Peuples-monde

Un peuple est « un ensemble d’individus qui, sans habiter dans le même pays, sentent qu’ils appartiennent à une même communauté par leur origine, leur religion ou un autre lien » (A. Rey, 1992, 1496), qui est le plus souvent linguistique. Il ne s’agit pas nécessairement d’une nation mais d’une entité proche, parce que l’appartenance à un peuple implique une conscience, dont les fondements peuvent varier d’un peuple à l’autre (langue, structure sociopolitique récurrente, religion). Il s’agit, comme l’ethnie, d’un ensemble plus ancien qu’une nation, dont la notion, dans sa signification actuelle, n’est apparue qu’au XVIIIe siècle (G. Delannoi, 2018, 28).

Aucun peuple dans l’histoire ne s’est caractérisé comme une unité biologique raciale pure durable. Par exemple, le peuple juif actuel en Israël comprend tous les types raciaux existant dans l’humanité. Certains peuples peuvent s’être constitués au fil des générations sur un territoire géographiquement défini comme les Français, mais ce n’est pas le cas de la majorité dont on ne peut définir clairement les frontières, comme les Allemands ou les Russes, par exemple.

Un peuple peut être défini par l’appareil politique, l’Etat qu’il s’est donné, comme, par exemple, les peuples français ou américain des Etats-Unis, mais beaucoup d’autres, comme les Allemands ou les Italiens, ont précédé leur cadre étatique. Un peuple peut être dans certains cas le groupe dont tous les membres parlent entre eux la même langue, sa langue nationale. Si c’est assez fréquemment le cas, ce ne l’est pas toujours ; beaucoup de peuples différents parlent l’anglais ou l’espagnol et le peuple suisse ou belge parle plusieurs langues différentes. Il est donc impossible d’identifier un ou plusieurs facteurs communs qui expliqueraient à eux seuls la différenciation du genre humain en groupes humains qualifiés de peuples (Y. Leibowitz, 1995, 43).

 

La notion de peuple est donc une catégorie politique qui est liée à celle d’Etat. Dans le passé colonial récent, le peuple s’affirme et lutte pour former son propre Etat indépendant de la puissance coloniale ou impérialiste (mouvement de libération nationale). Dans le cadre d’un Etat existant, le peuple issu d’une minorité, qui s’estime opprimée, lutte pour faire évoluer cet Etat jusqu’à ce que soit reconnue l’existence de ce peuple en lui accordant une forme d’autonomie culturelle et politique, sinon un Etat indépendant, qui pourrait avoir un lien plus ou moins étroit avec celui dont il s’est émancipé (A. Badiou, 2013, 20-21).

Cette notion de peuple peut aussi s’appliquer à une réalité historique de la longue durée qui traverse les périodes historiques, les dynasties (formations étatiques dynastiques), avec un ancrage territorial (V. Descombes, 2013, 194). Il comporte des éléments de continuité (langue, structures sociales et politiques, spécificité religieuse) et de discontinuité (formations étatiques dynastiques, nation, Etat-nation) qui sont suscités ou causés par des influences ou des événements extérieurs.

Le concept de peuple-monde (M. Bruneau, 2001) a été formé sur le modèle d’économie-monde créé par F. Braudel (1979, 14-16) : « Une économie-monde est une somme d’espaces individualisés, économiques et non économiques, regroupés par elle ; elle représente une énorme surface (en principe, elle est la plus vaste zone de cohérence, à telle ou telle époque, en une partie donnée du globe) ; elle transgresse d’ordinaire les limites des autres groupements massifs de l’histoire ». I. Wallerstein (2006, 44) souligne qu’une économie-monde « rassemble une grande variété de cultures et de groupes humains, de différentes confessions, qui parlent différentes langues et n’ont pas les mêmes habitudes de vie ». Il n’y a pas d’homogénéité culturelle ou politique dans une économie-monde, mais c’est la division du travail existant en son sein qui unifie le mieux cette structure. Par contre, un peuple-monde est une entité socio-politique et culturelle dont la dimension dépasse celle d’un seul Etat, empire ou Etat-nation, et se situe à une échelle continentale et/ou mondiale grâce à sa diaspora. A la fin du XXe et au début du XXIe siècle, un nombre de plus en plus grand de peuples peuvent être ainsi qualifiés de peuples-monde. Cette dimension mondiale peut être mise en rapport avec l’héritage d’un empire colonial ou plus largement avec une influence mondiale due à une politique de puissance et/ou à des migrations à l’origine de la création d’une diaspora ou d’une communauté transnationale à l’échelle mondiale. Beaucoup de peuples, ayant colonisé des territoires dispersés dans le monde, du XVIe au XXe siècle, peuvent être rangés dans cette notion de peuples-monde, des Portugais, Espagnols….aux Britanniques et Japonais, les Russes et leur espace eurasiatique. D’autres peuples tels que les Libanais, les Palestiniens ou les Kurdes ont une diaspora mondiale sans Etat-nation ou avec un Etat faible et divisé.

