Espace naturel protégé

Objet spatial et non concept, l’espace protégé (ou le peu satisfaisant aire protégée traduit de l’anglais “protected area” ; Aubertin et Rodary, dir., 2008)) est le miroir au prisme duquel les sociétés contemporaines questionnent leur rapport à l’environnement. Il soulève de larges questions sociales et politiques pour le géographe.
Etendue socialement investie de valeurs, délimitée, bornée (avec des limites matérialisées sur le terrain), l’espace naturel protégé peut comporter plusieurs « «zones» » indiquant un gradient de mise en valeur du territoire qui s’accentuerait vers le pourtour et un gradient inverse de protection de l’environnement (plus forte au centre, moindre en périphérie). Au sein de ce zonage, les pouvoirs publics (quelle qu’en soit l’échelle), des particuliers ou des associations, décrètent des mesures de protection (paysages, patrimoines, faune, flore – dans leur globalité ou autour d’une espèce en particulier -), en s’appuyant sur des législations et des réglementations, parfois spécifiques à chaque « zone » (Héritier et Laslaz, coord., 2008 ; Laslaz et al., dir. 2014, modifiés). L’espace protégé est administré et géré par des Etats, des administrations publiques (Etablissements Publics, Agences fédérales, etc.), des collectivités territoriales, des associations, des Organisations Non Gouvernementales ou des organismes de gestion ; il se superpose à des «territoires», souvent caractérisés par de forts enjeux (« contenu » de l’espace concerné, menace sur ce dernier), qui ont justifié la « nécessité » politique de protection. En effet, cette dernière ne relève pas d’un acte divin ayant produit le périmètre ou le contenu, comme l’exprimaient les discours des pionniers de la création des espaces protégés, à grand renfort de spiritualité au XIXe siècle. Ils forment des éléments du maillage d’une politique publique d’aménagement du territoire, et les représentations territoriales jouent un rôle majeur dans leur création (images de sauvagerie et de naturalité associées à la montagne en France). Le décalage entre impératifs nationaux et développement local implique fréquemment des tensions, voire des conflits environnementaux, concernant leurs limites ou leur contenu (Laslaz et al., coord., 2010 ; Laslaz et al., dir., 2014). L’espace protégé s’adjoint l’adjectif naturel, non pas tant pour désigner son contenu, dont les critères de naturalité sont discutables, mais pour le distinguer d’autres périmètres de protection, en milieu urbain par exemple (secteur sauvegardé, AVAP – ex-ZPPAUP – ou monuments historiques).
Le postulat selon lequel le statut de protection serait un donné, induit par son contenu, a vécu. La biodiversité constitue un argument parmi d’autres ; J. Milian et E. Rodary (2010) ont montré les usages qui étaient faits des outils de priorisation, comme les hotspots (Myers, 1988), devenus le référentiel incontournable de l’ONG Conservation International et de certains chercheurs travaillant sur les espaces protégés. Il s’agit de privilégier la conservation des 34 (depuis 2004) espaces les plus riches en espèces et les plus menacés, par exemple par le biais des espaces protégés. La mondialisation (flux touristiques et de transport) seraient en partie à l’origine d’une dégradation de cette biodiversité, comme l’a montré C. Grenier (2000) pour les Galápagos. Pourtant, dans le cadre de politiques publiques ou privées d’appropriation, de délimitation, d’aménagement des espaces, ce choix politique de délimitation, de bornage, de statut renvoie à des contextes sociaux et culturels (Viard, 1990) fondamentalement fluctuants dans l’espace et dans le temps.
De ce point de vue, toute forme de mise en réserve ne constitue pas pour autant un espace protégé, car la priorité n’était historiquement pas accordée aux objectifs de protection : ainsi en France, conserver une forêt pour prélever le bois nécessaire aux vaisseaux de la flotte militaire à l’époque moderne, ou pour préserver du surpâturage et de la torrentialité à l’époque contemporaine (plantations dans le cadre de la RTM) ne constitue pas des espaces protégés… L’objectif est d’entretenir une flotte ou de lutter contre l’érosion, pas de protéger. Les espaces protégés sont une production de la modernité (Laslaz, dir., 2012, p. 12) et sont apparus en corollaire de la mise en valeur agricole, minière, industrielle (fronts pionniers) et énergétique (hydroélectricité) des espaces, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
La date couramment admise pour le démarrage du phénomène est la création en 1872 du parc national de Yellowstone (Wyoming/Montana/Idaho), même si la réserve Hot Springs (Arkansas) en 1832 et le Yosemite state park (Californie) en 1864 le précèdent. Leur diffusion est permise par des scientifiques (E.-A. Martel en France dès 1899) ayant fait le voyage et qui poussent à leur transposition d’Amérique du Nord vers l’Europe (Gissibl et al., 2012) ; par la suite, certaines puissances coloniales utiliseront l’outil dans leurs colonies comme bancs d’essai. Les espaces protégés participent aussi d’une logique de « fronts écologiques » (Guyot et Richard, dir., 2009 ; Guyot, 2009) en se développant comme rempart contre les processus d’urbanisation et d’artificialisation des sols. En France, la création des « réserves artistiques » de Fontainebleau par décret impérial en 1861 marque le début de l’éveil sensible et romantique à la protection de la nature, mais il faut attendre 1906 pour voir apparaître la première loi (Beauquier) sur les sites classés, 1957 pour la loi introduisant les réserves naturelles, 1960 pour les parcs nationaux (loi révisée en 2006 et créant les parcs naturels marins) et 1967 pour les parcs naturels régionaux.
