Conflit environnemental

A la différence du «conflit», concernant de manière générale le partage de l’espace et des ressources, le conflit environnemental porte sur une des composantes de cet espace, l’environnement, qui en est à l’origine. Le conflit environnemental est une opposition forte entre acteurs se traduisant par différents niveaux de violence, déclenchée par un équipement ou une infrastructure (en projet ou réalisés) modifiant l’environnement (considéré au sens large) familier (quotidien, hebdomadaire, saisonnier) des dits acteurs, exerçant des activités ou résidant à proximité (Laslaz, in Gérardot, dir., 2012, p. 160). L’échelle concernée est donc locale et régionale et le conflit implique la co-présence. Ainsi, les auteurs s’accordent pour souligner que le conflit environnemental n’existe que dans la proximité : A. Caron et A. Torre (2005) avancent que « les conflits ne se déroulent pas entre des acteurs éloignés, mais entre des voisins […]. Voisinages, contiguïtés, superpositions, sont essentiels à la compréhension de ces relations ». De son côté, B. Charlier (1999, p. 53) définit le conflit comme une « situation d’opposition entre deux catégories d’acteurs aux intérêts momentanément divergents » et considère qu’il se développe en fonction « d’une distance physique (proximité par rapport à un objet ou une source de nuisance) ou des menaces réelles ou supposées qui pèsent sur le devenir d’un espace donné ». Cela implique des stratégies de distanciation vis-à-vis de ce que les acteurs souhaitent bannir : éloigner l’équipement dans des espaces marginaux, voire dans des pays où les réglementations sont moins strictes, par exemple pour des usines chimiques, ou faire le choix de partir.
Les débats internationaux sur les questions d’environnement (déforestation, changement climatique, braconnage des espèces menacées, marées noires) ne relèvent pas des conflits environnementaux, à moins que des militants aient recours à la confrontation directe et à la violence pour combattre leurs dégâts. Nettoyer les plages souillées par une marée noire ou s’opposer au principe de la chasse à la baleine ne sont pas du ressort du conflit environnemental ; s’attaquer aux intérêts de l’entreprise que l’on juge responsable de cette catastrophe ou aborder de manière violente les baleiniers, oui. L’ONG Sea Shepherd s’en est fait une spécialité, qu’il s’agisse également de bateaux spécialisés dans la pêche aux ailerons de requins ou de la lutte contre le grind ou grindatrap aux Iles Féroé, activité de pêche dite « traditionnelle » dénoncée par l’ONG comme un « massacre » de baleines pilotes et de dauphins. Ainsi ces activistes sont-ils régulièrement pris à partie, arrêtés et emprisonnés, à l’image de leur chef Paul Watson, revendiqué comme le « premier réfugié politique écologiste » depuis 2012 et récemment réfugié en France. Le conflit environnemental s’exprime ainsi dans la violence dans la foulée des mouvements d’éco-terroristes et d’éco-guerriers nés dans les années 1970 : ancrés dans l’écologie profonde (deep ecology), des groupes comme Earth First! (fondé en 1980) et Earth Liberation Front (1992) se sont faits connaître par des éco-sabotages, comme des incendies ou des destructions de matériel d’entreprises engagées dans un aménagement.
Les termes de contradiction, de controverse, de tension, de contestation (de plus faibles intensité et impact) sont souvent utilisés comme synonymes, mais la rigueur terminologique ne rend pas cet usage souhaitable : le conflit environnemental suppose certaines formes de violence (physique, verbale) que ces notions n’englobent pas.
D’aucuns ont pu analyser le conflit (environnemental, entre autres) comme une anomalie des sociétés traduisant leur incapacité à intégrer les questions de nature dans la sphère sociale. Ils résultent au contraire de l’évolution normale des mentalités et des territoires (Simmel, 1908 rééd. 1992) et sont révélateurs des interactions sociales. Une société sans conflit serait une société atone ; même dans les contextes où la place de l’environnement et de sa protection sont supposées être relativement consensuelles, les conflits existent. Ce fut le cas en Islande où la construction du plus haut barrage d’Europe (198 m.), Kárahnjúkar, destiné à ravitailler l’usine d’aluminium Fjarðaál de la multinationale Alcoa (en construction dans une des villes des fjords de l’Est de l’île), a occasionné un débat social majeur à partir de 2002 dans un pays plutôt apaisé. Le remplissage de la retenue en 2006 a débouché sur la 2e plus grande manifestation (15 000 personnes) de l’histoire du pays.