Les peuples-monde de la longue durée sont ceux, existant aujourd’hui, dont on peut faire remonter les origines à plus de deux millénaires, et qui ont perduré à travers diverses formes socio-politiques (cités-Etats ou empires, royaumes ou principautés), culturelles (langue et littérature) et/ou religieuses (une ou plusieurs religions concomitantes ou successives). Ils ont connu des périodes où ils ont été dominés, annexés par d’autres peuples ou Etats voisins, mais ils ont survécu et persévéré dans leur identité ; ils ont recréé de nouvelles formes d’Etat et/ou survécu en diaspora. De peuples ils sont devenus aux XIXe-XXe siècles nations et se rattachent aujourd’hui à un Etat-nation, qui ne les résume ni ne les rassemble pas dans leur totalité. Ils existent aussi à travers une diaspora mondiale (population estimée). Ils rassemblent une population de taille très inégale, variant d’une dizaine de millions à plus d’un milliard.

Sur les six peuples-monde de la longue durée étudiés et comparés par M. Bruneau (2022), quatre appartiennent à la Méditerranée orientale et au Moyen-Orient : les Grecs, Juifs, Arméniens et Iraniens. Les deux autres, Chinois et Indiens, appartiennent à l’Eurasie et sont caractérisés par une population dense de plus d’un milliard d’individus et par la dimension massive, d’échelle quasi-continentale, de leur territoire. Trois de ces peuples ont constitué des empires dans la longue durée (Chinois, Indiens, Iraniens). Les trois autres (Grecs, Arméniens, Juifs) ont constitué dans la longue durée une diaspora continentale dans l’Ancien Monde puis dans le monde entier. Cette diaspora a joué un rôle fondamental dans leur survie et/ou dans leur longévité. Les trois peuples impériaux ont aussi une diaspora mondiale, mais plus récente et beaucoup moins fondamentale pour leur existence.

L’origine plus ou moins mythique dans l’Antiquité et le nom, l’ethnonyme, de ces peuples ont joué un rôle fondamental dans leur définition, soulignant leur longévité. Ils ont créé très tôt, dans l’Antiquité, une civilisation caractérisée par une langue littéraire, une religion, un Etat, dès leur origine ou très près de leur origine. Alors que les autres peuples-monde ont acquis leur culture, leur religion, parfois leur langue, auprès d’autres peuples, plus anciens, qui les ont influencés et/ou conquis. Ce sont, par exemple, les Russes qui avaient avec leur langue slave une identité ethnique, mais qui ont beaucoup emprunté à Byzance, tant dans le domaine religieux (orthodoxie) que politique ou culturel (alphabet cyrillique), et même à la Chine à travers les Mongols. Ce sont les Germains, devenus les Allemands, qui avaient aussi leur langue germanique et une identité ethnique, mais qui ont beaucoup emprunté aux Romains tant dans le domaine religieux (christianisme catholique, latin) que culturel ou politique (droit romain, structure politique impériale). Ce sont les Français qui se sont constitués à partir d’un fonds gaulois celtique mais avec de nombreux apports autres (germaniques, méditerranéens, immigrations multiples) et qui ont emprunté aux Romains langue, christianisme, institutions politiques, culture au sens large. En Asie, on peut citer les Japonais qui ont beaucoup emprunté à la culture chinoise dans les domaines religieux, culturel et politique.

La caractéristique essentielle des peuples-monde de la longue durée est bien une continuité, au moins linguistique et culturelle, et/ou religieuse et politique, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, combinée avec un rayonnement ou une dimension mondiale, impériale et/ou diasporique. Ils ont été les créateurs de leur culture. Les autres peuples-monde se sont constitués plus tardivement à partir d’apports ethniques et civilisationnels divers provenant de peuples plus avancés (Chinois, Romains, Grecs byzantins).

