte que la géographie humaine a été éliminée du jeu ; dans le second temps, en mars 1912, c’est un historien financiariste qui l’a emporté… sur une chaire de « sciences économiques et sociales », battant Simiand[5] à une voix près (Orain, Robic, 2017 ; voir aussi Prochasson, 1999, note 76). Pour la succession Longnon à laquelle concourait aussi Brunhes, le choix de l’assemblée s’est porté sur l’histoire de l’Afrique du Nord, soutenue par un lobby colonial (Deprest, 2017a).
Mais, dès le 26 janvier 1912, Brunhes apprenait par un ami du couple, le géologue Emmanuel de Margerie (membre de la Société de géologie, co-directeur des Annales de géographie, et lui-même catholique), les intentions du banquier Albert Kahn : créer un fonds photographique planétaire dont le directeur serait pourvu d’une chaire au Collège de France. « Pour le mettre sur pied, estimait le mécène, il me faudrait un homme actif, suffisamment jeune, habitué à la fois aux voyages et à l’enseignement, et d’une compétence reconnue comme géographe. » (Orain, Robic, 2017, p. 450-459, note 17).
Auteur du premier ouvrage français consacré à la géographie humaine (1910), déjà grand voyageur, photographe expert et utilisateur averti de l’illustration photographique pour ses publications savantes (Autour du Monde…, 1993 ; Ginsburger, Sigaud, 2019 ; J. Brunhes-Delamarre, 1973 ; Mendibil, 1993, 2019 ; Robic, 1993), Jean Brunhes avait bien le profil d’un tel poste[6] destiné, selon Albert Kahn, « pendant qu’il est temps encore [à] procéder à une sorte d’inventaire photographique de la surface du globe occupée et aménagée par l’Homme, telle qu’elle se présente au début du XXe siècle » (cité dans Jean-Brunhes Delamarre, Beausoleil, 1993, p. 91). Kahn avait nommé Brunhes directeur des Archives de la Planète avant même son élection au Collège de France, le 16 juin 1912. Clôturant une séquence de vive controverse interne sur les conditions de création de cette chaire de fondation, une fronde était menée, en vain, notamment par la gauche du Collège formée d’anciens dreyfusards[7] (Orain, Robic, 2017, p. 451).
Ce succès était toutefois ambivalent car si le Collège de France offrait à Jean Brunhes un poste parisien prestigieux, il le laissait en marge de l’institution universitaire susceptible de lui procurer jeunes étudiants et futurs « thésards ». D’ailleurs ni Vidal de la Blache ni son « lieutenant » Lucien Gallois (1857-1951), ni les autres candidats potentiels de la jeune « école » vidalienne, tel Albert Demangeon (1872-1940) n’ont concouru à la succession Levasseur ou Longnon, la tactique préconisée par Vidal ayant été de viser prioritairement les postes universitaires, où l’on peut « exercer sur des élèves une influence plus directe » (cf. Orain, Robic, 2017, p. 457-458 ; Coll., 2018).
En revanche, la chaire du Collège lui donnait toute liberté par rapport aux universitaires tenus par des programmes et des examens, et son statut aux Archives de la Planète lui conférait une capacité de voyage et de documentation sur le monde exceptionnelle (Fig. 3) (Fig4). Sans s’y réduire, le succès public de ses cours au Collège et de ses conférences, de 1912 aux années vingt, a tenu à la séduction opérée par des autochromes très nouvelles et d’une grande beauté plastique, qu’il y projetait régulièrement[8]. Cette association avec un mécène porté par des utopies pacifistes et par une certaine frénésie d’intervention faisait aussi entrer Brunhes dans un monde de l’action avec lequel il devait composer, tant par rapport à sa spécialité de géographe (voir notamment ses discussions sur le rapport entre géographie et ethnologie : Brunhes, 1913) que sur le plan idéologique et politique.
- Focus — Travailler autour d’une vie savante : portée épistémologique et critique
La relecture d’une telle « vie savante » (Adell, 2022) permet d’aborder plusieurs thématiques générales de l’histoire des sciences et de la fabrique des savoirs : paradigme scientifique, controverses, réseaux d’allégeances, écoles (Orain, 2009, 2018), labellisation, écriture de la science (Feuerhahn, 2020 ; Orain, 2009), pouvoir de l’image, photographie et objectivité (visual studies ; Daston, Galison, 2012), géographie critique… Nous suggérons ci-dessous quelques-unes de ces thématiques sur lesquelles le « cas Jean Brunhes » pourrait donner lieu à des approfondissements, avec le soutien d’un matériau et d’une littérature critique désormais abondants.
