Diagnostic territorial
Elodie Valette, CIRAD, UMR Art-Dev
Jérémy Bourgoin, CIRAD, UMR TETIS
Dérivé de la notion de diagnostic en médecine qui désigne l’identification de « la nature et la cause de l’affection dont un patient est atteint » (Larousse), le diagnostic territorial vise en premier lieu une meilleure connaissance d’un territoire donné, via la caractérisation de son organisation socio-spatiale et de ses dynamiques, à différentes échelles.
La Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité́ régionale (DATAR) le définit plus précisément comme un « état des lieux qui recense, sur un territoire déterminé́, les problèmes, les forces, les faiblesses, les attentes des personnes, les enjeux économiques, environnementaux, sociaux […] il fournit des explications sur l’évolution passée et des appréciations sur l’évolution future » (DATAR citée par la CNSA et ANCREAI, 2016, p. 9).
Un instrument de coordination de l’action publique
Le diagnostic territorial est apparu comme un instrument de coordination de l’action publique à partir de la fin des années 1970, dans un contexte conjoint de déconcentration et de décentralisation, ou plus généralement de territorialisation de l’action publique. Ce processus de territorialisation correspond à des visées multiples : une meilleure adaptation des politiques sectorielles à la réalité des situations locales, une volonté d’introduire de la transversalité dans la gestion souvent sectorielle de problèmes publics, une meilleure appréciation des besoins, des attentes, et de fait une meilleure efficacité des politiques publiques.
Dans ce contexte, le diagnostic territorial apparaît d’abord, pour la puissance publique, comme un instrument de coordination interne entre les services de l’État, la compréhension multi-sectorielle et multi-échelle des problèmes permettant un ajustement des dispositifs d’intervention. Le rôle des territoires, qu’ils soient zonages « pertinents » pour le déploiement des politiques de l’État, ou collectivités territoriales issues de la décentralisation, devient central dans la gestion publique.
Il s’agit moins en effet alors de distribuer les ressources de manière égalitaire, dans une perspective de planification centralisée, que de gérer leur utilisation à l’échelle des territoires, de manière à produire du développement. C’est ainsi via la dynamique initiée par la décentralisation au début des années 1980 et plus généralement l’émergence d’une gestion par territoires de projet au cours des années 1990 que le diagnostic de territoire a pris sa fonction la plus répandue aujourd’hui : celle de permettre la conception et la mise en œuvre de projets de développement territorial, dans le cadre d’un intérêt croissant pour l’implication des acteurs locaux dans le processus de décision, reconnaissant ainsi leur expertise et leur connaissance du territoire. Les méthodologies du diagnostic s’appliquent à une diversité de contextes territoriaux, urbains et ruraux, comme par exemple en préalable à l’élaboration d’un Plan Local d’Urbanisme ou d’un Schéma de Cohérence Territoriale, mais également à une diversité de thématiques d’entrées, pour la conception de projets territorialisés, par exemple en lien avec l’alimentation (Projet alimentaire territorial), la santé (diagnostic territorial de santé), etc.
Les démarches de diagnostics territoriaux ne sont pas restées circonscrites aux sphères administratives et de nombreux acteurs non-institutionnels les mobilisent et adaptent les méthodes ou outils en fonction de leurs objectifs. Ainsi les acteurs du monde associatif mobilisent-ils le diagnostic territorial comme un outil de production de connaissances venant alimenter leur prise de décision et favorisant les interactions entre acteurs autour d’un problème commun, le plus souvent dans le champ de l’action sociale (mal-logement, santé mentale, solidarité alimentaire, etc).
Il est à noter qu’à partir des années 1980, le changement de paradigme porté par le rapport Bruntland (1989) a contribué à populariser les approches territoriales portées principalement par les communautés francophones et hispanophones, en faisant la part belle à l’intégration d’approches participatives ascendantes, et à la prise en compte du territoire comme objet intégrateur et systémique. Les démarches anglo-saxonnes convergent aujourd’hui vers les mêmes principes mais ont plutôt pour origine les sciences de l’environnement et privilégient le terme de landscape, le terme territory restant encore largement cantonné à sa stricte définition de portion d’espace administrée par un État ou une institution intra-étatique. Originellement portées par des programmes de protection de l’environnement, ces approches se sont éloignées de la « conservation forteresse » traditionnelle, qui encourageait la préservation des terres et l’établissement de zones exclusives de conservation, pour valoriser de paysages multifonctionnels et promouvoir une meilleure intégration des besoins des communautés rurales en particulier.
