Cité-État

Une cité-État est constituée par une seule ville située dans un territoire de faible étendue. Celui-ci n’inclut pas d’autre centre urbain d’une importance équivalente ou proche mais une campagne et éventuellement des centres plus petits. Cette ville concentre tous les pouvoirs tant économique que politique, religieux ou culturel, et la plus grande partie de la population de l’État en question. Ce type de société et d’État est apparu dès la plus haute Antiquité et a connu différentes formes, à différentes époques, dans l’Ancien Monde eurasiatique et méditerranéen, en Afrique et Amérique centrale, le long de voies commerciales et d’échanges, maritimes ou continentales. C’est l’association entre un terme désignant un centre urbain et un autre désignant une forme de communauté politique (État). Polysémique, ce concept se réfère à la ville, à son statut politique et à son inscription territoriale mais aussi à l’État qui l’organise (J.-J. Glassner, 2004). La plupart des cités-États se livrant au grand commerce international, leur population, dans laquelle se différencient les citoyens et les autres habitants plus récemment immigrés, est ethniquement variée. M. H. Hansen et le Polis Center distinguent des cités-États uniques et des ensembles ou cultures de cités-États : « On parlera de culture de la cité-État quand une région est habitée par un peuple qui a la même langue (ou une langue véhiculaire commune), la même religion, la même culture et les mêmes traditions, mais qui est divisée politiquement en un grand nombre de petits Etats, chacun constitué d’une ville et de sa région » (M. H. Hansen, 2008, 19-20). Le Centre a identifié 37 cultures de la cité-État dans la longue durée, du troisième millénaire av. J.-C. à 1900, aujourd’hui disparues, du Proche-Orient à l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique centrale. Ces « cités-États », constituées par une ville et son territoire environnant, se distinguaient des « États-pays » dont le territoire plus vaste pouvait inclure un plus ou moins grand nombre de villes non indépendantes ou autonomes. Les historiens, et plus largement les sciences humaines, font un large usage de ce concept de cité-Etat inventé en 1840 par le danois Johan N. Madvig (Bystat en danois, Stadtaat en allemand) à propos de la République romaine avant 91 av. J.-C., et développé par Mogens H. Hansen (2004, 2008) et le Polis Center de Copenhague. Aujourd’hui, ces cités-Etats sont beaucoup moins nombreuses mais jouent un rôle important voire capital sur des axes de communications maritimes et aériennes, telles que Singapour, Djibouti ou les émirats du golfe arabo-persique. Ce sont parfois des héritages historiques, en Europe en particulier, tels Monaco, San Marino, Andorre, le Lichtenstein ou le Luxembourg. Elles témoignent d’un morcellement politique antérieur beaucoup plus important.

Les cités-États sont apparues en basse Mésopotamie dès le début du IIIe millénaire av. J.-C. : Ur, Eridu, Uruk, Lagash… Elles contrôlaient chacune un petit arrière-pays et étaient indépendantes. Elles appartenaient à la civilisation sumérienne, utilisant une même langue, le sumérien, et un répertoire iconographique identique (J.-L. Huot, 2018, 284). Un peu plus tard (XIIe siècle av. J.-C.), les Araméens ont fondé des petits États urbains (Damas, Hamath, Bit Agusi…). Cependant ce type de petit État territorial a pris un véritable essor autour de la Méditerranée avec les Phéniciens et les Grecs à partir du début du Ier millénaire av. J.-C.

Le terme de cité vient du latin civitas, ensemble de citoyens puis ville en bas-latin. Associé au terme d’État, il se réfère à celui de polis en grec. La polis donnait à ses citoyens un sentiment d’identité commune, basé sur les traditions, la culture, les cérémonies, les symboles et parfois sur une origine commune supposée, un mythe fondateur. Pour un citoyen grec, la polis était sa patrie (patris), pour laquelle il devait, si nécessaire, être prêt à mourir. L’étroite relation entre les aspects urbains et politiques était une dimension essentielle de la cité grecque antique. La polis n’était pas comme l’État moderne liée à une forme particulière de gouvernement : monarchie, oligarchie ou démocratie. Presque toutes ces cités étaient apparues ou avaient été fondées entre 750 et 200 av. J.-C. À la fin du VIe siècle après J.-C., certaines étaient toujours des cités-États, mais la plupart n’étaient plus que des villes. La cité (polis) ne disparut que dans l’Antiquité tardive après un déclin de plusieurs siècles : sa disparition fut progressive et imperceptible comme l’avait été son apparition plus de mille ans auparavant (650 av. J.-C. environ). Ainsi la culture de la cité-État grecque dura environ 1200 ans (M. H. Hansen, 2008, 67-71).