4.1. Un postvidalien[9] ? Allégeances, conflits, distanciations, compromis d’école
Se présentant volontiers d’une inspiration vidalienne, Jean Brunhes n’a rien du disciple fidèle et exclusif, ni dans ses actes privés (cf. Deprest, 2017b), ni dans ses allégeances revendiquées : avant 1914, la fréquence de ses invocations de Ratzel et ses références à la « science sociale » défendue par le courant leplaysien du même nom, puis sa proximité revendiquée à Bergson (cf. Brunhes, dans Lefèvre, 1929 ; Robic, 2014 et 2023), ni dans ses choix épistémologiques. Mais il a figuré sur la première liste d’auteurs de la Géographie universelle établie par Vidal de la Blache en 1907-08 (sans pouvoir participer effectivement à cette collection sortie seulement dans l’entre-deux-guerres). Il a aussi été sollicité pour des postes universitaires pendant cette même période, mais en second rang, après Emmanuel de Martonne (1873-1955), gendre de Vidal de la Blache et il a été soutenu par celui-ci pour l’accession au Collège de France.
Un différend fondamental entre Brunhes et ses condisciples dits parfois « orthodoxes » porte sur l’orientation idiographique de la géographie telle qu’elle a été reçue par les élèves et successeurs de Vidal de la Blache, ce paradigme érigeant en modèle la monographie de cas individuels, là où Jean Brunhes (1897, 1902) préconisait une méthode comparative qui impliquait pour lui, en géographe, de travailler sur des séries raisonnées de cas. Or la méthode comparative qu’il prétendait mettre en œuvre dans sa thèse a été sinon invalidée en principe, du moins discréditée par une critique de géographes qui rabattait l’efficacité scientifique de son dispositif de terrains comparés sur la seule intuition, l’empirisme, c’est-à-dire en somme une culture savante et les qualités personnelles de l’observateur : c’est en particulier le verdict de Paul Vidal de la Blache, estimant dans son compte rendu de la thèse de Jean Brunhes que « [l]a véritable unité du livre de Mr Brunhes réside, moins dans des analogies parfois contestables, que dans les observations et les idées personnelles que des enquêtes sur les lieux, menées avec beaucoup de soin, ont inspirées à l’auteur ou qu’elles ont confirmées en lui » (Vidal de la Blache, 1902, p. 458).
On ne sera donc pas étonné que les sociologues durkheimiens, adeptes de la méthode des « variations concomitantes » défendue par Durkheim comme LA méthode conférant un statut scientifique à sa discipline[10], aient tenu Jean Brunhes à l’écart, sur ce plan, des offensives critiques qu’ils ont conduites contre les monographies régionales d’Albert Demangeon, Jules Sion, Raoul Blanchard, Antoine Vacher (Simiand, 1913) et au cours d’autres « interpellations » (Rhein, 1982) de la géographie. Les violentes controverses des années 1900 entre sciences sociales n’ont pas pour autant épargné la figure de Jean Brunhes, qui a été accusé de « plagiat » par les tenants de la « science sociale » (une discipline de non-professionnels, en déclin face à l’essor des disciplines universitaires), et critiquée par Durkheim (1913) — au titre de cette géographie humaine dont les « durkheimiens », à sa suite, invalidaient les principes fondamentaux et qu’ils considéraient, au mieux, comme une « matière auxiliaire » de leur propre science à prétention hégémonique (Blanckaert, 2006 ; Mucchielli, Robic, 1995).
Toute autre est la critique d’après-guerre menée par l’historien Lucien Febvre dans son livre La Terre et l’évolution humaine (1922), qui a érigé Jean Brunhes en diffuseur du « déterminisme géographique » dont aurait été coupable son modèle allemand, Friedrich Ratzel (1845-1904), à l’inverse de la posture « possibiliste » de l’école française. Il faudrait déconstruire ce topos, ne serait-ce qu’en rappelant la défense du « facteur psychologique » ou du « vouloir humain » (Brunhes, 1897, 1910, 1913, 1914), ou celle du « travail » voire du « bon travail » ou du « labeur » (Brunhes, 1926 et dans Fèvre, 1929) qui s’interposent selon Brunhes entre le fait naturel et l’action humaine. Mais il s’agissait là de la part de Febvre d’une entreprise hégémonique menée par un historien qui a visé toute sa vie à jouer un tel rôle de patron des sciences sociales (cf. Orain, Robic, 2017 pour la géographie au Collège de France).
Ces controverses[11] interdisciplinaires et ces distanciations entre collègues d’un même champ de savoir ont le même ressort en ce premier moment de disciplinarisation des sciences sociales. Tant sur le plan national qu’international, elles puisent leur acuité dans l’effervescence scientifique et politique de la période « fin de siècle », puis dans les reconstructions intellectuelles d’après-guerre, où une personnalité comme Jean Brunhes ne pouvait que nourrir le débat.
4.2. La fabrique textuelle – Labilité du sens, labilité d’une discipline ?
Trois caractéristiques singularisent la production textuelle de Jean Brunhes : le réemploi de son matériau textuel, l’amplification de la matière (titres à rallonges, parties nouvelles, tomes supplémentaires, montages iconographiques inédits…) et une prédilection pour la démonstration par l’image. Ces modes opératoires (qui ont varié au cours de sa vie) méritent un examen critique d’autant plus acéré que l’auteur a fait assaut de scientificité.
