Altérité
On est toujours l’autre de quelqu’un. Aussi toute définition de l’altérité varie selon celui/celle qui regarde. La mobilisation d’un « Autre » permet d’opposer à soi un groupe désigné, ou de se revendiquer comme tel, illustrant un rapport social qui se crée dans le cadre d’une relation dialectique (Turco, 2003). De fait, tout groupe (social, ethnique…) et toute civilisation se construit autour du couple identité/altérité : l’épistémologie du terme (alter) insiste sur la binarité, que l’on synthétise entre « eux » et « nous », mais qui s’avère bien trop limitée pour la complexité des situations et des identités. Ces premières déclinaisons du terme montrent la tension associée à la notion d’altérité entre saisir la diversité et appréhender la différence, en tant qu’écart à un même, souvent identifié comme norme. Ces définitions relationnelles posent la question des critères invoqués pour construire ces altérités, et en tant que géographes, il s’agit d’en observer les configurations spatiales. Quelles sont les modalités de différenciation et d’altérisation produites ou révélées par l’espace et que disent-elle des rapports sociaux à l’œuvre ?
La géographie de l’altérité
Il est des configurations spatiales qui contribuent à la production de l’altérité. Leur fonctionnement, c’est-à-dire leurs modalités de production et les acteurs associés, leur niveau de coercition, les stratégies de distance et de distanciation sont autant de modalités qui éclairent la diversité des formes d’altérité contribuant à mettre à l’écart des individus ou des groupes et les effets de lieux associés. Travailler l’altérité permet de comprendre le rôle que jouent les différences humaines dans la hiérarchisation sociale. Les stigmates (Goffmann, 1963), qu’ils soient individuels ou collectifs, sociaux ou spatiaux, contribuent à la production de catégories et parfois à la stigmatisation et à la discrimination des individus.
En évoquant d’abord des espaces fermés et plus ou moins coercitifs tels que les prisons, les asiles, les ghettos ou les camps, on montre la production politique de ces lieux qui vise à organiser l’exceptionnalité et le non ordinaire dans et par l’espace. Ainsi se met en place une géographie du pouvoir, inscrite dans l’héritage de la pensée foucaldienne, où la mise à distance sociale organisée légitime la distance spatiale. La mise à l’écart peut se faire par répartition en éloignant des individus ou groupes (retour à la frontière, envoi de prisonniers au bagne sur des îles lointaines) ou par la clôture de certains lieux (murs ou grilles, codes et sas de sécurité à l’entrée de bâtiment) afin de mettre à distance dans la proximité ; l’accès et la sortie de ces espaces peuvent être règlementés. Les catégorisations associées sont créées par ceux qui mettent à distance, telle l’invention du groupe « gens du voyage », catégorie purement administrative et non identitaire, permettant de justifier une action politique, et la création d’aires d’accueil pour les communes françaises.
La discontinuité produisant des espaces autres n’est donc pas simplement située dans le lointain. L’instauration d’une frontière crée de l’altérité là où il n’y en a pas nécessairement, mais l’instauration d’une délimitation politique produit des effets, des différences de droits, qui institue de la distanciation dans des espaces proches, qui mettent en œuvre une distance sociale sans distance spatiale. Si les niveaux de fermeture et d’enfermement varient fortement et n’ont pas à être envisagés nécessairement comme coercitifs, les dispositifs spatiaux d’altérisation marquent l’espace et les personnes qui y vivent. On songe ici aux espaces fermés d’entre-soi « choisis » (résidentiels ou non) tels que les gated communities et les autres stratégies de clubbisation (Charmes, 2011), qui témoignent de capacité à énoncer certaines interdictions de l’espace : les formes d’assignation à résidence et à territorialité (Hancock, 2008) mobilisent une diversité de stratégies permettant de produire des distinctions entre individus afin que certain.e.s identifient qu’ils et elles ne sont pas « à leur place ». Ces productions d’altérité peuvent être matérielles (comme les dispositifs anti-sdf dans les villes), règlementaires (loi criminalisant la prostitution), ou relationnelles avec des formes de harcèlement de rue par exemple, ou encore avec le fait qu’habiter à telle adresse constitue un handicap dans le recrutement.
La dimension spatiale de l’altérité s’appréhende en termes de distance, les degrés de différenciation étant renforcés par l’éloignement. L’ailleurs, par rapport à un espace de référence, est alors construit et pensé comme un espace de l’altérité radicale, où se mêle étrange et étranger. De nombreux courants de la géographie ont ainsi contribué à fonder l’altérité de peuples sur leur prétendue marginalité spatiale en corrélant la distance à l’identification de différences culturelles.
Généalogie de la notion dans la discipline
La géographie s’est institutionnalisée dans le champ des sciences sociales en s’appuyant sur l’étude de l’ailleurs, se positionnant comme spécialiste de la diversité des espaces et des sociétés. La géographie serait une discipline qui aiderait à comprendre le monde en en élaborant des ensembles saisissables ; on retrouve ici une perspective profondément moderne et positiviste, visant à classer et ordonnancer le monde (les gens et les espaces) (Singaravelou, 2009), en particulier les « autres » vivant « ailleurs », avec un biais ethnocentrique. Mais, dans un premier temps, les différents courants de la discipline ne s’emparent pas nécessairement de l’altérité en l’interrogeant frontalement. En revanche, la question de l’altérité est un objet d’études qui s’inscrit dans le champ plus vaste des sciences sociales dès le début du XXème siècle, en la traitant comme un rapport social (Simmel, 1907).