La plupart des définitions du conflit environnemental pêchent par déficience de spatialisation ; or, il comporte ses lieux, ses réseaux, ses stratégies actorielles inscrites dans le mouvement ou au contraire dans une place forte et dans son occupation. Il se caractérise par des logiques spatiales plurielles et fluctuantes : le repli (logique de bastion, comme les ZAD – Zones A Défendre -, de Notre-Dame-des-Landes à Sivens), la diffusion des enjeux et de la structuration du collectif (logique réticulaire) et la mise en œuvre d’une dynamique large de contestation et d’enrôlement (logique englobante), qui font que le conflit dépasse fréquemment le stage initial de proximité et de voisinage. Celles et ceux qui sont sur place occupent le front conflictuel, ce qui n’empêche pas qu’ils soient rejoints par d’autres. La communication participe à cette externalisation et cette transposition vers d’autres échelles, car les articulations entre local et global sont courantes. En effet, notamment dans les pays fortement centralisés comme la France, les prises de décision concernant l’environnement (par exemple, la construction d’une centrale nucléaire) se heurtent fréquemment à une mobilisation des échelons concernés contre ce projet, résumant le débat au « local » contre « l’«Etat» ».
Dans les faits, cette seule opposition est trop caricaturale. Ce schéma trompeur instaure une relative unité des acteurs en fonction de leur échelle ; or, il n’en est rien (Arnauld de Sartre et al., in Laslaz, dir., 2014). Des acteurs d’échelle intermédiaire (conseils généraux de la Meuse et de la Haute-Marne au sujet du projet d’enfouissement de déchets nucléaires du plateau de Bure) peuvent prendre position pour un projet, les services de l’Etat et ce jusqu’aux ministères peuvent avoir des visions divergentes sur ce dernier. Au demeurant, le discours est porteur, car il revient à résumer le conflit au gros (l’Etat) contre le petit (le local), au pot de fer contre le pot de terre, aux décideurs technocratiques face au citoyen malmené dans une forme de déni démocratique. Il s’appuie ainsi, pour grossir la contestation, sur des réactions du type NIMBY (Not In My BackYard) auxquels les défenseurs du projet ramènent bien souvent les opposants. Cela pose fondamentalement la question de l’intérêt général, derrière lequel chaque acteur comprend une définition qui correspond à ses valeurs et à ses intérêts (Subra, 2007, p. 18).
Le conflit environnemental s’inscrit aussi dans le temps (même si sa durée est très variable, de quelques jours à plusieurs décennies), comme fruit d’une chronologie et de rythmes de déploiement. Tout n’est pas conflit environnemental : pour qu’il existe, encore faut-il que l’environnement soit socialement construit comme enjeu. Ainsi, les conflits environnementaux apparaissent en France dans la deuxième moitié du XXe siècle, en 1969 avec « l’Affaire de la Vanoise » (Charlier, 1999). Pour la première fois, la mobilisation contre un projet est d’ampleur, bien davantage que lors de la contestation du projet de téléphérique du Grand Pic de la Meije (1933-1934), apanage des seuls alpinistes (Laslaz, 2007). De même, les appels à la préservation de certaines richesses « naturelles » au cours du XIXe siècle, en Amérique du Nord ou en Europe, restent le fait des élites (sociale, politique ou culturelle, écrivains ou artistes tels que ceux de l’Ecole de Barbizon) et ne sont pas conflictuels. Le XXe siècle voit l’apparition d’équipements majeurs (hydroélectriques, touristiques, infrastructurelles) se traduisant par des « impacts » occasionnant une prise de conscience des « problèmes » (identifiés ainsi) posés par ces derniers. Le problème environnemental est alors socialement constitué et la conflictualité s’exprime dans ce cadre de controverse.