Sans multiplier les analyses de la fabrique textuelle on peut souligner la récurrence, d’un livre à l’autre de Jean Brunhes, du procédé du « copier-coller » depuis des publications antérieures, mais qui s’accompagne d’une réécriture de détail (changement de l’embrayage argumentaire, modification d’un paragraphe, ajout de notes…) — soit une labilité de l’écriture scientifique dont on trouve rarement de tels exemples parmi ses contemporains géographes. Que produit-elle du point de vue de la stabilité du sens et de la valeur de l’œuvre ?
Plutôt qu’exposer une critique d’ensemble, nous proposons ici de reprendre l’étude de l’une des monographies célèbres de Jean Brunhes, « Les groupes d’habitation du Val d’Anniviers comme types d’établissements humains », afin d’examiner ce que ces jeux d’écriture peuvent produire en termes de variation du sens : on verra que cette monographie du Val d’Anniviers, publiée d’abord en article (Brunhes, Girardin, 1906) puis reprise dans les éditions successives[12] de La Géographie humaine… peut donner lieu à un tel exercice (Robic, 2001).
Au niveau d’un article conçu initialement comme tel, ce texte peut servir en effet comme exemple de la labilité de l’écriture et du titrage brunhiens et des effets de sens induits par des changements minimes de rédaction ou de positionnement d’un texte dans une œuvre :
- Il apparaît ainsi que le Val de l’article premier, présenté en tant qu’« île de haute montagne », a un statut mixte puisqu’il figure d’abord comme le modèle de l’étagement montagnard et comme un cas régional exemplaire ou typique du Valais.
- En revanche, l’incorporation de cette étude dans un livre programmatique tel La Géographie humaine… de 1910 en fait un nouveau texte, pris dans les réseaux argumentatifs qui sous-tendent ce traité, et gauchi par des titrages, des rappels de cet exemple d’un chapitre à l’autre ou encore des incises absentes de l’article original.
- En outre, la signification du cas évolue selon les éditions de La Géographie humaine…, au fil aussi des variantes de titrages et de focale, de sorte que, de 1905 à 1925, le cas « Val d’Anniviers » perd son statut expérimental premier et ses qualifications initiales, étant rabattu d’une approche analytique examinant le rapport habitation/versant montagnard sur une monographie à visée synthétique, et se retrouvant exceptionnel là où il était au départ typique.
On pourra voir aussi que cette monographie d’un microcosme exemplaire a donné prise de 1949 aux années 1990, en des temps d’évaluation du paradigme géographique français, à des revisites et à des déconstructions successives où sont intervenus des géographes « classiques » tels Maurice Le Lannou en 1949, Étienne Juillard en 1950 et Max Derruau en 1961, et ensuite par des adeptes de la formalisation et du systémisme tel Loïc Rognant en 1984 (Robic, 2001, p. 81 sq). En ce sens, ce cas d’étude a été durant un siècle un laboratoire de géographie humaine examiné et réexaminé pour construire une discipline, pour la mettre à jour ou pour asseoir un nouveau paradigme.
Pour analyser la labilité de la discipline géographique au cours du XXe siècle au travers du cas Jean Brunhes et de ses réappropriations (en France par la « géographie sociale » notamment ; dans le monde anglophone par I. Bowman et par la « cultural geography » de C. Sauer), on pourrait aussi examiner les transformations affectant les approches de thèmes ou « faits » relevant de la géographie humaine selon lui, « au-delà des faits essentiels » (faits politiques, sociaux, économiques, ethnographiques, psychologiques…), et celles de ses sous-parties ou prolongements (géographie de l’histoire, géographie sociale, géographie politique, voire géographie de l’art) (Brunhes, 1913a et ouvrages suivants).