Si la géographie coloniale puis tropicale est confrontée à l’altérité, celle-ci n’a pas été traitée ni comme objet ni comme enjeu. On se situe alors dans la description de genres de vie identifiés comme originaux, où l’on vante des capacités d’organisation auxquelles on ne s’attend pas (les civilisations hydriques de Pierre Gourou), ou la nécessité d’une intervention européenne pour étendre la « Civilisation » et mettre en valeur des espaces au profit de la puissance coloniale (tels les travaux de Marcel Edmond Dubois, et bien d’autres (Clerc, 2014)). C’est l’ancrage de la discipline comme sciences des sociétés qui a progressivement intégré la notion dans son champ. En développant des spécialisations thématiques axées sur les pratiques sociales et les différences spatiales, la réflexion scientifique sur l’altérité s’est consolidée par le biais des études touristiques : la notion permet de comprendre le mobile des pratiques touristiques, le déplacement dans un lieu ressenti comme autre, et la rencontre avec des populations construites comme autres tout en se découvrant soi-même comme un autre en voyage. L’altérité ici renvoie à une forme de curiosité. La dimension géographique de l’altérité s’appuie sur l’imaginaire et l’identification d’une authenticité qu’elle soit réelle ou mise en scène (Cravatte, 2009), évidemment jamais immuable mais contextuelle et changeante. Cette catégorie d’authenticité relative à l’expérience de l’altérité participe à l’idéalisation des sociétés autres, éloignées et/ou « prémodernes », et renvoie ponctuellement à l’exotisation d’espaces et de groupes sociaux. Ce processus, étudié par Jean-François Staszak (2009), est une des dimensions de l’altérisation qui se caractérise par la valorisation de l’autre, ce qui apparaît au premier abord comme contraire au biais ethnocentrique. Ici est activée une sensation de nouveauté mais contrôlée par une mise en scène ou en marchandise au service d’un regard dominant. Se rejoue alors une expérience de l’Autre qui s’appuie sur une identité confortée dans sa supériorité, et une altérité dont les différences s’expriment au service de la réitération de ces normes (peinture orientaliste, zoos humains, danses ethniques…). Edward Saïd a ainsi démontré dans L’Orientalisme (1978) la construction discursive et politique d’une opposition entre un Autre Oriental et un soi Occidental, contribuant à une homogénéisation et une essentialisation des personnes et des objets qualifiés de « Autres ». Son travail met en évidence le processus d’altérisation, qui, en plus d’uniformiser les autres, permet de hiérarchiser les individus, les lieux et les objets en fonction du monde occidental, élaboré comme norme de la civilisation supérieure. C’est donc par ce processus que l’on bascule d’une diversité d’altérités à la construction d’une binarité, constitutive de la pensée moderne, appuyée sur un rapport de domination.
La géographie des frontières et la géopolitique ont aussi composé avec l’altérité dès leur apparition à la fin du XIXè s. Construit politique, la frontière délimite les forces contradictoires de deux États concurrents (Ancel, 1939), vise à séparer et à créer de la discontinuité. La frontière permet d’institutionnaliser l’altérité, de la réguler. Elle est le produit d’une relation (Raffestin, 1980) mettant en espace les rapports qu’un groupe entretient avec un autre ; on lui attribue donc une fonction légale, fiscale ou de contrôle. La frontière modèle ainsi des « relations spatiales déterminées par des inclusions ou des exclusions » (Raffestin, 1980, p. 219). On revient sur le lien entre altérité et pouvoir, interrogeant les intentions de ce pouvoir dans la construction de hiérarchisations.
L’altérité pour interroger les catégories d’« autres »
Les champs d’études actuels qui mobilisent la notion d’altérité s’inscrivent dans cette construction épistémologique en se concentrant sur la remise en question de la manière dont sont produites les catégories d’« autres ». L’altérité devient un objet de la discipline géographique dans les courants qui étudient explicitement les discours et les représentations, développant un travail sur la construction des identités (pas existantes en soi). Ces réflexions sont largement portées par les études postmodernes et postcoloniales. Elles démontrent en quoi la géographie est « une redoutable machine à produire de l’altérité » (Staszak, 2009), par le biais de certains dispositifs spatiaux.
Il s’agit donc pour les géographes d’analyser la production de l’« Autre » comme catégorie et ses implications en termes de délimitations de groupes « à part » et de leur position dans l’espace : « À travers ces catégories d’altérisation se renforce un clivage entre un « eux » et un « nous ». La production de ces catégories entretient en retour la légitimité des pouvoirs en place, souvent celui de l’État. Ces frontières sociales, hiérarchies et exclusions se traduisent par ailleurs concrètement dans l’espace. Ce dernier est donc toujours intéressant à lire dans ses interactions avec les autres dimensions de la domination » (Bouillon, Choplin, Schmoll, Zeineidi, 2015, p. 270). L’asymétrie des rapports de pouvoir est essentielle à la construction de l’altérité : seul le groupe dominant apparaît en mesure d’imposer ses spécificités comme normes (soit son identité), en mettant en œuvre la dévalorisation de celle des autres appuyée par des mesures discriminatoires, y compris sous forme de relégation spatiale. L’altérité pose donc la question du pouvoir à imposer ses propres catégories, par une domination politique, sociale, économique….
