Biocénose

La biocénose, expression de la solidarité dans la «biosphère»
Une biocénose peut se définir comme une communauté (c’est le sens étymologique du suffixe cénose) d’êtres vivants (préfixe bio) appartenant à des espèces différentes réunis par des liens de solidarité interspécifique qu’il est possible d’étudier et de modéliser comme l’expriment les classiques représentations de chaînes ou de «réseaux» trophiques. S’il est aujourd’hui surtout employé pour désigner la fraction vivante d’un écosystème (le biotope en étant la fraction inerte), le terme de biocénose est à la fois beaucoup plus ancien que la théorie de l’écosystème (Tansley, 1935) et recouvre des réalités plus mouvantes. Le biologiste allemand Möbius le forgea en 1877 dans une des premières études, restée depuis lors classique, de la science écologique encore balbutiante consacrée aux bancs d’huîtres. Cherchant à comprendre l’épuisement des bancs d’huîtres de Cancale, Marennes et Arcachon, alors que la richesse des bancs des estuaires des rivières anglaises et ceux du Schleswig-Holstein restait grande, il met cette différence en relation avec les espèces présentes ou non avec les huîtres dans les bancs. Cette étude dépassait la démarche, héritée de la géographie des plantes fondée par Alexandre de Humboldt, démarche déjà bousculée par Darwin et ses disciples comme Ernst Haeckel (le « fondateur » sinon de l’écologie du moins du terme dans un ouvrage de 1866). Fondée sur un simple constat de coïncidence spatiale entre, d’une part, des formations végétales, c’est-à-dire des types physionomiques de végétation (des types de «paysages»), et, d’autre part, des conditions climatiques ou édaphiques, la phytogéographie, vue comme pré-scientifique, a, dès lors, suscité le désintérêt durable des écologues.
La mise en lumière des communautés, puis la reconnaissance que les espèces qui les composent font «système» entre elles (et avec les éléments du «milieu» dans lesquelles elles vivent) ont suscité plusieurs décennies de débats :
– les communautés sont elles de super-organismes ? Cette conception organiciste domina aux Etats-Unis avec Clements, qui conçut la biosphère comme un ensemble de super-organismes qui « naissent, se développent et deviennent adultes », passant des stades pionniers au climax, stade optimal de développement où la biocénose se trouve en équilibre avec le milieu. A l’«échelle» du globe, les biomes ont constitué la matérialisation de ces super-organismes. La théorie de l’écosystème dans lesquels la biocénose va s’insérer a été construite en réaction contre l’organicisme en écologie.
– La biocénose est-elle l’addition d’une zoocénose et d’une phytocénose ? Chaque biocénose comprend des espèces productrices (les végétaux), des espèces consommatrices (les animaux) et des espèces qui décomposent la matière vivante (bactéries, champignons). Doit-on pour autant suivre les auteurs qui subdivisent, implicitement ou explicitement, la biocénose entre zoocénose et phytocénose ? S’il est admis que des liens unissent entre elles les espèces d’une biocénose, matérialisant l’écosystème, comme dans ces dessins classiques de chaînes ou de réseaux trophiques, il est plus discutable de ne considérer qu’une partie de ce tout et de lui attribuer la même propriété. Ainsi de la fraction végétale de la biocénose : les espèces qui la constituent forment-elles une phytocénose, communauté végétale au sens fort de ce terme de communauté ? La présence d’une espèce végétale conditionne-t-elle la présence des autres, au même titre que les espèces qui accompagnaient les bancs d’huître se révélaient nécessaires à leur bon état dans l’exemple de Möbius ?
C’est, en tout cas, sur la base de l’existence de communautés végétales que s’est construite la phytosociologie dont l’école dominante, l’école sigmatiste, a cherché à parvenir à une classification universelle et hiérarchique des groupements végétaux, ensembles floristiques récurrents dans l’espace dont la reconnaissance permet une cartographie des communautés végétales, reflet fidèle de la géographie des biotopes. Le modèle spatial d’organisation de la biosphère associé à cette vision des choses est celui de la mosaïque d’unités discrètes, aisément délimitables donc (du moins, entre elles, les transitions sont-elles réduites au minimum).
Or les formes d’organisation du couvert végétal ne correspondent guère à ce modèle et il y a bien des raisons pour qu’il n’en soit pas ainsi. La raison essentielle en est que les plantes n’ont besoin que de lumière, d’eau et de nutriments dans le sol pour leur croissance, leur développement et leur reproduction (elles sont autotrophes). Les plantes d’une espèce ont rarement « besoin » des plantes d’une autre espèce. Chaque espèce va donc avoir sa propre manière d’occuper l’espace et d’exploiter les «ressources» comme le soulignait Gleason dans les années 1920 (ce qu’il désignait comme conception « individualiste » de la végétation, terme plutôt mal approprié puisqu’une espèce n’est pas un individu mais une collection d’individus). La présence côte à côte de plantes appartenant à des espèces différentes ne signifie généralement pas qu’elles entretiennent entre elles des liens biocénotiques.

– Dangers des analogies.
Sociologie, compétition, solidarité, communauté, conception individualiste, … Le vocabulaire choisi au XIXe et XXe siècles est lourdement connoté alors même qu’aucune analogie ne peut être établie entre la biosphère et les sociétés humaines ni dans la morphologie, ni dans l’organisation, ni dans la «dynamique». On connaît les fâcheuses transpositions des concepts et des théories de l’écologie aux sociétés depuis l’eugénisme défendu par Haeckel jusqu’au darwinisme social. Au rebours, l’intrusion de positions philosophiques, religieuses ou politiques a rarement été éclairante en biogéographie et en écologie. L’un des avantages des termes d’écosystème, de biotope, ou de biocénose est de ne pas se prêter à ces confusions.