Métabolisme territorial
En biochimie, la notion de métabolisme renvoie à l’ensemble des réactions chimiques qui se déroulent au sein des cellules des êtres vivants. Par extension on peut considérer le métabolisme d’un être vivant dans son ensemble. Dès le XIXème siècle les sciences humaines et sociales vont s’inspirer de cette notion, à commencer par Karl Marx qui introduit la notion de métabolisme social (1867, 2010) afin d’insister sur la matérialité de la société pour en expliquer le fonctionnement. Ce rapprochement est effectué dès lors que l’on comprend qu’au sein d’une ville la qualité de l’air dépend du vivant et de la nécessité de planter des arbres afin de régénérer un air vicié par les animaux (dont l’être humain, Barles, 2021) Les flux de substances qui circulent au sein d’une ville se doivent ainsi d’être équilibrés. Un siècle plus tard Abel Wolman, ingénieur de formation, publie l’article « The Metabolism of Cities », un travail qui définit le métabolisme d’une ville comme l’ensemble des matériaux et produits de base nécessaires à ses habitants (Wolman, 1965). Une ville est ainsi représentée comme un système vivant dont le métabolisme est mesuré à travers la circulation des tonnes de matière et d’eau qui entrent et sortent du système ou qui y circulent. Abel Wolman s’intéresse à la circulation de l’eau et de l’eau usée, de la nourriture et des déchets qui en résultent, ainsi qu’à la consommation d’énergie fossile et des polluants atmosphériques en lien avec cette consommation.
A partir des années 1980, plusieurs auteurs se réclamant de l’écologie urbaine contribuent au développement d’une méthode d’analyse du métabolisme. Citons par exemple une recherche conduite à Hong Kong (Boyden, Millar, Newcombe et O’neill, 1981) qui envisageait à la fois une analyse quantitative poussée et une analyse des modes de vie et de leur impact sur le bien-être de ses habitants, mais n’a pu parvenir à des résultats probants sur cette deuxième partie, plus qualitative. Citons encore à cette même époque l’écologue Paul Duvigneaud qui reconstitue le métabolisme de l’écosystème Bruxelles (Duvigneaud, 1980) en se concentrant sur l’identification aussi détaillée que possible des flux d’énergie et de matière, ou encore l’équipe de Gilles Billen (1983) qui en fait de même avec l’écosystème Belgique. L’approche menée est essentiellement quantitative, ce qui fait dire à Sabine Barles que « poser la ville comme un écosystème ou un organisme, c’est réduire son fonctionnement et son évolution à des processus naturels » (Barles, 2004, p.95) en oubliant les enjeux sociaux ou en ne parvenant pas à les saisir, comme dans le cas de Hong Kong. Cette même autrice nous indique qu’à compter des années 1990 l’analogie avec les écosystèmes naturels devient prudente (Barles, 2004), faute de résultats dans la capacité à véritablement s’inspirer du mode de fonctionnement des organismes biologiques. Certains travaux vont néanmoins faire le pont entre métabolismes urbains et enjeux biologiques, afin d’améliorer la méthode employée, notamment avec d’importants travaux sur la circulation de l’azote au sein des systèmes urbains (Vienne en 1991, Stockholm en 1995 puis dans les années 2005-2010 Paris, New York, Londres…). Il s’agit dans ces travaux de cartographier pour une ville donnée la circulation de l’azote contenus dans les aliments et/ou les rejets vers les milieux hydriques. Ces travaux sont contemporains de ceux en écologie industrielle qui mobilisent la notion de métabolisme afin d’identifier les flux de matières et d’énergie dont il conviendrait de limiter l’usage ou de modifier la provenance (Erkman, 2004), comme cela a été fait notamment dans le cas de la République du Canton de Genève (GEDEC, 2005). Il est alors question d’analyser le métabolisme industriel, c’est-à-dire le métabolisme des sociétés industrialisées, avec un accent sur les activités industrielles.