La catégorisation des acteurs est complexe, comme le soulignent les différentes perceptions de l’éolien, dont le développement ne fait pas l’unanimité auprès des associations de protection de la nature et des paysages (Labussière, 2009). Autre exemple, certaines d’entre elles s’allient à la profession agricole pour faire échouer un projet autoroutier qui ferait disparaître des terres agricoles, alors qu’elles s’affrontent au sujet des modalités de l’agriculture productiviste (élevage intensif).
L’intensité du conflit est très fluctuante et repose sur l’alternance de phases de paroxysme, d’accalmies et d’apaisement. Ses emprise et incidence spatiales sont aussi multiples, allant du micro-conflit au méga-conflit (de ce point de vue, les travaux sur la faune sauvage ont montré que les conflits associés à leur retour dépassait la seule co-présence et interpellait l’ensemble de la société ; Benhammou, 2007 ; Mounet, 2007). Les travaux de sociologie et d’économie territoriale (Kirat et Torre, 2008) mais aussi l’intérêt des géographes pour la conflictualité environnementale ont permis d’étayer son analyse (Cadoret, 2006, 2011 ; Depraz, 2005 ; Laslaz, 2005 ; Melé et al., 2003 ; Melé, dir., 2013).
Un conflit environnemental implique par ailleurs fréquemment plusieurs enjeux (aménagement, accès, usage ou nuisances environnementales, olfactives, auditives, visuelles) qui se recoupent, se superposent, se succèdent parfois dans le temps.
Le conflit environnemental est ainsi une forme d’échanges entre acteurs parmi d’autres ; A. Lecourt et G. Baudelle (2004) postulent que la proximité spatiale d’un projet auquel des acteurs s’opposent conduit à les rapprocher socialement. Le conflit fait office de scène de déploiement de forces et de stratégies spatiales basées sur la visibilité et est utilisé comme une tribune par les différentes parties prenantes, avec une stratégie de communication, voire une instrumentalisation politique. Sans médiatisation, pas de conflit, car il n’existe que parce qu’il n’est su et connu. Le conflit se cristallise sur des cibles, qu’il s’agisse de représentants ou d’élus ayant pris des positions ou de grandes entreprises en charge des travaux ou du financement d’une opération (figure du « bouc émissaire » de R. Girard, 1982). Ce fut le cas du magnat états-unien de l’immobilier Donald Trump, qui s’est abrité derrière ses origines écossaises pour justifier la réalisation du « meilleur terrain de golf au monde » dans l’Aberdeenshire à partir de 2008 ; soutenu par le gouvernement écossais en dépit de l’opposition des municipalités, des écologistes et des fermiers, regroupés derrière le slogan « Trump out », le projet fut inauguré en 2012. Derrière le conflit environnemental se cache enfin fréquemment une remise en cause de modèles sociaux et/ou de développement économique.
Solutionner un conflit environnemental, voire le prévenir, est devenu une obsession des sociétés démocratiques contemporaines, qui l’inscrivent dans les lois : soit lorsque ces dernières découlent d’épisodes conflictuels dont on tire les enseignements, soit parce qu’on cherche à s’en prémunir. Pour sortir du conflit – dont on ne saurait oublier le coût social, matériel et symbolique -, on envisage fréquemment la recherche de compromis, à défaut d’obtenir un réel consensus. Or, ce compromis ne satisfait que rarement les différents acteurs (un plus petit barrage, mais un barrage quand même dans le cas de Sivens) et conduit davantage au pourrissement du conflit qu’à sa résolution. Celle-ci passe par l’anticipation, l’aboutissement de négociations ou la résignation d’une des parties prenantes. En effet, des solutions radicales, comme l’écrasement, la relégation ou l’expulsion des opposants (Cavaillé, 1999), sont encore d’usage courant dans nombre de pays, comme la pratique du « «déguerpissement» » des populations par les autorités des parcs nationaux pour mener à bien une politique de protection (Inde, Chine entre autres).

Lionel Laslaz

Voir aussi «conflit», «dispute territoriale», «environnement», «espace naturel protégé», «géopolitique».