Les subaltern studies ont pu mettre en évidence que l’altérité n’est pas à combattre en soi, et peut être revendiquée par nombre de groupes minoritaires et minorisés, dans une démarche de retournement du stigmate et de construction de soi. C’est ce que l’on observe par exemple, avec le terme queer, que l’on peut traduire littéralement par « déviant ». La construction d’une identité, d’un courant, d’un champ d’études, et de groupes se qualifiant eux-mêmes de queer marque une volonté de se réapproprier le stigmate et de le revendiquer pour imposer une voix énonciatrice d’un discours propre et une place politique. C’est ce que Gayatri Spivak formule avec le concept d’essentialisme stratégique (1995) : en réponse à une essentialisation non choisie, des personnes marginalisées peuvent décider de jouer sur des caractéristiques essentialisantes qui leur ont été attribuées dans le but de défendre des positions plus favorables, une place et donc construire des résistances. Dans ce cadre de contestation des normes dominantes peuvent être envisagés des lieux visant la reconnaissance de situations d’altérité. C’est ce que l’on peut observer via le statut d’espaces temporaires et temporairement safe, pour des groupes minorisés, qui, pour pouvoir exprimer leur voix peuvent revendiquer des espaces en non mixité.
Débats et controverses
Les approches de l’altérité apparaissent comme assez variées, de la géopolitique à la géographie sociale, sachant que la notion ne s’entend pas obligatoirement comme un conflit ou comme un rapport de domination. On peut évoquer les débats que soulève la question en fonction des courants et en quoi l’identification des limites de la notion peut contribuer au renouvellement de la discipline interrogeant d’une part les catégories émises, et les modalités d’énonciation du discours scientifique, d’autre part.
Si des catégories visent à mieux saisir les rapports sociaux comme celle de « race » qui, dans certains procédés statistiques, cherchent à être reconnues (comme aux États-Unis), elles impliquent l’élaboration de critères qui portent intrinsèquement leurs limites. Ainsi, dans les derniers recensements étatsuniens, la catégorie « Other » domine à 40%, les personnes ne se reconnaissant pas dans les cinq autres propositions. Cet exemple illustre les limites du binôme structurant, identifiant l’altérité comme condition d’élaboration de l’identité (au singulier). Il faut sortir de cette dualité pour prendre en charge les identités complexes, fluides et hybrides de chacun.e dans ce monde contemporain (Anzaldua, 1987), marqué par les circulations humaines, matérielles et idéelles, appuyées par le processus de mondialisation (qui n’est certes pas épargné par la hiérarchisation des individus et des espaces) (Sharp, 2009), et d’infinies formes de créolisation (Bhabha, 1994) et d’intersectionnalité (Crenshaw, 1991). Les approches reconnaissant la diversité sont trop souvent simplifiées, accusées de formuler que tout est autre, que tout est différent, et à ce titre, taxées de relativisme systématique. Or, ces identités complexes, mélanges et échanges sont profondément imbriqués dans les rapports de pouvoir en jeu, y compris dans les représentations. En effet, pour la géographie critique, il n’y a pas d’intérêt à étudier l’altérité en soi : l’objectif est de déconstruire les processus d’altérisation associés à des processus de minorisation et surtout de montrer dans quels rapports de domination ils s’inscrivent et se comprennent : de genre* (Blidon), de race, de classe* (Ripoll), etc. qui ne sont d’ailleurs pas exempts de continuités durables coloniales et postcoloniales, modernes et postmodernes. Se rejoue ainsi la question des rapports entre l’identité individuelle et celle du groupe (Chivallon, 2004 ; Oiry-Varacca, 2016).
C’est dans ce cadre de pensée qu’on peut interroger les modalités d’écriture scientifique, afin de reconnaître la part de la positionalité dans la constitution des savoirs. Faire de la science sur l’autre implique d’en faire aussi sur soi, afin de présenter d’où le chercheur ou la chercheuse parle, dans une démarche réflexive, mettant en évidence ses divers positionnements sociaux et ce que cela implique dans la production du savoir et la manière de le transcrire. Les épistémologies féministes ont ainsi contribué par la standpoint theory (Harding, 1986) à démontrer la pertinence de situer les travaux, méthodes et discours scientifiques. Prenant ainsi au sérieux l’altérité construite par le dispositif de recherche sans invisibiliser la position du/de la chercheuse (qui n’est en soi ni objective, ni neutre), l’écriture scientifique se doit dès lors de restituer les relations qui se nouent dans l’enquête, inscrites dans des contextes spécifiques et dans des rapports sociaux.
Judicaelle Dietrich
voir aussi: minorité