4.3. Pratiques iconographiques
L’usage massif de la photographie est caractéristique de la manière de ce « photographe-iconographe » qu’a été Jean Brunhes (Mendibil, 1993). Précoce dans sa pratique de géographe, cet usage a été favorisé par ses fonctions de directeur scientifique des Archives de la Planète, qui lui ont fourni des moyens exceptionnels servis par la variété des nouvelles techniques mobilisables (stéréoscopie, autochrome, film, imagerie aérienne), par une couverture de missions potentiellement planétaire, et ancrés au fil de l’histoire mondiale dans des territoires en conflits. Avant même d’obtenir cette situation enviable, Jean Brunhes avait usé abondamment de l’outil photographique tant à titre de preuve ou du moins d’argument en géographie physique que pour conférer à l’observation de géographie humaine une garantie d’authenticité ou d’objectivité totale (cf. Brunhes, 1906, p. 558 sq, repris comme principe de méthode dans La géographie humaine…). D’un même geste, en effet, il assimilait les faits essentiels de géographie humaine (des « faits tangibles et visibles ») à leur enregistrement objectif par le medium photographique :
« N’y a-t-il pas devoir à se dégager, autant que faire se peut, de toute conception psychologique, ethnologique ou sociale, et remplir cette mission première, c’est-à-dire l’observation positive des faits humains sur la terre, en y mêlant le moins possible l’élément subjectif humain ? […] élevons-nous en ballon [ou en aéroplane :1910] à quelques centaines de mètres au-dessus du sol ; et, l’esprit débarrassé de tout ce que nous savons des hommes, tentons de voir et de noter les faits essentiels de la géographie de l’homme et du même regard qui nous permettent de découvrir et de démêler les traits morphologiques topographiques, hydrographiques de la surface terrestre. [comme d’un tel observatoire aérien], quels sont les faits humains qu’une plaque photographique pourrait enregistrer tout aussi bien que la rétine de l’œil ? » (Brunhes, 1906, p. 559-560 et 1910, p. 63).
La littérature contemporaine sur la question de l’image et de ses pouvoirs polymorphes et les travaux sur son utilisation par Jean Brunhes, en particulier, s’étant étoffées considérablement, nous ne signalerons que quelques points susceptibles de nourrir une réflexion critique sur et/ou à partir de ses pratiques iconographiques.
Cliché photographique et objectivité – La vision aveugle
Il faut souligner d’abord que la confiance accordée par Jean Brunhes à la photographie n’était pas une idiosyncrasie, car il partageait avec les savants de la fin du XIXe siècle l’illusion de l’objectivité photographique, à l’instar de ses collègues naturalistes qui ont défendu « l’objectivité mécanique » de ce type d’image, pratiquant de bonne foi ce que Lorraine Daston et Peter Galison (2012) ont nommé par oxymore une « vision aveugle ».
Cet usage massif de la photographie (en cliché simple noir et blanc, couple stéréoscopique, autochrome – ces deux derniers étaient convertibles en cliché noir et blanc), que Jean Brunhes partage avec d’autres géographes tels Emmanuel de Martonne et Albert Demangeon, peut donner lieu à des comparaisons entre des styles, ou des « effets » d’auteur, comme le propose Didier Mendibil, qui a construit pour étudier ces fonds une grille d’analyse fondée sur les types de cadrages croisant « points de vue » et « formats » des clichés (Mendibil, 2019, cf. un exemple d’étude réalisée d’après les missions photographiques des Archives de la Planète menées en France sous la direction de Jean Brunhes, p. 138-139). Cette méthodologie, qui révèle des choix d’« imagement » (de la France par exemple) et permet de comparer entre eux des fonds iconographiques ou des séries d’ouvrages[13].
Mais les choix d’images, les titres, les légendes, les dispositifs documentaires, doivent être interrogés car cet apparat textuel donne sens à l’image. S’agissant d’une conférence ou d’un cours, l’incarnation par la parole et la gestuelle polarise le sens, et la relation temporelle et sémantique entre parole et image doit être interrogée.
Effet de sens : le corps et la parole
Ainsi, l’étude de « l’effet Brunhes » (Mendibil, 2019) est-elle essentielle pour saisir ce qui se joue autour de la projection des autochromes[14] quand on dispose, comme il arrive pour un certain nombre de ses conférences, de la transcription de l’intervention orale et de la liste des autochromes projetées.
L’étude des cours et conférences qu’il a prononcés pendant la Grande guerre et dont on a retrouvé la trace orale donne ainsi accès à la part « orateur » du sens induit par la projection d’une autochrome, du moins d’une partie de ce sens (Ginsburger, Sigaud, 2019). Le professeur détaille d’abord sa méthode en associant au public présent son discours méthodologique et son regard d’observateur-photographe in situ, et ensuite, en différé (en fin de cours seulement), projette le cliché :
« Comme il n’y a rien de meilleur que de voir les choses par soi-même […] je me suis absenté […] pour aller voir sur le front ce qu’il en est et pour vous rapporter des impressions qui fussent le plus possible en contact avec la réalité objective. J’ai emporté vos yeux avec mes yeux si je puis dire, et vos oreilles avec mes oreilles, et j’espère vous transmettre un peu ce que j’ai vu et aperçu par mes propres moyens. [descriptions, impressions]. Les photographies que je vous montrerai vous en donneront un aperçu qui sera un peu confus à cause du mauvais temps grâce auquel nous avons pu aussi nous avancer plus loin qu’on nous l’aurait permis [vers le front]. » (Ibid., p. 305).
L’image est ici conçue comme un mode de transmission d’une expérience in situ, mais cette expérience est surtout transmise « par l’enseignement, par la parole et le témoignage du professeur aux oreilles des auditeurs, [et] complétée encore par d’autres types d’images [cartes géologiques] ». (Ibid.)
