Path dependence
Cette expression anglaise désigne un comportement fréquent de la dynamique des systèmes complexes, correspondant à des trajectoires stables, qui se traduisent par une persistance au cours du temps de la structure de ces systèmes, souvent bien au-delà de leur fonctionnalité initiale. Sans qu’il soit possible de bien identifier son origine, l’expression a connu un grand succès depuis la parution de l’ouvrage de Brian Arthur (1994). Cet économiste membre du Santa Fe Institute était bien informé des théories européennes de l’auto-organisation élaborées notamment par Ilia Prigogine et Herman Haken pour des systèmes physico-chimiques qui n’évoluent ni vers un équilibre maximisant l’entropie, ni vers une forme optimisant des contraintes, mais au contraire gardent la trace des évolutions antérieures, lesquelles orientent et canalisent les futurs possibles. Recherchant une explication des « rendements croissants » en économie, B. Arthur s’intéressait au paradoxe de la persistance de solutions non optimales mais qui perdurent du fait de leur ancrage dans les habitudes (un exemple de ce processus de « lock-in » est le clavier Querty des machines à écrire). La notion de path dependence donne à l’histoire une place explicative en économie plus grande que celle des modèles instantanés des mécanismes micro-économiques, ouvrant la voie à l’économie évolutionniste.
Les expressions françaises qui en ont été proposées et qui sont encore utilisées sont souvent maladroites : « dépendance au sentier », ou « dépendance au chemin » (plus rarement « dépendance au chemin emprunté ») sont des traductions littérales de l’expression anglaise. Elles sont moins parlantes que l’expression « dépendance à la trajectoire » proposée par exemple par C. Tannier (2019) ou encore celle de « enchaînement historique » suggérée par D. Pumain (Pumain et al., 2006, p.102-103) qui inclut des connotations plus explicites de contrainte limitante et de continuité séquentielle tout en mentionnant leur origine dans l’évolution passée du système.
Le « poids de l’histoire » est une observation banale dans les sciences sociales, il est parfois envisagé en géographie comme une « inertie » des territoires et des paysages, En fait, l’observation précise du changement montre que les acteurs sociaux réalisent en permanence une adaptation proactive aux changements du système, selon leur degré d’information et leurs anticipations. Les théories sociales de l’imitation dans la ligne de Tarde, exploitées par le marketing à la E. Bernay tout comme par les « influenceurs » des réseaux sociaux actuels rendent compte de la propagation des innovations, qui devient de plus en plus rapide. Ces modalités du changement sont observées en géographie non seulement aux niveaux individuels mais aussi à différentes échelles urbaines et territoriales à la suite de la théorie de la diffusion des innovations proposée par Torsten Hägerstrand. La rapidité de ces adaptations qui transforment de manière quasi simultanée un grand nombre de lieux en interaction de proximité ou de réseau explique la grande prévalence des processus de path dependence dans la dynamique des entités géographiques. Des réseaux géopolitiques préférentiels formés par d’anciens liens coloniaux ou des diasporas, des « frontières fantômes » (von Hirchhausen 2017) ou encore certaines spécialisations urbaines comme celles issues de la première révolution industrielle sont des exemples frappants de path dependence lorsque les formes constatées ne semblent pas répondre directement à des dynamiques actuelles.
Le concept de path dependence est plus riche que ces métaphores car il fait appel à des observations scientifiques des processus de changement dans les systèmes complexes. Dans les systèmes étudiés par les sciences de la nature, la path dependence est souvent caractérisée comme une dépendance aux conditions initiales qui s’oppose au chaos. Les dynamiques dites auto-organisées alternent des trajectoires stables où les grandeurs qui décrivent le système se modifient sans que leurs relations soient changées, et des bifurcations qui changent ces structures sous l’effet de l’amplification d’une fluctuation interne ou de l’irruption d’une perturbation extérieure. En économie, le processus de l’innovation technologique ou processuel distingue le changement incrémental (par exemple les améliorations successives des moteurs d’automobile) et le changement disruptif (par exemple l’imprimerie ou Internet).
Ces comportements formalisés mathématiquement dans des systèmes d’équations non linéaires retrouvent en fait des observations effectuées de longue date en histoire et plus généralement dans les sciences humaines, pour rendre compte des changements politiques et institutionnels (David, 1994). Le plus souvent les changements procèdent des fonctionnements des systèmes parce que les innovations issues des inventions deviennent adoptées socialement en se glissant dans les pratiques et les institutions préexistantes qu’elles retouchent à la marge (Veblen 1897, Lane et al. 2009). Les transformations sociales lentes ne modifient pas fondamentalement les interactions, la path dependence assurant alors les fonctions de reproduction du système, et sa transmission entre les générations. Lorsque le changement est plus brutal, l’évolution du système passe d’une trajectoire à une autre, d’un régime d’interactions à un autre. Ces bifurcations correspondent à ce qui est appelé techniquement en sciences sociales des transitions (transition démographique, transition urbaine, transition écologique). Lena Sanders discute largement ces concepts et en donne beaucoup d’exemples à propos des systèmes de peuplement (Sanders 2020). Elle montre que l’identification des phases de transition entre deux régimes plus stables de d’organisation des systèmes dépend de la granularité choisie pour l’observation dans les dimensions du temps et de l’espace des sociétés.
Denise Pumain