Transition

Une transition dans un système géographique peut être définie comme une transformation profonde de la structure et du fonctionnement de ce système entre deux dates ou périodes différentes.

Cette définition du terme de « transition », ancrée dans une approche systémique, est cohérente avec l’usage courant qui est fait de ce mot. A la définition générale « Manière de passer d’un raisonnement à un autre, de lier un sujet à un autre », le Dictionnaire de l’Académie française ajoute un sens figuré à partir de sa version de 1835 : « Il se dit quelquefois, figurément, du passage d’un régime politique, d’un état de choses à un autre ». Ces « états de choses » peuvent faire référence à des objets très variés, et dans une approche géographique l’objectif sera de les expliciter, puis d’identifier si le passage d’un « état de choses » à un autre, différent du premier, correspond bien à une « transition ». C’est ici que l’approche systémique s’avère utile.

Un système est défini par un ensemble d’éléments qui interagissent les uns avec les autres, et de boucles de rétroactions qui lient l’évolution des propriétés de certains éléments à celle d’autres éléments. Dans un système spatial, ces éléments sont des entités spatiales (exploitations agricoles, routes, communes, villes par exemple) rendues interdépendantes de par les flux matériels et immatériels échangés entre elles. Le système évolue dans un environnement avec lequel il a des échanges (tous les systèmes socio-spatiaux sont effectivement ouverts). L’organisation (spatiale et hiérarchique) de ses éléments caractérise la structure du système et les interactions et boucles de rétroaction opérant au sein du système définissent son fonctionnement et déterminent sa dynamique. Tout système évolue en effet au cours du temps : de nouveaux éléments apparaissent, d’autres disparaissent, les interactions peuvent changer en nombre et en intensité, les boucles de rétroaction peuvent se renforcer ou s’amenuiser. De tels changements peuvent être nombreux sans pour autant affecter la structure globale du système ni son fonctionnement. Son évolution s’inscrit alors dans un certain « régime », correspondant à une forme de fonctionnement des interrelations entre les variables en jeu et des interactions entre les entités associées. Ce régime, persistant dans la durée même s’il enregistre des modifications diverses, est appelé « attracteur » dans le vocabulaire systémique. A son voisinage le système tend à s’autoreproduire. Dans certains cas cependant, les changements sont tels qu’ils modifient la structure même du système ainsi que son fonctionnement, conduisant à l‘émergence d’un régime qualitativement différent, correspondant à un autre attracteur du système. La transition désigne alors le processus qui amène le système à quitter un régime de fonctionnement pour aller vers un autre. Ce changement s’inscrit dans une durée qui représente la période dite de transition.

La notion a été formalisée de manière rigoureuse dans le domaine de l’écologie (Scheffer 2009) où le terme de « changement de régime » (regime shift) est souvent utilisé pour décrire le phénomène de transition dans les systèmes socio-écologiques. Il n’y a pas de consensus dans la littérature sur le vocabulaire utilisé dans différentes communautés disciplinaires. En physique c’est ainsi l’expression « transition de phase » qui est utilisée lorsqu’un système se transforme, passant d’une phase à une autre (par exemple d’un état liquide à une état gazeux) à la suite d’un changement dans la valeur d’un paramètre. Parfois les termes de « transition » et de « changement de régime » sont utilisés comme des synonymes pour caractériser des changements profonds dans les systèmes écologiques ou sociaux, parfois leur emploi différencié peut simplement traduire des nuances dans la nature du changement. En revanche, les concepts systémiques sous-jacents sont les mêmes, ce qui facilite les collaborations interdisciplinaires et les comparaisons.

