Orient

Etymologiquement, rien de plus simple que de définir l’Orient : c’est la direction dans laquelle on voit le soleil se lever. C’est un exact synonyme de « Levant »
Mais le mot a eu une étonnante fortune historique, géographique, littéraire et mythique, qui l’a rendu fascinant ! On peut en premier lieu remarquer qu’il a donné en français le mot « orienter », ce qui lui donne dès l’abord un statut privilégié face aux autres directions : le ponant, le couchant : l’ouest ; le septentrion : le nord ; le midi : le sud, et donc le moment qui divise la durée du jour en deux parties égales (voir : Méridien). Pragmatiquement, lorsqu’on voyageait à pied et lentement, on partait le matin, au lever du soleil et on s’orientait donc : on cherchait le soleil levant, l’orient.
Mais l’aventure du mot ne fait que commencer. Lorsque les Romains parlaient de l’Orient, ils pensaient aux pays situés à l’orient de la Méditerranée, de la Thrace à l’Egypte. Au Moyen Age, l’occident chrétien connaissait bien la direction de l’orient ; on y allait libérer le tombeau du Christ, massacrer un peu les Infidèles, et commercer. Mais on parlait surtout du Levant : les marchands italiens fréquentaient les « Echelles du Levant » (échelle = escale). On employait donc surtout le mot de « levant » , le terme d’ « Orient » étant vite réservé à ce qui est au-delà du Levant, aux terres et villes mystérieuses (Golconde, Cathay, Cipangu…) que l’on atteint par voie de «terre», à travers l’Asie Centrale, ou par voie maritime lorsque les Portugais l’auront ouverte. Le nouveau port créé en Bretagne au XVII° siècle pour le commerce lointain est nommé « L’Orient », devenu Lorient et destiné au commerce avec l’Inde et la Chine. L’Orient désignait donc un espace peu connu dont les produits, eux, étaient connus.
Mais comme on emploie de plus en plus le mot « orient » pour désigner aussi les terres d’Islam, et en particulier l’Empire ottoman et la Palestine , on crée le terme d’ « Extrême Orient » pour désigner l’Inde et ce qui est au-delà. La fameuse « question d’Orient », paradis des diplomates et terreur des étudiants en histoire est essentiellement la question de la lente décomposition de l’Empire ottoman et les ambitions rivales des Puissances penchées au chevet de l’ « Homme malade », ce qui, soit dit en passant, étend l’Orient jusqu’à Sarajevo…Et c’est aux XVIII° et XIX° siècles que se crée le mythe littéraire et artistique de l’Orient (le mythe de l’Extrême Orient viendra plus tard) ; le terme d’Orient joue un rôle important dans la Franc-Maçonnerie naissante (rôle qui perdure aujourd’hui : le Grand Orient de France) ; après la mode des « turqueries », Voltaire, Montesquieu, puis Victor Hugo donnent à l’Orient des lettres de noblesse (qui n’ont pas grand chose à voir avec l’Orient « réel » : plusieurs poèmes des Orientales de Hugo se situent en … Espagne !) Bonaparte a un grand rêve oriental ; le voyage en Orient devient un must littéraire ; Chateaubriand, Lamartine, Byron, Nerval, et bien d’autres écrivains et peintres, feront ce voyage. La conquête de l’Algérie exacerbera cette mode en France : l’Algérie, terre d’Islam, est, bien entendu, « orientale » Il est piquant de remarquer que l’Algérie est située au Maghreb, et que « Maghreb » en arabe, veut dire « couchant », « occident »… !
Mais entre Orient et extrême Orient, il y a un vide, que le géopoliticien américain Alfred Mathan comble en 1903 (à propos des projets de la voie ferrée Berlin Bagdad Bahn) en créant le terme de « Moyen Orient », désignant ainsi les terres entre Orient devenu « Proche Orient », riveraines de la Méditerranée, et Extrême Orient, au-delà de l’Indus. Il désigne donc ainsi, à peu près, la partie orientale de l’Empire ottoman, la Mésopotamie, la Perse, l’Afghanistan, peut-être aussi la «péninsule» arabique.
Les termes semblent clairs et fixés, au début du XX° siècle : Proche Orient (Near East), Moyen Orient (Middle East) et Extrême Orient (Far East) ; les géopoliticiens ne s’y trompent pas, jusqu’au jour où les Britanniques (et nommément Winston Churchill) créent, entre les deux guerres mondiales et dans un but stratégique, le Middle East Department et le Middle East Command, qui englobent, outre le Kénya et le Soudan, une bonne partie de ce qu’on considérait comme le Proche Orient. Pendant la seconde guerre mondiale, le Moyen Orient britannique s’enrichit de la Somalie, de l’Ethiopie, de la Libye, de Chypre et de la Grèce.
Les Etats-Unis, qui apparaissent à ce moment sur la scène diplomatique et militaire de l’Orient, créent un Middle East Institute et le Middle East Journal (proches du Département d’Etat et financés par lui) dont l’aire de réflexion, et éventuellement d’action, va du Maroc au Pakistan. Le « nouveau Moyen Orient » annoncé à grand fracas par George W. Bush en est l’héritier direct. Le terme de « Proche Orient » a sombré corps et biens. Même le Quai d’Orsay a remplacé dans les années 40 la dénomination d’Afrique du Nord – Levant par celle d’Afrique du Nord – Moyen Orient… « Aujourd’hui, écrit Henri Laurens, pour certains auteurs et institutions, le Moyen Orient est devenu pratiquement le synonyme du monde musulman » Mais alors, après la décomposition de l’Empire soviétique, faudrait-il inclure les républiques d’Asie centrale dans le Moyen Orient ?
Un certain nombre de géographes s’obstinent cependant, avec raison semble t-il, à distinguer entre Proche Orient et Moyen Orient, tous deux couvrant le monde majoritairement musulman, mais le Moyen Orient recouvrant les terres d’Islam non arabes, Iran, Afghanistan, Turquie, alors que le Proche Orient, ce sont les pays arabophones à l’est de l’Egypte. On trouve aussi, et de plus en plus, pour ces pays, le terme de « machrek », qui s’oppose ainsi à « maghreb ». Mais pourquoi arrêter le Moyen Orient à la frontière occidentale du Pakistan ? Et oserait-on encore faire de la Turquie un pays moyen-oriental, alors qu’elle frappe à la porte de l’Union Européenne ?