Outre cette distinction par statut, différenciant protections contractuelle (dans le cas de ces derniers), réglementaire (parcs nationaux et réserves) et par acquisition foncière (rôle du Conservatoire du Littoral), les espaces protégés se distinguent par la rigueur de leur dispositif de protection. A l’échelle internationale, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), ONG créée en 1948, distingue, pour mener à bien des comparaisons internationales entre Etats désignant leurs espaces protégés sous des appellations différentes, six catégories de classement, de la plus stricte à la plus souple. La catégorie I comprend les réserves intégrales, II les parcs nationaux, III les monuments naturels, IV les aires de gestion des habitats et des espèces, les catégories V (parcs naturels) et surtout VI répondant davantage à des critères de durabilité. Cette classification est discutée par certains chercheurs (Locke et Dearden, 2005) contestant le vrai statut d’espace protégé des deux dernières catégories, tandis que ses limites apparaissent via l’appartenance de 37 % des espaces protégés mondiaux (pour 1,5 million de km²) à la hors-catégorie. En outre, seuls les espaces naturels protégés nationaux sont comptabilisés dans ces catégories, excluant ceux qui sont impulsés à l’échelle continentale (Natura 2000) ou mondiale (patrimoine mondial, réserve de«biosphère»). Enfin, les types de gouvernance sont désormais davantage mis en avant comme critères de distinction.
Cette évolution souligne aussi la question de l’efficacité des espaces protégés dont nombre ne peuvent assurer leur fonction, faute de volontarisme politique, de moyens humains et financiers : ils sont surnommés les « parcs de papier », car présents sur les cartes et sur le terrain par des périmètres, mais sans capacité de conduire une politique de protection. La fuite en avant sur le nombre et les surfaces d’espaces protégés (32.8 millions de km² pour près de 209 500 espaces protégés en 2014, soit 15.4 % de la superficie des continents et 3.41 % de celle des océans), remise en cause par certains auteurs (Roe & Hollands, 2004), a encore de beaux jours devant elle : la CBD – Convention sur la Diversité Biologique – a fixé à Nagoya en 2010 l’objectif d’atteindre 17 % des terres et 10 % des océans d’ici 2020. Mais cette course aux chiffres ne suffit plus, car des critères qualitatifs et d’efficience sont désormais pris en compte. C’est en ce sens que les logiques participatives (charte, intéressement aux bénéfices liés à l’activité touristique), la restitution des terres aux populations autochtones (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) se développent pour assurer une meilleure appropriation des politiques de protection et de l’outil administratif chargé de les conduire (Laslaz, éd., 2010).
Les politiques de développement des Aires Marines Protégées, qui ne s’éveillent que dans les années 1970, sont aussi une forme de redéploiement des efforts en faveur d’espaces jusqu’alors peu concernés, y compris les eaux internationales, où les statuts juridiques constituent à ce jour des blocages difficilement surmontables (en dépit des 6 projets dans l’Atlantique nord portés par la commission OSPAR).
Au final, les acteurs de la protection se sont multipliés, notamment à l’échelle internationale : outre les ONG mentionnées plus haut, l’UNESCO (réserves de biosphère depuis 1971 et inscription au patrimoine mondial depuis 1972) joue par exemple un rôle majeur, tout comme l’Union européenne (réseau Natura 2000, diplôme européen des espaces protégés), comme catalyseur des politiques territorialisées de protection.
Ces acteurs pluriels participent de logiques conflictuelles de plus en plus prises en compte et anticipées. Aux oppositions indépassables succèdent des recherches de compromis entre logiques d’urbanisation et politiques de protection, comme l’illustrent bien les parcs nationaux urbains, notamment dans les mégapoles des Sud ou des pays émergents (Lézy et Bruno, dir., 2013). Le « paradigme intégrateur » (Depraz, 2008), celui de la « nature avec l’homme » adopté dans le courant de la conservation, tend à se substituer au « paradigme radical » (« nature sans l’homme ») incarné par la préservation, alors que le « paradigme naturaliste-sensible », apparu au XIXe siècle, celui d’une « nature pour l’homme » en fonction de critères esthétiques et spectaculaires, prédomine encore à la surface du globe. La protection s’accompagne de mesures de contrôle territorial (marges) et certains espaces protégés, densément peuplés (Inde, Afrique orientale), font l’objet de déplacements forcés des populations («déguerpissement » ») (Afrique du Sud ; Giraut et al., 2005). C’est le cas pour certaines minorités ethniques (en Chine par exemple), victimes des dogmes de l’écologie radicale prônant l’incompatibilité entre présence humaine et objectifs de conservation. La domination socioculturelle, la volonté de tutelle territoriale et de contrôle géopolitique ne sauraient être omises.
La visibilité médiatique et internationale des espaces protégés se retrouve dans les opérations de création et de gestion des espaces protégés par les ONG (Wildlife Conservation Society au Gabon qui pousse à la création par Omar Bongo de 13 parcs nationaux en 2002) ou par les Etats. En 2007, le projet lancé par le président Correa de non exploitation des gisements d’hydrocarbures dans le parc national Yasuni (Equateur), en échange d’un financement compensatoire des pays du nord, a finalement été abandonné en août 2013.