Dans un autre exemple concernant l’usage de clichés correspondant à la période de guerre[15], les auteurs étudiant ce rapport image/parole soulignent combien l’observation des images est loin de pouvoir induire les descriptions et encore moins les conclusions que le professeur en infère, qu’il s’agisse de géographie physique (phénomènes d’érosion fluviale) ou de géographie politique (notamment de solidarité nationale ou « cohésion humaine »)[16] (Ibid., p. 307 sq). Brunhes analyse ainsi un portrait de groupe de jeunes filles[17] pour en inférer une conclusion générale sur la « cohésion humaine » dont la France, en particulier, serait exemplaire durant la guerre, au-delà ou en raison du mélange ethnique dont témoignerait cette autochrome. Or les détails allégués (couleurs des yeux et des cheveux de deux sœurs) sont certainement invisibles en projection et même insensibles sur l’image. « C’est, en réalité [soulignent les auteurs] la parole du géographe, inscrite dans la légende et dans la photographie et dans son commentaire, qui porte la démonstration, et non l’image elle-même. » (Ibid., p. 309-310).
Dispositifs iconographiques : montage, titrage, légendage
Les dispositifs d’images relèvent aussi d’effets de sens indépendants du medium lui-même (photographie, dessin, schéma). Brunhes a déployé un grand art pour rendre les photographies performantes en les titrant, en les référant à leurs auteurs, en les renvoyant au texte principal (le rapport texte-image lui paraît essentiel) ; il n’a de cesse de permettre une lecture parallèle de l’un et de l’autre en insérant des images au sein des chapitres et en créant un livret final (Brunhes,1914) ou même un tome à part d’illustrations hors-texte (Brunhes, 1925) afin de permettre la lecture simultanée de la lettre et de l’image. En outre, très tôt il a associé plusieurs images en planches complexes dotées de titres, composant comme de petits atlas iconographiques[18].
Ainsi les pages intitulées « Bosnie et Herzégovine : opposition d’un pays boisé et d’un pays pétré » de la Géographie humaine…, tome 3, de 1925 constituent-elles l’une des réalisations modèles de ces atlas photographiques miniature, avec un titrage commun de planches en vis-à-vis, des légendages abondants, le référencement complet des clichés et le renvoi aux pages correspondantes de l’édition ( Fig. 5a) (Fig 5b). Il s’agit ici de rassembler les traits caractéristiques du paysage naturel d’ensemble, des maisons, des villes et villages, des monuments et des routes et ponts de deux sous-régions contrastées de la Bosnie-Herzégovine, et de les opposer par le montage. Cet atlas de 1925 propose plusieurs planches successives montrant d’abord les « faits essentiels » de la géographie humaine de la Bosnie (en mettant en scène analytiquement le lien entre la nature physique des lieux et les modes caractéristiques de ce qu’il appelle parfois « l’installation humaine ») ; puis il propose quelques pages plus loin un pareil montage sur l’Herzégovine.
À côté de ce modèle de montage photographique, on doit relever la plasticité de l’imagerie construite par l’auteur. Elle tient pour ce qui est de la photographie soit à une variation du légendage associé à une image soit à une variation de l’association entre images, les deux pouvant être concomitants.
Ces variations produisent une labilité du sens que le lecteur est conduit à conférer à telle ou telle image selon les besoins d’une démonstration ou d’un nouveau parti pris de l’auteur.
Il en est ainsi des photographies des mosquées de Banjaluka (Bosnie) et de Pocitelj (Herzégovine) que Brunhes a évoquées dès son cours inaugural du Collège de France de 1913 pour concrétiser son programme en analysant le cas de la Bosnie-Herzégovine, qu’il a visitée quelques mois auparavant. Reprenant l’année suivante ces propos en tête d’un cours sur la géographie de l’histoire, il fait figurer successivement deux photographies en insistant sur la différence de matière et de forme des minarets de Bosnie et d’Herzégovine, pour rappeler les relations unissant les faits essentiels de la géographie humaine au substrat naturel du pays : « On doit spécialement insister sur l’opposition entre le minaret de bois et le minaret de pierre ; le minaret de bois appartient par excellence à la région boisée c’est-à-dire à la région boisée, c’est-à-dire aux zones bosniaques : il se trouve un peu partout dans les villages de la Bosnie, et il apparaît même encore dans la grandes villes ; il est non seulement caractérisé par les matériaux employés, mais par la forme que ces matériaux imposent aux constructeurs. […] le minaret de pierre appartient à la zone herzégovienne de la pierre ; il est dans son domaine géographique naturel, et, en une certaine mesure, il le représente avec exactitude. » (Brunhes, 1914, p. 3).