L’originalité principale de ces peuples-monde de la longue durée est d’avoir été eux-mêmes à l’origine de leur identité et de leur culture que ce soit dans le domaine linguistique, littéraire, artistique, religieux, politique (institutions). Ils ont bien sûr au cours de leur longue histoire beaucoup emprunté à d’autres langues et cultures, institutions politiques etc., mais on peut tracer une filiation, une continuité avec une langue, une religion première ou seconde, un Etat qui se reproduit et/ou se reforme au cours de leur longue histoire. Ils ont entretenu un rapport étroit avec un territoire qu’ils ont peuplé et modelé, parfois perdu partiellement ou en totalité et prolongé ou remplacé par une diaspora renouvelée dans la durée. Ils ont été les créateurs de ce territoire, non pas le résultat d’un creuset territorial, un dérivé de ce territoire comme les Français. Leur langue, leur religion, leur Etat impérial ou cité-Etat puis leur Etat-nation sont leur création, leur fondation. Ils sont premiers par rapport à ce territoire, non pas l’inverse. Leur langue n’est pas empruntée ou dérivée mais première. Leur religion peut être première (judaïsme, hindouisme, taoïsme-confucianisme) ou dérivée (christianisme grégorien, orthodoxe, islam chiite) mais spécifique, remodelée, recréée, différente de l’original (christianisme, islam). Ils ont créé leurs institutions politiques et les ont reproduites qu’elles soient empire, cité-Etat, principauté ou communautés diasporiques. Ils ont créé avec plus ou moins de difficultés leur Etat-nation. Ce qui les caractérise c’est leur capacité à se maintenir et/ou à se reformer par delà les invasions et conquêtes de leur territoire par d’autres qui leur ont emprunté langue, culture, religion, institutions…

C’est cette origine lointaine fondatrice qui est leur marque de fabrique, par rapport à d’autres peuples-monde qui, dès leur origine, ont emprunté langue, religion, culture à un autre peuple antérieur. C’est le propre des vieilles civilisations telles que celles des Egyptiens, Assyriens, Phéniciens… mais celles-ci n’ont pas eu de prolongement jusqu’à nos jours sinon à travers leurs apports à d’autres civilisations et peuples voisins ; les peuples qui les avaient créées ont disparu en tant que tels. Seuls les peuples-monde de la longue durée se sont perpétué et prolongé dans un Etat-nation contemporain. Au XIXe ou au XXe siècle, chacun d’entre eux a constitué son propre Etat-nation, petit ou grand, mais indispensable pour être reconnu sur la scène internationale.

Il y a bien eu, en dernière analyse, trois façons de persister, de persévérer pour un peuple, de l’Antiquité à nos jours : soit en s’appuyant sur un vaste socle territorial et une masse démographique servant de base à des institutions impériales récurrentes (Chinois, Iraniens), soit en se dispersant dans l’espace eurasien et méditerranéen puis mondial (Juifs, Arméniens) et en bénéficiant de la protection d’un ou de plusieurs Etats, soit en alternant morcellement politique récurrent et quelques périodes d’unification impériale empruntée ou imposée (Grecs, Indiens). Ch. Grataloup (2022, 267) a remarqué qu’aux trois « peuples-monde impériaux » de l’est de l’Ancien Monde (Chinois, Indiens, Iraniens), face au monde des steppes, s’opposent à l’ouest les trois « peuples-Etats » (Grecs, Arméniens, Juifs) diasporiques, qui ont (ré)inventé « Un Etat, souvent modeste et dépendant de ses ressortissants étrangers et de ses protecteurs », sous l’influence des puissances occidentales appartenant à une économie-monde polycentrique.

Michel Bruneau

 

Références bibliographiques

-BADIOU A., 2013, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple » dans Qu’est-ce qu’un peuple ?, A. Badiou et al., Paris : La fabrique éditions, p. 9-21.

-BRAUDEL F., 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, 3. Le temps du monde, Paris : Armand Colin, 922 p.

-BRUNEAU M., 2001, « Peuples-monde de la longue durée : Grecs, Indiens, Chinois », l’Espace géographique, 3, p. 193-211.

-BRUNEAU M., 2022, Peuples-monde de la longue durée : Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens, Paris : CNRS-Editions, 284 p.

-DELANNOI G., 2018, La nation contre le nationalisme, Paris : PUF, 255 p.

DESCOMBES V., 2013, Les embarras de l’identité, Paris : NRF essais Gallimard, 282 p.

-GRATALOUP CH., 2022, « Des peuples dans tous leurs E/états », Postface de Peuples-monde de la longue durée, M. Bruneau, Paris : CNRS-Editions, p. 257-268.

-LEIBOWITZ Y., 1995, Peuple Terre Etat, Paris : Plon, 217 p.

-REY A., 1992, Dictionnaire historique de la langue française, 2 tomes, Paris : Le Robert, 2383 p.

-TAMISIER J. C. (dir.), 1998, Dictionnaire des Peuples : Sociétés d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie, Paris : Larousse, 413 p.

-WALLERSTEIN I., 2006, Comprendre le monde : Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris : la Découverte, 173 p.