Terroir
Le terme de « terroir » s’emploie indifféremment pour désigner un espace terrestre, une unité physique, un « «territoire» » aménagé par l’homme, une organisation spécifique du finage propre à une communauté agricole, un produit ou une particularité sociale, singulièrement campagnarde (« un accent du terroir », « les valeurs du terroir », etc.). En géographie rurale, on le définira comme une portion d’espace agricole homogène présentant des aptitudes agronomiques particulières et des qualités spécifiques, mais approprié, aménagé et valorisé par un groupe social, notamment sous l’angle de savoir-faire reconnus par des usages et capables d’exprimer ces potentialités naturelles à travers un produit, en particulier un aliment dont la typicité et l’origine sont reconnues collectivement. C’est dans ce sens que l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO), a proposé une définition « opérationnelle » et pluridisciplinaire selon laquelle : « un terroir est un espace géographique délimité, dans lequel une communauté humaine, construit au cours de son histoire un savoir collectif de production, fondé sur un système d’«interactions» entre un «milieu» physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains. Les itinéraires sociotechniques ainsi mis en jeu, révèlent une originalité, confèrent une typicité, et aboutissent à une réputation, pour un bien originaire de cet espace géographique ». Si l’on peut discuter des notions restrictives de réputation ou d’espace « délimité » – ces limites étant plus ou moins formelles et toujours sous le contrôle d’un pouvoir -, on conviendra que le terroir est un système complexe, constitué d’une chaine de facteurs (naturels et sociaux), allant jusqu’au produit final ou « produit de terroir ».
-Entre Nature et Culture
Dès le Moyen-Age, le terme revêtait deux sens : d’une part, une étendue de terre assez limitée, un « «pays» », ce qui a pu aboutir à un emploi comme « territoire » (chez certains historiens ou tropicalistes) ou comme « finage » d’une communauté, d’autre part une terre avec ses qualités ou ses aptitudes agricoles, éventuellement modifiées par l’action anthropique selon les techniques utilisées au cours des temps. Les géographes ruralistes européens ont longtemps mobilisé ce deuxième sens, à une «échelle» micro-locale, notamment pour la culture de la vigne. Pourtant, dès 1949, M. Derruau élargit la notion au territoire aménagé par l’homme en désignant « un territoire cultivé se distinguant de ses voisins par des caractères particuliers d’ordre physique ou d’ordre humain : un «relief» particulier, un micro-climat ou, si l’on préfère, un climat local, un sol, un dessin parcellaire, et une utilisation culturale ». A. Fel (1962) ajoute une dimension culturelle en indiquant que « la langue paysanne sait désigner par des mots précis ces types de terroirs élémentaires… les ‘cams’, les ‘côtes’, les ‘puechs’, les ‘combes’, les ‘sagnes’ forment cette chaîne logique des terroirs ».
Une deuxième approche, héritée de la première origine sémantique, est davantage socioculturelle, insistant sur les pratiques, les usages et autres savoir-faire inscrits dans le terroir vu d’abord comme un « territoire » approprié, construit par un groupe d’individus qui exerce certains pouvoirs (à travers des normes ou des règles) et partage des «représentations» sociales, une relation intime avec ces « lieux » qui façonnent son identité. Marqueurs identitaires avec un projet de valorisation qui permet de les penser, les terroirs sont parfois « le fruit d’une action collective » et deviennent l’objet d’une appropriation intentionnelle. Cette dimension de la recherche en sciences sociales s’affirme des années 1980-1990 et tente de relier les terroirs aux contextes économiques, socioculturels, paysagers, historiques mais aussi environnementaux (les agrosystèmes) ; terroir et territoire peuvent alors s’inclurent mutuellement et être construits dans des «dynamiques» interactives, révélant des stratégies complexes d’organisation, de domination et d’exclusion, de gouvernance, de perceptions et de représentations construites localement mais aussi par des « consommateurs » extérieurs, par exemple des citadins en quête d’« authenticité » et associant dans un même imaginaire devenu positif, la qualité, le « local », le spécifique, le « naturel », le patrimoine… et le terroir !