Cette définition systémique du concept de transition peut être appliquée à des objets relevant d’échelles variées, que le changement provienne de décisions d’acteurs ou corresponde à des mécanismes d’auto-organisation. Elle fait ainsi sens, par exemple, à l’échelle d’une exploitation agricole, quand on s’intéresse au processus menant sa transformation d’une agriculture conventionnelle (premier régime) à une agriculture biologique (deuxième régime). A une toute autre échelle, on peut évoquer la transition démographique qui désigne le passage d’une situation où les taux de mortalité et de natalité de la population sont élevés (premier régime) à une situation où ces deux taux sont faibles (deuxième régime). Le premier exemple réfère à une transition voulue et mise en œuvre par un petit nombre d’acteurs au travers de leurs décisions et des caractéristiques de l’environnement local. Le deuxième exemple est de portée planétaire, la transition résultant de millions de décisions individuelles prises dans des contextes variés. Dans les deux cas la transition lie un « après » radicalement différent d’un « avant », chacun correspondant à un attracteur du système. Une fois le nouveau régime en place, le système tend à son autoreproduction, avec de simples fluctuations autour d’une trajectoire relativement stable. Dans le domaine empirique, l’identification des différents régimes n’est pas toujours simple et nécessite d’élaborer des critères.

 

Un exemple intéressant est donné par le travail de BurnSilver et al. (2016), portant sur le fonctionnement économique de communautés d’autochtones du nord de l’Alaska où les activités de pêche et de chasse occupent une place importante. Les fonctionnements en économie de marché et économie de subsistance sont considérés comme deux attracteurs dans le système des échanges entre les ménages, et l’observation d’un certain nombre de facteurs a montré que les communautés étudiées se situaient dans une situation intermédiaire, combinant des propriétés relatives à chacun de ces deux systèmes. Une première interprétation de cette situation intermédiaire est qu’elle correspond à une transition en cours entre un fonctionnement en économie de subsistance vers un fonctionnement en économie de marché. Les auteurs suggèrent cependant une autre interprétation : il pourrait exister un troisième attracteur caractérisé par la combinaison de ces deux modes de fonctionnement économique. La dynamique du système serait alors régie par des mécanismes maintenant dans le temps ce fonctionnement intermédiaire. Seule une observation dans la durée permet de déterminer quelle hypothèse correspond le mieux au fonctionnement de ces communautés, et ainsi avoir une idée de l’évolution à attendre dans le futur. Une étude a été réalisée sur le système de partage des produits de la pêche et de la chasse ainsi que sur les échanges non matériels entre les ménages, en termes de services rendus ou de travail, sur une durée de 30 ans. Elle a montré la persistance de la situation intermédiaire, et les auteurs en concluent que ce troisième attracteur, caractérisé par un ≪ système économique hybride ≫, existe et a la capacité de perdurer.

Une fois une transition identifiée dans le domaine empirique, une question clé émerge : quel est son origine ? Le déclenchement d’une transition peut en effet avoir des origines externes ou internes. Dans le premier cas il s’agit d’une perturbation exogène, c’est-à-dire d’une transformation de l’environnement dans lequel le système est situé (réchauffement climatique, changement dans la réglementation par exemple), qui va créer de nouvelles conditions pour le fonctionnement du système. Si le système est résilient il va intégrer les effets de cette perturbation dans son fonctionnement, et s’il ne l’est pas celle-ci va l’entraîner vers un autre attracteur. Dans le deuxième cas, la transition est le résultat non d’un facteur exogène mais du fonctionnement même du système. Celui-ci est en constante évolution, le changement se faisant en général par petites touches, sans que cela ne transforme le système de manière significative. Cependant, lorsque le système est proche d’un point de basculement (« tipping point »), une petite fluctuation suffira pour qu’une variable ou un paramètre franchisse un seuil critique et fasse basculer le système vers un nouvel attracteur.

Les systèmes spatiaux constituent un champ de recherche où le concept de transition permet de décrire, modéliser et comprendre l’évolution de l’organisation spatiale du peuplement et des activités socio-économiques. La mobilisation de ce concept a ainsi permis d’étudier de manière comparative et sous des angles disciplinaires différents (archéologie, géographie, histoire, linguistique), des changements de nature variée et relevant d’échelles différentes dans les systèmes de peuplement (Nuninger et al. 2017). Il s’agissait de transitions menant à l’extension de l’occupation humaine à l’ensemble de la planète après la sortie d’Afrique de nos ancêtres Homo Sapiens, au passage de groupes de chasseurs-cueilleurs, nomades, à des groupes sédentarisés pratiquant l’élevage et l’agriculture, ou encore au passage d’un système d’habitat dispersé à un système de peuplement polarisé par les villes pour prendre quelques exemples.