Une comparaison de toutes les civilisations de la cité-État démontre leur lien étroit avec le commerce, et souligne le rôle du commerce extérieur comme lien essentiel qui pouvait unir les différentes cités-États de la même culture. La république était très présente dans les cultures de la cité-État, même si la plupart étaient des monarchies, mais surtout sous la forme d’une oligarchie ou aristocratie. On ne trouve de démocraties bien attestées que dans la culture de la cité-État grecque qui était à cet égard différente des autres cultures de la cité-État. Le réseau de plus de mille poleis grecques constitue la plus grande culture de cités-États de l’histoire, sur les plans géographique et démographique. Le monde des cités grecques ne fut jamais un système de poleis égales, indépendantes, mais une hiérarchie complexe de celles-ci, certaines indépendantes, d’autres non, mais toutes avec une bonne dose d’autonomie, du moins dans leurs affaires intérieures. Le morcellement extrême de cette poussière de cités-États, rivales, s’est accompagné de conflits et guerres fréquentes, mais aussi d’alliances au sein de confédérations.

La plupart des cités-États dans le monde ont été des villes-ports, comptoir ou emporium, liées au commerce maritime et en vivant. Ce mot du grec emporion a désigné des comptoirs commerciaux, entrepôts, sièges d’échanges de marchandises, de capitaux, d’idées et d’hommes, tournés vers l’extérieur. Ces villes-ports-comptoirs se sont multipliées non seulement dans le monde méditerranéen dans l’Antiquité, mais aussi, plus tard, en Europe du Nord-Ouest (villes de la Hanse), en Méditerranée sur les côtes italiennes dès le Moyen-Âge et à la Renaissance, et parallèlement dans l’archipel insulindien. Certaines ont joué un rôle de métropole marchande régionale, liée à une économie-monde (Venise, Gênes, Srivijaya, Melaka), les autres étant des relais commerciaux, économiquement et même parfois politiquement subordonnés sous la forme d’un réseau.

La cité-État, forme d’organisation politique très répandue le long des grandes routes commerciales dans la longue durée, est plutôt rare de nos jours, Singapour, Malte, Djibouti, les émirats du Golfe arabo-persique et Hong Kong (jusqu’en 1997) en étant les exemples les plus achevés. Ces cités-États avaient, et ont toujours, une fonction de pont et de carrefour entre leur arrière-pays d’échelle régionale et le reste du monde, auquel elles sont reliées par des routes maritimes et aériennes de première importance.

La cité-État doit entretenir une relation nécessairement harmonieuse avec son environnement régional et international en se rendant indispensable et complémentaire dans beaucoup de domaines, économique, politique, culturel… Les possibilités d’affrontement, de tensions voire de conflit armé avec ses voisins sont réelles. Elles peuvent la fragiliser à tout moment. Mais cette dépendance géopolitique peut être inversée, en faisant de la cité-État un pôle de développement régional grâce au dynamisme de ses activités économiques, en particulier financières et de service, rayonnant sur les espaces géographiquement plus ou moins proches. Elle y introduit souvent des innovations de toutes sortes provenant de son environnement international. Elle mobilise sa population souvent hétérogène en vue de sa sécurité et du rayonnement de son économie, tout en suivant une politique internationale active, cherchant la protection de puissances internationales extérieures à sa région. L’exiguïté de son territoire, l’absence de ressources naturelles sauf dans le cas des émirats du golfe et du sultanat de Brunei, et de marché intérieur significatif, l’oblige à transcender par tous les moyens ses dimensions objectives. Elle doit s’appuyer sur sa seule population peu nombreuse, mais qui doit être bien formée, de façon à développer des activités à forte valeur ajoutée, faibles consommatrices de matières premières et de main d’œuvre, c’est-à-dire relevant de plus en plus du tertiaire supérieur. Les activités industrielles proprement dites peuvent être délocalisées dans les territoires voisins, disposant des ressources naturelles et de la main-d’œuvre qui lui font défaut.

Ainsi Singapour s’efforce actuellement de développer des services de plus en plus sophistiqués dans les domaines de la formation, de la santé, du multimédia et du divertissement. Le haut niveau d’éducation de sa population, son avance dans les technologies de l’information, son héritage britannique et la qualité de ses services financiers l’aident à servir de plus en plus de catalyseur entre les économies de l’Inde et de la Chine. Le commerce extérieur de la « cité globale » de Singapour a une orientation véritablement planétaire. La constitution d’un tissu social cohérent est indispensable pour assurer le dynamisme et le rayonnement de sa société ; elle a été facilitée par la prospérité économique. Cependant l’État est amené à recourir en vue de cet objectif à l’embrigadement de sa population, à l’aide d’un encadrement social et politique assez strict (R. De Koninck, 2006).