Lionel Laslaz
Maître de conférences en géographie
UMR 5204 EDYTEM (Environnements, Dynamiques et Territoires de la Montagne)
CNRS/Université Savoie Mont-Blanc (Chambéry)

Voir «environnement», «écoumène», «conflit environnemental», «développement durable», «biosphère».

 

Bibliographie indicative:

-AUBERTIN C. & RODARY E., dir., 2008, Aires protégées, espaces durables, Paris, IRD éditions, 260 p.
-DEPRAZ S., 2008, Géographie des espaces naturels protégés, genèse, principes et enjeux territoriaux, Armand Colin, coll. « U Géographie », 320 p.
-GIRAUT F., GUYOT S. & HOUSSAY-HOLZSCHUCH M., 2005, « La nature, les territoires et le politique en Afrique du Sud », Annales HSS, 60e année, n°4, p. 695-717.
-GISSIBL B., HÖHLER S., KUPPER P., dir., 2012, Civilizing Nature. National Parks in Global Historical Perspective, New York, Oxford: Berghahn Books, 304 p.
-GRENIER C., 2000, Conservation contre nature. Les îles Galápagos, Paris, IRD Éditions, 376 p.
-GUYOT S. et RICHARD F., dir., 2009, « Fronts écologiques », L’Espace politique, n° 9, 2009-3. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1419.html.
-GUYOT S., 2009, « Fronts écologiques et éco-conquérants : définitions et typologies. L’exemple des ONG environnementales en quête de Côte Sauvage (Afrique du Sud) » », Cybergeo, article 471, URL : http://www.cybergeo.eu/index22651.html.
-HERITIER S. & LASLAZ L., coord., 2008, Les Parcs Nationaux dans le Monde. Protection, gestion et « développement durable », Ellipses, coll. « Carrefours », 336 p.
-LASLAZ L., éd., 2010, dossier spécial « Parcs nationaux de montagne et construction territoriale des processus participatifs », Revue de Géographie Alpine, vol. 98, n°1. URL : http://rga.revues.org/index1086.html.
-LASLAZ L., dir., 2012, Atlas mondial des espaces protégés. Les sociétés face à la nature, Autrement, coll. « Atlas/Monde », 96 p.
-LASLAZ L., GAUCHON C., DUVAL-MASSALOUX M. & HERITIER S., coord., 2010, Espaces protégés, acceptation sociale et conflits environnementaux, Collection -EDYTEM, Cahiers de Géographie n°10, Actes du colloque de Chambéry (16-18 septembre 2009), 270 p.
-LASLAZ L., GAUCHON C., DUVAL M. & HERITIER S., dir., 2014, Les espaces protégés. Entre conflits et acceptation, Belin, coll. « Mappemonde », 432 p.
-LEZY E. et BRUNO L., dir., 2013, BiodiverCités : les aires protégées urbaines, des laboratoires grandeur nature, Editions Le Manuscrit, coll. "Tierces Natures", Actes du colloque de Paris (6-8 septembre 2010), 412 p.
-LOCKE H. & DEARDEN P., 2005, “Rethinking protected areas categories and the new paradigm”, Environmental Conservation, vol. 32, n° 1, p. 1-10.
-MILIAN J., RODARY E., 2010, « La conservation de la biodiversité par les outils de priorisation : entre souci d’efficacité écologique et marchandisation », Revue Tiers Monde, n°202, p. 33-56.
-MYERS N., 1988, “Threatened Biotas: "Hot Spots" in Tropical Forests”, The Environmentalist, vol. 8, n° 3, p. 187-208.
-ROE D. & HOLLANDS M., 2004, “Protected areas: how much is enough?”, Parks, vol. 14, n°2, p. 42-44.
-VIARD J., 1990, Le tiers espace : essai sur la nature, Méridiens Klincksieck, coll. « Analyse institutionnelle », 153 p.