Equité territoriale

Le terme d’équité territoriale fait référence à la dimension spatiale de la justice sociale. Il désigne une configuration géographique qui assurerait à tous les mêmes conditions d’accès aux services publics, à l’emploi et aux divers avantages de la vie en société. De même que la justice sociale est une idée, un objectif ou une utopie plus qu’un fait, l’équité territoriale est un concept, et un principe d’aménagement, permettant de comprendre les situations réelles marquées par l’injustice spatiale. Par cette dernière expression, il faut entendre que l’organisation du territoire, expression spatiale du fait social, crée des effets de lieu qui peuvent consolider, aggraver ou amoindrir les injustices sociales. Ayant à rendre compte de la différenciation spatiale, le discours géographique a de longue date abordé les inégalités territoriales. A la suite des économistes et en utilisant certains de leurs travaux, les géographes ont travaillé à l’échelle mondiale sur l’inégalité des niveaux de développement des Etats. De même, ont été mises en évidence les inégalités de performances économiques et de revenus moyens entre les régions et aux échelles locales.

Si la représentation cartographique des indicateurs sociaux est une information utile, l’analyse doit insister sur la composante territoriale des inégalités sociales et, pour ce faire, croiser les inégalités qui existent entre les groupes sociaux avec les inégalités qui existent entre les territoires. Il faut aussi qualifier les inégalités sur le plan de l’éthique, c’est-à-dire les définir ou non comme des injustices. Cette qualification dépend évidemment de la théorie de philosophie morale à laquelle on se réfère. Par définition, une perspective égalitariste assimilera toute inégalité à une injustice. Mais d’autres interprétations sont possibles. En s’inspirant de la Théorie de la Justice du philosophe John Rawls, on peut considérer que les inégalités ne sont pas nécessairement contraires à la justice comme équité, et que cette dernière consiste en l’optimisation des inégalités dans le but de garantir le plus possible à ceux qui ont le moins (principe rawlsien du maximin c’est-à-dire de la maximisation du minimum). Une traduction géographique de ce principe distinguera donc d’une part les inégalités spatiales justes productrices de mieux-être pour les plus modestes, et, d’autre part, les inégalités qui sont des injustices parce qu’elles contreviennent au principe du maximin.

Ainsi, l’égalitarisme social et l’homogénéité spatiale, à supposer que cela soit envisageable, ne sont pas les formules nécessairement les plus justes. Cette idée maîtresse a à voir avec le concept de développement, processus de croissance élargie et d’amélioration pour tous des conditions de vie, qui, dans l’histoire, s’est toujours réalisé de façon inégale, et qui, sur le plan théorique, peut être pensé en effet comme nécessairement inégal. Le modèle centre-périphérie analyse ainsi les flux asymétriques résultant des rapports de forces socio-économiques (capacité d’une formation sociale à fixer sur place les fruits du travail, redistribution plus ou moins équitable des fruits de la croissance, relations établies avec l’extérieur) et qui produisent la mise en place des binômes centre-périphérie. Il permet de caractériser les territoires au regard de la justice spatiale : si le centre joue un rôle de pôle de développement et entraîne sa périphérie dans une dynamique de développement qui profite aux habitants de cette dernière, la configuration géographique, bien qu’inégalitaire, peut être qualifiée de juste. Si, au contraire, le centre exploite sa périphérie sans y diffuser le développement, la configuration doit être qualifiée d’injuste.

Ces mécanismes sont d’autant plus complexes qu’ils s’inscrivent dans le maillage politico-administratif du monde. Les frontières étatiques induisent une première injustice quant à l’usage et l’exploitation des ressources naturelles. Bien que, dans la réalité, jouent aussi les rapports de forces entre les Etats et les firmes., le principe selon lequel les ressources naturelles font partie du patrimoine national réduit l’idée de bien collectif de l’échelle mondiale à l’échelle des Etats. Il en résulte une tension entre l’idée d’une planète qui serait un bien public mondial et la réalité de la souveraineté nationale sur les richesses naturelles, y compris pour des biens vitaux comme l’eau douce.

Les limites administratives internes aux territoires d’Etat constituent aussi des discontinuités géographiques génératrices d’injustices entre les hommes. Outre les inégalités en matière de fiscalité locale, c’est sur le registre non matériel de la citoyenneté, celui-là même où le concept de justice requiert l’égalité, que les limites internes peuvent créer des injustices entre les personnes. Malgré l’affirmation des principes égalitaires de la démocratie, les différences de taille des circonscriptions et les particularités de leurs formes induisent, volontairement ou non, des inégalités entre les citoyens : chaque électeur a une voix, mais toutes les voix peuvent n’avoir pas le même poids statistique dans le résultat final de la compétition électorale.

Le maillage des territoires a enfin de fortes conséquences sur la justice spatiale parce qu’il s’agit en réalité d’une multiplicité de maillages : la concentration des ressources et la redistribution des richesses ne se réalisent donc pas toujours à la même échelle, de sorte qu’une justice distributive réalisée à une échelle est trompeuse si elle est financée par des prélèvements excessifs réalisés sur une échelle différente. Va dans ce sens la thèse controversée de l’exploitation des pays du Sud par les pays du Nord, selon laquelle les niveaux de vie moyens élevés du Nord sont partiellement assurés par la domination que les pays du Nord font peser ou ont fait peser sur les pays du Sud. Dans la logique dite plus haut du modèle centre-périphérie, ce raisonnement a valeur générale et est valide à toutes les échelles géographiques.

Le lien existant entre l’organisation des territoires et l’organisation des sociétés établit enfin qu’une action sur le territoire peut contribuer à la justice entre les hommes. C’est le thème de l’aménagement du territoire, défini comme une politique au service d’un projet de société : agir sur le spatial pour agir sur le social. Ce n’est pas la dimension territoriale des politiques sociales, mais la dimension sociale des politiques territoriales. La distribution géographique de la dépense publique et les mesures de discriminations positives à base territoriale (primes attribuées aux investissements réalisés dans les zones éligibles, moyens supplémentaires attribués aux services publics en certains lieux…) en sont les outils classiques. Cet effort de justice socio-spatiale renvoie à la notion de l’Etat gestionnaire d’un territoire et garant du bien commun. Reste à vérifier la conformité des résultats avec les objectifs affichés.

 

-Bibliographie

-BRET Bernard (2000). Justice et territoire, essai d'interprétation du Nordeste du Brésil. thèse d'Etat, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2 volumes, 683 p.

-GIRAUD Pierre-Noël (1996). L'inégalité du monde, Economie du monde contemporain. Paris, Gallimard, coll. Folio. 352 p.

-HARVEY David, 1985, The Urbanization of Capital, Oxford, Basil Blackwell

-RAWLS John (1987). Théorie de la Justice, Paris, Le Seuil, coll. La couleur des idées, 666 p. (traduit de l'américain par Catherine Audard. édition originale (1971) A theory of justice, Harvard University Press.

-REYNAUD Alain (1981). Société, espace et justice. Paris, PUF, 263 p.

-SEN Amartya (2000). Repenser l'inégalité, Paris, Le Seuil, 287 p.