Dans le Golfe arabo-persique, de véritables cités-États se sont constituées sous la direction de dynasties d’origine bédouine ayant assimilé la culture maritime depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elles avaient recherché la protection de la Grande-Bretagne soucieuse de contrôler les accès à l’Inde. Ces émirats, même dirigés par des dynasties bédouines, sont nés de la mer et ont tiré leurs ressources de leur commerce ultramarin. Sans expansion territoriale ultramarine sous forme de comptoirs, ils ne peuvent être comparés à des États maritimes tels que Venise ou Gênes. Ils ne relèvent également pas du modèle de la cité-État grecque de l’Antiquité, car dans leur environnement désertique, ils ne disposent pas d’un territoire suffisant et à même de leur fournir une base de subsistance autonome. Ce sont plutôt des cités portuaires, telles que l’avaient été les villes de la Hanse en mer du Nord et Baltique. Leurs relations commerciales ultramarines étaient le fondement de leur richesse sans comptoirs politiquement dépendants au-delà des mers, mais bénéficiant de la sécurité relative que leur procurait le protectorat britannique.

L’apparition de la richesse pétrolière après la Seconde Guerre mondiale, et au moment de leurs indépendances, a changé la situation des émirats, leur donnant des possibilités de développement exceptionnelles : à Barheïn dès 1932, à Koweït en 1946, au Qatar depuis 1949, dans les Émirats arabes unis à partir de 1960. Se sont ajoutées à cela des réserves importantes de gaz naturel dont la production n’a cessé de croître. Ils ont alors disposé de ressources financières considérables alors que leur population était encore très faible, de l’ordre de quelques dizaines de milliers d’habitants.

Ils ont d’abord investi massivement dans la croissance urbaine, des métropoles modernes se développant au sein de leurs capitales politiques. Les taux d’urbanisation ont grimpé rapidement pour atteindre partout dès 1975 80 à 90 %. Ces villes champignons ont attiré un nombre considérable de migrants qui a submergé démographiquement leur population « autochtone ». Dès les années 1980, cette population cosmopolite dépassait les 50 % de la population totale.

La polarisation internationale de ces petits états n’a pas été seulement démographique mais s’est étendue à tous les aspects de l’économie. Ils sont devenus de gigantesques marchés de consommation et ont établi des relations fortes avec toutes les places financières de la planète. Ils ont développé leurs équipements industriels pétroliers : raffineries, complexes pétrochimiques, et une gamme d’industries lourdes utilisant leur énergie mais important des matières premières (usines d’aluminium, sidérurgie). Dans une phase plus récente, post-pétrolière, ils ont développé leur pouvoir d’influence (soft power) : services financiers et commerciaux, tourisme, universités, musées. Les états du Golfe sont ainsi devenus des pôles économiques d’importance mondiale, totalement disproportionnés par rapport à leur modeste territoire et à leur population. Ils ont, depuis les années 2000, développé des compagnies aériennes au rayonnement international croissant, en particulier sur l’axe Europe-Asie. En une dizaine d’années, ces transporteurs ont construit un hub mondial soutenu par des acteurs politiques, devenant des leaders du secteur aérien. La localisation géographique de leur hub est avantageuse pour relier l’Europe à l’Asie du Sud-Est, par exemple (J. Lebel, 2016).

Michel Bruneau

Les émirats du Golfe sont aujourd’hui la seule culture de cités-États, au sens de M. H. Hansen (2008, 29-40). Les rares autres cités-États actuelles (Singapour, Brunei, Djibouti, Malte, Monaco, Andorre, San Marino, Luxembourg, Liechtenstein) sont isolées, d’importance et de rayonnement inégal, en fonction de leurs ressources, population et situation dans le monde.

 

Références bibliographiques
-De Koninck R., 2006, Singapour : la cité-État ambitieuse, Paris : Belin, 176 p.

-Glassner J.-J., 2004, « Du bon usage du concept de cité-État ? », Journal des africanistes, 74-1/2, 35-48.

-Hansen M. H., 2004, Polis et cité-État : un concept antique et son équivalent moderne, Paris : Les Belles-Lettres, 369 p.

-Hansen M. H., 2008, Polis : une introduction à la cité grecque, Paris : Les Belles Lettres, 280 p.

-Huot J.-L., 2018, « Des cités-États aux empires en Mésopotamie », Une histoire des civilisations, J.-P. Deoule, D. Garcia, A. Schnapp (dir.), Paris : La Découverte, Inrap, p. 281-286.

-Lebel J., 2016, « Flux aériens Europe-Asie. Entre concurrence, stratégies et tensions géopolitiques », Diploweb : la revue géopolitique, https://www.diploweb.com/Flux-aeriens-Europe-Asie-Entre.html