On pourrait rapprocher ces deux éléments des « emblèmes » de pays que Brunhes a utilisés dans ses travaux antérieurs pour caractériser les pays évoqués — tel le palmier à propos de l’Égypte. Mais dans ce cours consacré à la géographie de l’histoire, l’illustration intégrée au texte, tel « le vieux pont turc du seizième siècle à Mostar, sur la Narenta » (sa figure 5), vise à illustrer le « degré d’organisation politique d’un pays », car « [t]outes les toutes les fois qu’un pouvoir cherche à s’implanter dans une région nouvelle, il y trace et il y fait une route. Ce fut le sens du transcapien, du transibérien et de tous les “trans” continentaux » (Brunhes, 1914, p. 54).
Enfin, dans l’illustration consacrée à la Bosnie-Herzégovine dans la Géographie humaine… en 1925, ce n’est pas à ce titre d’emblème d’un pays, de symbole d’un contraste matériel que le couple « minarets de bois et minarets de pierre » est présenté (Fig. 6). Il figure en majesté dans un couple iconographique final comme signe et élément démonstratif de la portée ultime de la géographie humaine, celle de conjuguer ainsi que l’affiche le titre, « Art et Géographie ». Brunhes inscrit alors ces clichés non plus dans un champ sémantique de la matérialité de l’installation humaine, du bâti (fût-il lieu de culte), mais dans celui de la création artistique, qui frôle le spirituel — sans que le terme soit ici employé, et l’auteur ne soulignant pas le fait religieux, qui reste subliminal. Une telle variation peut être confrontée aux autres parutions brunhiennes de l’époque telle sa Géographie de la France, singulière par la substitution du dessin à la photographie, du souci de l’expressivité et de l’émotion à celui de l’objectivité et de l’attestation.
Contrairement à cet exemple relativement stable de « couple iconographique », peu changé dans son légendage mais transmuté par le titrage, la règle est plutôt celle de variations mineures dans les illustrations, induisant quelques changements, pas obligatoirement fondamentaux, du sens que Jean Brunhes projette sur tel ou tel cliché photographique. Une autre façon toutefois de conférer un nouveau sens à une image consiste toutefois à l’associer à d’autres images. Modifier alors le titre ou le légendage, même à petite touche, peut dramatiquement faire sens.
À 13 ans de distance, la deuxième et la troisième éditions de la Géographie humaine…, présentent ainsi la photographie d’une femme portant un fardeau sur la tête, immobile dans un espace désertique ponctué de quelques tentes et fermé au loin par une petite bourgade (Fig. 7a). En 1912, elle est associée sous un titre vague (« Retentissement des faits proprement humains [dans l’ordre des faits géographiques] ») et peu cohérent avec le couple iconographique, à la photographie d’une barraque de la « zone » non aedificandi entourant Paris, avec ses habitants, un jardin et des palissades en bois, et elle est assortie de la légende suivante : « Comment l’on porte chez la plupart des peuples à demi sauvages ou primitifs – Sur la piste de Wadi-Halfa à Khartoum » et d’un commentaire neutre : « Cette Nubienne qui déménage porte tout son mobilier sur la tête. »
Le montage de 1925 (Fig7b) est plus cohérent, tant par le thème du portage que par son titre générique, « Les faix de l’humanité ». Voici donc transplantée l’image d’une femme, isolée, debout, posant, face à un Turc courbé jusqu’au sol sous le poids d’un fardeau, à proximité d’une gare de chemin de fer à l’aspect confortable. Contre toute attente, la légende la fige en symbole du « primitif » (de la primitive) face au « civilisé » : « On dit fort comme un Turc : les civilisés portent sur leurs épaules ou sur leur dos de beaucoup plus lourdes charges que les primitifs. »
C’est encore la marque d’une forte labilité de l’appareil photo-iconographique construit par l’auteur. Dans la teneur de ce dernier couple photographique on peut repérer une expression de l’évolution personnelle de Jean Brunhes lors de l’après première guerre mondiale (la connaissance de cette période des années vingt restant à approfondir), marquée par le pessimisme face à l’état du monde contemporain et à l’accentuation de ses engagements partisans dans une cause nationale et coloniale.
De l’objectivité photographique à l’imagerie expressive
En matière iconographique, on pourrait aussi analyser l’évolution majeure suivie par Brunhes pendant la décennie 1920, qui se manifeste dans son œuvre savante (Fig. 8a) (Fig 8b) comme dans sa série de manuels scolaires. Son parti pris explicite change, d’une part par l’adoption d’un mode iconographique visant l’expressivité et l’émotion du lecteur, comme il le défend dans ses deux volumes de la collection Histoire de la nation française, suivant en cela la demande du directeur de collection, Gabriel Hanotaux : Jean Brunhes a alors recours au dessin d’artiste (Auguste Lepère, Mathurin Méheut, Georges Wybo…).