 

Bibliographie indicative
-BENHAMMOU F., 2007, Crier au loup pour avoir la peau de l’ours : une géopolitique locale de l’environnement à travers la gestion et la conservation des grands prédateurs en France, thèse de doctorat en sciences de l’Environnement, ENGREF, 665 p.
-CADORET A., 2006, Conflits d’usage liés à l’environnement et réseaux sociaux : enjeux d’une gestion intégrée ? Le cas du littoral du Languedoc-Roussillon, thèse de doctorat en géographie-aménagement, Université Paul Valéry - Montpellier III, 586 p.
-CADORET A., 2011, « Analyse des processus conflictuels. Le cas du littoral du Languedoc-Roussillon », L’Espace géographique, 3/2011 (Tome 40), p. 231-244.
-CARON A. & TORRE A., 2005, « Quand la proximité devient source de tensions : conflits d’usages et de voisinage dans l’espace rural », communication au XLe Colloque de l’ASRDLF, Bruxelles, 16 p.
-CAVAILLE F., 1998, Conflit d’aménagement et légitimités territoriales. Recherches sur les identités territoriales des expropriés de l’Autoroute A 20, Thèse de doctorat en géographie, Université de Toulouse-Le Mirail [publié 1999, L’expérience de l’expropriation. Appropriation et expropriation de l’espace, ADEF, 222 p.].
-CHARLIER B., 1999, La défense de l’environnement, entre espace et territoire : géographie des conflits environnementaux déclenchés en France depuis 1974, thèse de doctorat en géographie, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 753 p.
-DEPRAZ S., 2005, « Le concept d’« akzeptanz » et son utilité en géographie sociale. Exemple de l’acceptation locale des parcs nationaux allemands », Espace Géographique, n°1, p. 1-16.
-GERARDOT M., dir., 2012, Dictionnaire des conflits, Atlande, coll. « concours », 606 p.
-GIRARD R., 1982, Le bouc émissaire, Grasset, 315 p.
-KIRAT Th., TORRE A., éd., 2008, Territoires de conflits. Analyses des mutations de l’occupation de l’espace, L’Harmattan, Paris, 324 p.
-LABUSSIERE O., 2009, « Les stratégies esthétiques dans la contestation des projets d’aménagement : le milieu géographique entre singularité et exception », L’Information Géographique, 2/2009, vol. 73, p. 68-88.
-LASLAZ L., 2005, Les zones centrales des Parcs Nationaux alpins français (Vanoise, Ecrins, Mercantour) : des conflits au consensus social ? Contribution critique à l’analyse des processus territoriaux d’admission des espaces protégés et des rapports entre sociétés et politiques d’aménagement en milieux montagnards, thèse de doctorat en géographie, Université de Savoie, 644 p.
-LASLAZ L., 2007, La Meije, un haut lieu alpin, Editions Gap, 104 p.
-LASLAZ L., GAUCHON C., DUVAL M. & HERITIER S., dir., 2014, Les espaces protégés. Entre conflits et acceptation, Belin, coll. « Mappemonde », 432 p.
-LECOURT A., 2003, Les conflits d’aménagement : analyse théorique et pratique à partir du cas breton, thèse de doctorat en géographie et aménagement, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, 363 p.
-LECOURT A. et BAUDELLE G., 2004, “Planning conflicts and social proximity: a reassessment”, International Journal of Sustainable Development, vol. 7, n°3, p. 287 - 301.
-MELE P., LARRUE C. & ROSEMBERG M., coord., 2003, Conflits et territoires, P.U. François Rabelais, Tours, coll. perspectives « Villes et territoires », 224 p.
-MELÉ P. (dir.), 2013, Conflits de proximité et dynamiques urbaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 435 p.
-MOUNET C., 2007, Les territoires de l’imprévisible. Conflits, controverses et « vivre ensemble » autour de la gestion de la faune sauvage. Le cas du loup et du sanglier dans les Alpes françaises, thèse de doctorat de géographie, Université Joseph Fourier, Grenoble I, 564 p.
-SIMMEL G., 1908 (rééd. 1992, trad. Fr. 1995), Le conflit, Belval, Circé, 159 p.
-SUBRA P., 2007, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Armand Colin, 326 p.