Un outil d’accompagnement du projet territorial
Le diagnostic territorial est un outil d’aide à la décision publique. Il constitue généralement la première étape d’une démarche de développement territorial, que Bernard Pecqueur définit comme « tout processus de mobilisation des acteurs qui aboutit à l’élaboration d’une stratégie d’adaptation aux contraintes extérieures, sur la base d’une identification collective à une culture et à un territoire » (Pecqueur, 2005). En dépit de son caractère intégratif, et comme le diagnostic médical, le diagnostic de territoire ne vise pas l’exhaustivité. Il est orienté par une question ou un problème particulier à résoudre, qu’une approche territorialisée c’est-à-dire multi-dimensionnelle, permet d’éclairer.
En pratique, le diagnostic territorial mobilise une diversité d’outils et de méthodes, dont le choix dépend de la visée du diagnostic, des acteurs qui le sollicitent, ainsi que des ressources dont ils disposent pour sa réalisation (temps, ressources humaines, ressources financières).
Le diagnostic territorial peut être strictement technique, et viser à une production d’informations et de données objectives, ou froides, sur les différentes composantes d’un territoire. Il consiste alors en la collecte et l’analyse de données, de statistiques et en la production de connaissances, géographiques ou non, sur le territoire, destinées à outiller la décision publique. Dans ce cas, le diagnostic est généralement réalisé par des techniciens et des experts.
Au-delà des méthodes de collecte et d’analyse des données quantitatives, qui se sont diversifiées avec les techniques numériques, le diagnostic territorial peut aussi s’appuyer sur la collecte et l’analyse d’informations et de données qualitatives, plus subjectives et produites par des acteurs aux perceptions parfois divergentes. Une diversité de démarches et d’outils participatifs, souvent basés sur l’information géographique, sont disponibles pour la réalisation des diagnostics territoriaux : jeux sérieux, cartographie participative, usage de maquette 3D, focus groupes, SIG participatifs, etc. Ces divers supports opèrent comme des objets intermédiaires (Vinck, 2009), supports du dialogue et de la médiation inter-acteurs.
La cartographie est un élément essentiel du diagnostic territorial en ce sens qu’elle permet la spatialisation d’éléments constitutifs du diagnostic. Que ça soit la localisation de la sphère d’influence de certaines parties-prenantes ou la représentation diachronique d’une ressource à enjeux, la cartographie est à considérer comme un objet intermédiaire capable de faire dialoguer des acteurs aux profils et compétences différents sur la base d’une représentation commune. Les approches de cartographie à mobiliser sont nombreuses et vont de la géomatique, la télédétection, à la cartographie mentale, en passant par la représentation chorématique. Sur ces derniers exemples, le niveau de précision ou de complexité ne doivent pas être un objectif en soi, la carte servant surtout un objectif de concertation et d’appui au dialogue multi-acteurs. Attention toutefois à ne pas se laisser abuser par la puissance normative et l’effet de preuve des cartes. Celles-ci dépendent entièrement de l’existence et de la disponibilité de données multi-sectorielles et peuvent induire de nombreux biais de représentation, allant jusqu’à invisibiliser certains secteurs et acteurs. Les porteurs du diagnostic se doivent donc d’être vigilants pour ne pas faire perdurer ou normaliser une situation déjà inégale et biaisée dans les représentations cartographiques.
Le diagnostic, au-delà des données qu’il recueille et formalise, offre l’opportunité d’un processus de confrontation coopérative de points de vue diversifiés sur une situation commune. Il procède alors d’une mobilisation et d’une élaboration collectives. L’on touche ici à une spécificité du diagnostic territorial : mobilisé comme un outil de compréhension des dynamiques territoriales, il permet de fournir une image de référence sur laquelle fonder une stratégie et un plan de développement territorial. Mais parce qu’il peut être créateur et support d’une dynamique de dialogue, de controverse autour des enjeux du territoire, il est également un outil fondamental d’accompagnement des projets de territoire.
Organiser un dialogue, tendre vers des représentations partagées de la situation et de l’avenir d’un territoire est nécessaire pour mobiliser les forces en présence au service d’un projet territorial, révéler les rapports de force, résoudre les conflits, gérer collectivement des ressources, engager des transformations. Ceci est d’autant plus difficile et nécessaire dans des contextes territoriaux où se superposent territoires administratifs, institutionnels, territoires vécus, territoires fonctionnels…et où s’entremêlent des intérêts divergents porteurs d’enjeux de pouvoir, des sentiments d’appartenance multiples et d’intensité variable.