La raison profonde de ce vagabondage terminologique est que le terme d’Orient est un concept politique, et comme tel, il varie au gré des conceptions «géopolitiques», lesquelles sont nécessairement changeantes. C’est tellement vrai que l’usage des mots « Moyen Orient » et « Proche Orient » n’a plus rien à voir avec une idée d’…orientation. C’est une région, une aire. Il est piquant d’entendre un Japonais parler doctement du Proche Orient, lequel est pour lui un Extrême Occident !

Mais ce n’est pas qu’un concept géopolitique. L’Orient est aussi un mythe, un puissant mythe littéraire, artistique et fantasmé, un parcours initiatique, une jungle de fantasmes, qui va du rêve lascif des harems aux chemins de Katmandou, des philosophies « orientales » (pêle-mêle, Bouddha, les ashrams, Lao Tseu et Confucius) au péril jaune, de l’Oriental impassible à l’Orient compliqué .

Peut-on conclure avec cette phrase de Michel Le Bris dite au festival « Etonnants Voyageurs », à Saint-Malo, en juin 2006 : « Il ne s’agit pas d’une zone géographique précise, mais d’un pays imaginaire. L’Orient, c’est ce que l’Occident a inventé comme son autre et son ailleurs. C’est celui qui fascine et qui fait peur. »

-voir aussi: Est