Cependant, l’écologie industrielle est d’abord affaire d’ingénierie dans un contexte économique prédéterminé (Buclet, 2011) et n’embrasse ni l’ensemble du fonctionnement de la société, ni les questions écologiques non réductibles à une question de ressources. Face à ce constat un collectif de chercheurs en sciences sociales et de consultants réunis entre 2007 et 2009 au sein du programme ARPEGE (Atelier de Réflexion sur l’Ecologie Industrielle) aboutit notamment à la nécessité de travailler sur l’utilité des métabolismes dans une logique de prospective territoriale (Buclet, 2009, p.38).
Le concept de métabolisme territorial émerge ainsi dans les années 2000 en lien avec l’affirmation d’une écologie territoriale dont l’un des principes est de mesurer le poids du fonctionnement d’un système socio-écologique (Barles et al., 2011) au-delà des seules sociétés industrialisées. Si la méthode au départ est la même, le fait de revendiquer une approche territoriale est spécifique au contexte francophone (avec des proximités avec l’Italie, comme par exemple les travaux d’Alberto Magnaghi (2014) sur les biorégions). La notion de territoire implique de ne pas se limiter à une approche quantitative des flux, de juste décrire ce qui circule, mais d’analyser également les jeux d’acteurs à l’origine de cette circulation. C’est pourquoi ces dernières années, en complément des travaux menés afin d’améliorer la compréhension de ce qui circule (voir par exemple les travaux d’Eunhye Kim (2013) autour de l’énergie ou de Souhil Harchaoui et Petros Chatzimpiros (2019) pour une approche énergétique de l’agriculture), certains travaux sont menés afin d’analyser le métabolisme d’un point de vue qualitatif. Le système territorial est décomposé en sous-systèmes créateurs de richesse dont on analyse le fonctionnement par l’analyse des ressources mobilisées (Buclet, 2015). Les ressources sont soit matérielles, soit immatérielles, soit monétaires, soit socio-écologiques (co-production entre les humains et autres êtres vivants). Leur circulation dépend des relations entre les acteurs, de qui décide de leur mobilisation afin d’engendrer des flux matériels et immatériels. Cette approche vise moins à établir des tonnes de flux circulant au sein d’un territoire ou entre celui-ci et le reste du monde, qu’à identifier les principaux flux qui déterminent le fonctionnement d’un territoire. Elle vise à comprendre comment ces flux circulent, à partir de quels processus d’interactions entre acteurs et notamment de quels rapports de force.
Ces deux approches, essentiellement quantitative ou quanti-qualitative, sont complémentaires eu égard aux enjeux de durabilité. Si la mesure quantitative des flux qui circulent permet notamment d’établir le degré de circularité du fonctionnement d’un territoire (condition nécessaire mais non suffisante afin d’accroître la durabilité de ce fonctionnement), la description qualitative de ces flux et notamment de flux difficilement quantifiables (typiquement les flux d’information) a pour enjeu de comprendre pourquoi certains flux circulent, comment ils circulent et qui décide de cette circulation. Les acteurs d’un territoire qui s’engagent vers plus de durabilité ont en effet besoin du pouvoir de décider de modifier le métabolisme afin de le rendre à la fois plus circulaire et de le ralentir (un métabolisme circulaire mais en accélération croissante ne peut mener à une quelconque durabilité). En d’autres termes l’autonomie des acteurs d’un territoire, leur capacité à effectuer des choix quant au fonctionnement des activités créatrices de richesse, est une condition sans laquelle il n’y a pas de projet territorial durable. Cette autonomie a été traduite comme l’existence de capabilités (Sen, 1999) des acteurs du territoire et plus généralement par la mesure de capabilités territoriales (Buclet et Donsimoni, 2020). Un territoire doté de fortes capabilités territoriales a davantage de choix quant à la façon de réorienter son métabolisme, ce qui se traduit par une résilience accrue face aux soubresauts écologiques, sociaux et économiques.
Nicolas Buclet