Le territoire tel que se le représente un élu n’est pas celui d’un aménageur, ni celui d’un agriculteur… Les représentations de la complexité du système territorial, lui-même constitué d’un ensemble de territoires en interaction, sont multiples et partielles. Le diagnostic permet la confrontation constructive de ces représentations, autour d’une volonté collective de résoudre un problème partagé. Il ne s’agit pas de viser le consensus ni même un compromis, mais plutôt de reconnaître que les acteurs peuvent porter des points de vue et intérêts parfois divergents tout en ayant « simultanément raison » (Jeannot, 2001). C’est notamment ce que défend Matthieu Noucher avec le concept de « consensus différencié », qui propose de considérer la coproduction de données, géographiques ou non, comme un processus de créativité́ permettant de faire émerger des solutions alternatives sans nier les différences (Noucher, 2009).
Points de vigilance et fronts de recherche
Réaliser un diagnostic de territoire peut revêtir de nombreuses formes. Cela implique en premier lieu de caractériser au mieux le périmètre que la notion de « territoire » recouvre dans le cadre de l’intervention envisagée, ainsi que d’identifier ce qui motive la réalisation du diagnostic : qui le sollicite ? à quelles fins ? Quels sont les enjeux ou les problèmes que le diagnostic souhaite traiter en premier lieu ? La réponse à ces questions – le cadrage – aura des implications sur la nature et les modalités de collecte ou de création des données permettant de caractériser ce territoire et ses composantes.
Le travail d’identification, d’organisation et de valorisation de la diversité des sources d’information disponibles, issues de dispositifs participatifs ou non est complexe. Dans un contexte de complexité́ croissante de la gestion des milieux et territoires ruraux et de la multiplication des sources d’information, en particulier spatiale, une réflexion sur l’accompagnement des acteurs à l’utilisation de l’information mobilise la recherche (par exemple, et de façon non exhaustive, Rey-Valette et al., 2020, Mericskay, Nouher, Feyt, 2018, Bertacchini et al., 2013, Caron & Cheylan, 2005). Au Nord, ce que certains nomment « l’infobésité́ » pose le problème de l’accès, de la forme et de la qualité́ de l’information et rend paradoxalement plus difficiles les choix de société́. Au Sud, le difficile accès à des données fiables et régulières pose la question de la production de l’information par les populations locales concernées, mais aussi de l’adaptation des données produites à des contextes faiblement technologiques. Dans les deux cas, la mise en transparence des processus à l’œuvre au niveau des territoires et leur mise en débat restent des enjeux majeurs pour accompagner l’action collective. La disponibilité en information n’est pas garante de qualité ou d’exhaustivité, au contraire, elle peut, par son abondance, générer une illusion de vision systémique si on ne remet pas en cause sa représentativité.
Les limites de ces démarches d’accompagnement à la réalisation de diagnostics territoriaux sont nombreuses. Dans de nombreuses situations aussi bien du Sud comme du Nord, les évolutions de la gestion publique se traduisent par une gouvernance territoriale souvent asymétrique en termes d’expertise et de pouvoirs. Ces asymétries sont structurelles et intègrent des considérations de moyens (notamment financiers, mais aussi de temps) mais sont aussi informationnelles et cognitives. A ces considérations individuelles s’ajoutent des contraintes collectives comme la préexistence de relations conflictuelles et la mise en opposition d’intérêts divergents entre acteurs. Sans une prise en compte de ces réalités nécessitant un investissement non négligeable en temps, la participation et les usages de l’information, étendus au-delà̀ du cercle classique des élus, des techniciens, et des experts, peuvent être dévoyés, remettant en cause la pertinence et la légitimité́ de la connaissance produite. Ainsi, les résultats issus des diagnostics produits vont tendre à reconnaître et à légitimer les représentations des acteurs dominants.
L’enjeu est d’intégrer la controverse, et d’organiser la prise de parole des minorités silencieuses. Ces démarches interrogent ainsi l’éthique des chercheurs impliqués, soit comme observateurs, soit le plus souvent comme acteurs engagés dans des dispositifs de recherche/action.
Dans tous les cas, ces situations nécessitent la mise en œuvre de démarches d’accompagnement qui se démarquent de la simple communication et relèvent du champ de l’ingénierie territoriale, qui se définit comme « l’ensemble des concepts, méthodes, outils et dispositifs mis à la disposition des acteurs des territoires pour accompagner la conception, la réalisation et l’évaluation de leur projet » (Lardon et al., 2007).
Elodie Valette, CIRAD, UMR Art-Dev
Jérémy Bourgoin, CIRAD, UMR TETIS