-Entre terroir, territoire et finage
Le géographe reste circonspect face à la banalisation du concept de terroir et veille à ne pas négliger la question des échelles. Si le terroir agronomique homogène, défini selon des critères naturels, est lisible à fine échelle, sa dimension « localisée » répond-elle réellement à une logique sociale et « territoriale » ? Inversement, à petite ou moyenne échelle, c’est une combinaison ou association de terroirs juxtaposés, qui s’impose généralement dans le cas de la reconnaissance de biens spécifiques ou de la « territorialisation » de la qualité d’une production ; le lien entre celle-ci et la spécificité du terroir relève alors plus d’une géographie sociale (le territoire avec ses jeux d’acteurs et ses rapports de force, transcris dans des décisions juridiques) que de diverses caractéristiques « écologiques » mesurables. Ajoutons que les appropriations territoriales des terroirs par les communautés humaines peuvent être diachroniques ou synchroniques ; il existe des cas de poly-territorialisation d’un même espace géographique constitué de plusieurs terroirs (systèmes complexes de pastoralisme ou nomadisme, multiplicité des droits d’usages, etc.), débouchant parfois sur des conflits d’utilisation ou de gouvernance. Utilisé par les géographes tropicalistes, le terme de « terroir » a pu désigner la « portion de territoire approprié, aménagée et utilisée par le groupe qui y réside et en tire ses moyens d’existence » (P. Pélissier, G. Sautter, Pour un atlas des terroirs africains, 1964) ; cette approche n’est pas allée sans confusion avec la notion de « finage » que les « ruralistes » européens, ont tenté de vulgariser pour désigner justement l’ensemble des terres administrées et utilisées par une cellule agricole (village, ferme isolée), ce qui « suppose une emprise collective, de caractère juridique, que les groupes humains, mobiles ou désarticulés, sont loin de toujours affirmer sur l’espace environnant » dans le monde tropical. Face à la croissance démographique et dans le contexte d’essor des systèmes commerciaux, de proximité ou « agro-industriels », une « transition foncière » s’opère avec des stratégies d’accaparement (privatisation) et de délimitation précise des exploitations : on peut alors glisser du terroir au finage (P. Pélissier, 1995).
-Entre produits de terroirs et construction sociale de la qualité
On en arrive à évoquer des « produits de terroir », c’est-à-dire des biens qui, par leurs spécificités reconnues, permettent de circonscrire un territoire plus ou moins bien délimité, à l’intérieur duquel ils sont obtenus de façon homogène, c’est-à-dire produits et/ou transformés, et/ou élaborés avec des savoir-faire transmis reliés à la notion de patrimoine collectif (dans le sens de bien commun). Le produit peut même être désigné par le nom du territoire ou d’un «haut lieu» de son élaboration et gagner une fonction de signe officiel d’identification, voire de qualité. Pour autant, certaines productions présentant des qualités sanitaires (food-safety), nutritionnelles ou organoleptiques, fondées sur des normes précises et contrôlées, à l’image des aliments sous label, ne sont pas liées à des terroirs particuliers. Par contre, l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC ou AOP – Appellation d’Origine Protégée – dans l’Union européenne) et l’Indication Géographique Protégée (IGP), désignent des productions agricoles de qualité entretenant des relations privilégiées avec les territoires où elles sont obtenues. En France, l’INAO veille au respect des « liens au terroir » et à la reconnaissance institutionnelle dans un emboîtement complexe d’échelle allant du « local » au « global », ce qui est délicat dans un contexte de «mondialisation» des échanges et de négociations à l’OMC où diverses institutions tentent de jouer sur les droits de propriétés intellectuelles avec le soutien du groupe de pression OriGIn (Organisation for an International Geographical Indication Network). Mais, de façon stratégique, la volonté de qualification d’un produit se place à l’échelle locale, au lieu où se font les principaux ajustements ou affrontements entre deux dynamiques : celle qui est ascendante s’inscrit dans un complexe social territorialisé, plus ou moins porteur, et recherche un compromis entre tradition stricte et innovation, entre facteurs techniques et facteurs culturels, économiques ou politiques ; celle qui est descendante tente d’appliquer des normes, des méthodes, via des services techniques ou l’encadrement agroalimentaire. C’est donc dans ce jeu à différentes échelles, dans cette recherche de solidarités, de médiation, de règles partagées et acceptées, que la gouvernance des terroirs et la qualité sont « socialement construites » et peuvent déboucher sur une forme de «développement local».