Quel que soit le domaine, il est fécond, lorsque l’on s’intéresse à une transition, d’expliciter les régimes fonctionnant avant et après la transition, que ce soit de manière métaphorique ou en se fondant sur des indicateurs précis (Bocquet-Appel 2008, Scheffer et al. 2012). Le concept de transition est notamment mobilisé dans les travaux portant sur la résilience (Lade et al., 2020, Robert 2021, réseau Resilience Alliance). Ce cadre systémique peut également être utile pour réfléchir aux questions de développement durable, autour notamment de la transition écologique et de la transition énergétique. Dans ces domaines, si le régime qui a caractérisé ces dernières décennies peut être décrit en fonction des relations entre la croissance économique, l’exploitation des ressources naturelles, les diverses pollutions et émissions de gaz à effet de serre engendrées, le nouveau régime, résultat de la transition, est en grande partie inconnu. Il dépend de décisions politiques et de changements de pratique à venir des individus, mais aussi des interprétations faites sur l’état actuel de la planète (questions traitées par exemple au colloque « Quelles transitions écologiques ? » à Cerisy, cf. Larrère et al. 2016). Ainsi, le concept de « transition » permet de dépasser l’idée de simple « changement », en mettant l’accent sur le caractère inéluctable des transformations du système auquel on s’intéresse, et en prenant en considération les processus en cours durant la période des transformations. Contrairement à une notion comme « révolution » qui est souvent associée en sciences sociales à des événements brusques, celle de « transition » est plus souvent utilisée pour décrire un phénomène qui s’étend dans une certaine durée, avec plus de lenteur et une certaine progressivité.

Léna Sanders

 

-Bocquet-Appel J-P., 2008, The Neolithic Demographic Transition; Population Pressure and Cultural Change, Comparative Civilizations Review, 58, 36-49.
-BurnSilver Shauna, Magdanz James, Stotts Rhian, Berman Matthew, Kofinas Gary, 2016, « Are mixed economies persistent or transitional? Evidence using social networks from arctic Alaska », American Anthropologist, Vol 118, n°1.
-Larrère Catherine, Larrère Raphaël, avec la collaboration de Nicolas Bouleau, 2016, « Les transitions écologiques à Cerisy », EDP Sciences, Natures Sciences Sociétés, 2016/3, Vol. 24, pages 242 à 250
-Lade, S. J., Walker B. H., Haider L. J., 2020, Resilience as pathway diversity: linking systems, individual, and temporal perspectives on resilience, Ecology and Society, 25(3):19.
-Nuninger Laure, Sanders Lena et al., 2017, « Un cadre conceptuel générique pour décrire des transitions dans les systèmes de peuplement. Application à un corpus de douze transitions entre 70 000 BP et 2050 », in Sanders L. (dir), Peupler la Terre. De la préhistoire à l'ère des métropoles. Presses Universitaires François Rabelais, Tours, p55-88.
-Resilience Alliance : https://www.resalliance.org/ (note de bas de page ?)
-Robert Sandrine, 2021, La résilience ; persistance et changement dans les formes du paysage, ISTE éditions.
-Sanders Lena, Bretagnolle Anne, Brun Patrice, Ozouf-Marignier Marie-Vic, Verdier Nicolas, 2020, Le temps long du peuplement. Concepts et mots-clés, Presses Universitaires François-Rabelais.
-Scheffer Marten, 2009, Critical Transitions in Nature and Society, Princeton, NJ: Princeton University Press.
-Scheffer Marten, Carpenter Stephen R., Lenton Timothy M., Bascompte Jordi, Brock William A., Dakos Vasilis, van de Koppel Johan, van de Leemput Ingrid A., Levin Simon A., van Nes Egbert H., Pascual Mercedes, Vandermeer John, 2012, Anticipating critical transitions, Science, 338(6105).