Son style iconographique change aussi, d’autre part, au titre de l’efficacité pédagogique, en visant une stylisation de l’image dans ses manuels scolaires, et aussi en en appelant à l’usage d’« images expressives » – car, estime-t-il, « la réalité, ou la vue réelle ici révélée par la carte, la photographie ou le dessin, font beaucoup mieux pénétrer dans l’esprit le sens vrai des expressions qui sont couramment usitées en géographie physique comme en géographie humaine » (Lisbonis, 1993, p. 283, qui publie de telles illustrations pédagogiques des manuels du primaire). Il s’agit alors d’une imagerie spectaculaire, saturée de couleurs, inspirée du style publicitaire de l’époque. Cependant, loin de ces excès, Jean Brunhes a pu aussi insérer dans ses manuels scolaires les premiers montages carto-photographiques publiés dans la littérature française (photographie aérienne verticale, photographie oblique et schéma ou « plan reproduisant sous forme de carte l’image entière et exacte de la photographie précédente » et qui montrent son intérêt pour la pédagogie et pour les techniques nouvelles de l’imagerie aérienne.
Pour compléter ces critiques, nous avons évoqué ailleurs (Robic, 2019, p. 90-95) d’autres questions qui ont pu susciter l’interrogation de ses contemporains et qui restent d’actualité : comment concilier l’aspect fragmentaire de l’information (notamment si elle se fonde essentiellement sur une documentation photographique et utilise modérément l’outil cartographique) et la dimension non seulement planétaire que visaient les géographes, mais encore le caractère mondial qu’ils y décelaient à l’époque (Arrrault, 2007 ) ? Brunhes défendait ses choix par l’idée d’échantillonnage, de petits mondes en miniature, d’emblèmes, et avouait : « On peut être scientifique sans être systématique. [Mes échantillons] sont autant d’informations contrôlées que l’allègre soumission à la vision terrestre des réalités » (Brunhes dans Lefebvre 1929, p. 52). Sans doute reliait-il aussi ses fragments du monde par l’autorité de sa parole.
Pour conclure…
Savant adepte de la « géographie moderne » développée autour de Paul Vidal de la Blache, catholique moderniste, Jean Brunhes fut un intellectuel au sens qui émergea lors de l’Affaire Dreyfus, un militant, un passionné et un homme de réseaux, grand orateur au tempérament de leader. Tenté par l’engagement en politique dans sa jeunesse, Brunhes ne s’y est pas laissé prendre, tout en s’adonnant de plus en plus à la défense de nombreuses causes au cours de la guerre et dans les années vingt et à des lobbyings variés, et de plus en plus à un engagement dans des causes nationales et coloniales, loin de la réserve universitaire de plusieurs de ses confrères géographes auprès desquels il pouvait apparaître comme savant trop engagé ou adoptant le mode du conférencier mondain. À titre d’hypothèse on peut estimer que le maniement ostentatoire d’une méthode scientifique standard, la valorisation révérencieuse, souvent outrancière, des multiples références bibliographiques et, enfin et surtout, sa conviction de la fiabilité, de la véracité de son médium d’élection, la photographie, ont exprimé la volonté d’objectivité scientifique de Jean Brunhes, un savant croyant qui a pensé pouvoir séparer sa pratique de recherche de sa mission majeure, politique, de réalisation d’une cité ou d’un monde chrétien. Cependant, loin d’une production linéaire de géographe, c’est un style évolutif et labile qui le caractérise, de sorte que son étude incite à penser en toute vie savante une dynamique, donc aussi ses modes et ses déterminants. Il y a sans doute inconsciemment, dans son style, ou, lors de ses changements de style, souvent signalés et justifiés, une surenchère destinée à certifier la rigueur de son travail, contrebalançant la dispersion des motifs qui le conduisaient à ses divers terrains et la réalité des intérêts autres que de recherche qui le mobilisaient.
[1] Une partie du mécénat d’Albert Kahn a porté sur la création de centres privés ou publics de « comités » voués à la documentation et à la discussion des problèmes contemporains, tel le Comité national d’études sociales et politiques (CNESP : 1916-1932) dont les premières enquêtes ont porté sur « les buts de la guerre et les conditions d’un paix durable » et sur « les problèmes des nationalités dans le monde » (Sigaud, 2019b, p. 44 sq).
[2] Nous ignorons le sort des deux filles de la famille évoquées dans la notice sur Jean Brunhes publiée dans Charles, Telkès, 1988.
[3] Ne pas confondre avec le géographe et homme politique Henri Lorin (1866-1932) – qui a été professeur à Bordeaux et à Tunis et contre qui Brunhes a bataillé à propos du projet de Transsaharien pendant les années vingt.
[4] Jargon normalien désignant « ceux-qui-vont-à-la-messe », que ce groupuscule adoptait volontiers dans ses échanges internes.
[5] L’institutionnalisation de la sociologie durkheimienne a été difficile : Simiand n’entre au Collège de France qu’en 1931.
[6] Ce poste avait déjà été proposé en 1910 à un jeune géographe agrégé, normalien, bénéficiaire d’une bourse « Autour du monde » créée par le même mécène, Pierre Denis – qui n’avait pas compris le projet photographique d’Albert Kahn (Oulmont, 2015, p. 116).
[7] La candidature de Brunhes fut approuvée par 25 voix sur 36, mais 7 bulletins exprimaient le refus d’une procédure relevant trop de la création de « chaire à moustaches ».
[8] Le caractère spectaculaire de l’autochrome ne doit pas être minimisé ; on a noté qu’Albert Kahn terminait chaque séance de ses réunions à Boulogne par la projection de couchers de soleil enregistrés par autochromes par ses opérateurs aux quatre coins du monde.
[9] L’expression de « postvidalien » a été inventée par Olivier Orain en 1999-2000 pour désigner l’ensemble de ses élèves directs qui, selon lui, se sont écartés de la ligne de Paul Vidal de la Blache tout en se référant à lui et qui, dans une perspective kuhienne, ont été « les principaux inspirateurs d’une normalisation des intuitions vidaliennes en un paradigme dominant [dans] la période 1910-1970 » (Orain, 2009, p. 15).
[10] Cf. la méthode défendue par Stuart Mill dans Système de logique (auquel se réfère Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique, 1895 et dans Le Suicide, 1897 – en revanche, Jean Brunhes n’y fait pas allusion).
[11] La liste des acteurs de ces controverses s’élèverait à une bonne dizaine de noms figurant pour partie dans notre bibliographie finale, dont Jean Brunhes, qui inclut volontiers dans ses ouvrages les louanges de ses supporters et des répliques à ses contradicteurs.
[12] Y compris les éditions posthumes et leurs versions raccourcies prises en charge par Mariel Jean-Brunhes Delamarre et Pierre Deffontaines.
[13] Voir aussi les comparaisons entre les fonds photographiques d’Emmanuel de Martonne et Jean Brunhes (Hallair, 2019).
[14] On ne dispose pas toujours de la liste des autochromes projetées ; il est utile de savoir en outre que pendant longtemps les autochromes ou autres clichés ont été projetées à la toute fin des séances.
[15] Ces clichés ne concernent pas obligatoirement le front ni les villes détruites, car les séries photographiques les plus nombreuses des Archives de la Planète des années 1914-1918 ont porté sur le Massif central et sur l’Espagne.
[16] Ce choix semble lié à des cours centrés sur la notion de « cohésion humaine » et à sa réflexion sur le cas de la France.
[17] Il est ainsi légendé : « Les 2 en rouge, Nîmoises, à droite deux sœurs, l’une blonde aux yeux bleus et l’autre brune aux yeux noirs ».
[18] D’abord dans ses publications de géographie physique et dans sa thèse, à partir de 1912 dans la Géographie humaine… puis en 1914 dans la publication du cours inaugural de l’année 1913-1914 au Collège de France. Dans ce cours consacré à la Géographie de l’histoire (Brunhes, 1914), il a adopté une disposition analytique des images, illustrant successivement, page après page, le contraste entre les faits similaires des deux régions .
Fig. 1. Portrait autochrome de Jean Brunhes en 1922 (Source : Collection des Archives de la Planète, musée départemental Albert-Kahn, A 33 818, « Jean Brunhes, Boulogne, 11 septembre 1922 », opérateur Auguste Léon).
Fig. 2a. Jean Brunhes dans la photographie de sa promotion de l’École normale supérieure (ENS, Photo Lettres, 1889, conscrits, photographie Pierre Petit)
Fig. 2b. Georges Goyau dans la photographie de sa promotion Lettres 1888 (ENS, Photo Lettres, 1888, conscrits, photographie Pierre Petit)
Fig. 3. Le directeur des Archives de la Planète sur l’un de ses premiers terrains. Source : Collection des Archives de la Planète, musée départemental Albert-Kahn autochrome 9×12 cm, inv A2931 (Opérateur : Auguste Léon). « Montenegro. Cettigné, un paysan assis, le bonnet avec les initiales (Kapa) », 23 octobre 1913.
Fig. 4. En mission au Canada : Jean Brunhes et sa fille Mariel Jean-Brunhes (1927) Source : Collection des Archives de la Planète, musée départemental Albert-Kahn « Canada par Monsieur Jean Brunhes », 1927, 390m B296, AI93021.
Fig. 5a. Pays boisé : la nature, les modes de construction (La Géographie humaine…, 1925, t. 3)
Fig. 5b. Pays pétré : la nature, les modes de construction (La Géographie humaine…, 1925, t. 3)
Fig. 6. Le minaret. Planche finale (La Géographie humaine… , t. 3, 1925)
Fig. 7a Deux poids, deux mesures (La Géographie humaine…, 1912)
Fig. 7b. Deux poids, deux mesures (La Géographie humaine…, 1925, tome 3
Fig. 8a. Le pont, deux styles iconographiques : attester (Géographie de l’histoire…, 1914
Fig. 8b. Le pont, deux styles iconographiques : émouvoir (Géographie humaine de la France, 1926