Ruralité
Ruralité renvoie au caractère de ce qui est rural, à la « condition des choses et des gens de la campagne » (TLFi). La ruralité désigne en cela une territorialité, « un lien, dans sa dimension anthropologique, aux différents contenus de l’espace rural » (Bouron, Georges, 2015 ; Jean, Périgord, 2017). Elle fait référence à l’ensemble des représentations associées à la vie dans les espaces ruraux (Kayser, 1990 ; Rieutort, 2012), à « une façon d’être au monde » et aux modalités d’un « faire » (les ruralités comme mise en pratiques collectives) (Georges, 2017). La ruralité ainsi transcrite en mode(s) d’habiter implique une relation aux lieux et au local étroite ou spécifique ; antérieurement en termes de sociabilités et de sédentarité, contemporainement en termes de mobilités, de distance à la ville, parfois de marginalité (subie ou choisie), plus largement de valeurs ou de symboles.
La ruralité est lue, débattue, appréhendée – si ce n’est à l’aune du concept d’urbanité – pour le moins au travers du prisme des relations ville-campagne, dans un contexte marqué depuis les années 1980 et 1990 par « un brouillage de l’identification et des qualifications et du rural et de l’urbain » (Mathieu, 1998). Ce brouillage est le produit d’une part de la dilation des aires urbaines ; d’autre part d’une « renaissance rurale » (renouvellement et diversification des populations et des fonctions) (Kayser, 1990) et d’un processus d’acculturation des sociétés rurales (Morel-Brochet, 2007). Par conséquent, penser la ruralité signifie en apprécier les contours, mais également sonder un contenu évolutif dans le temps et dans l’espace. C’est parfois interroger la pertinence même du concept, les fondements des catégories spatiales et l’essence des recompositions territoriales. Autour des questionnements propres à la ruralité se cristallisent ou se dessinent des grilles de lecture souvent antagonistes.
Face à l’intensification et l’accélération des flux dans un contexte de mondialisation et de métropolisation, l’hypothèse d’une « urbanisation intégrale de la vie humaine » (Tous urbains, n°0, 2012) repose sur une uniformisation des modes de vie et des structures sociales et professionnelles des populations, qu’elles résident en ville ou non. « L’urbain [deviendrait ainsi] totalement explicatif des sociétés et de leurs transformations » et « vivre à la campagne [serait] sans doute en France une des postures les plus urbaines qui soient » (Lussault, 2016). La campagne et la nature sont alors assimilés à des objets de valeur convoités, s’inscrivant dans et servant des stratégies résidentielles ou/et politiques ou/et économiques, qui elles-mêmes procèdent de l’urbanisation. La ruralité se dissoudrait dans un modèle de consommation généralisé, dont les valeurs et les aspirations sont partagées selon des clivages qui n’ont guère à voir avec des différences villes/campagnes (Bontron, 1996), mais bien davantage avec des niveaux de revenu ou des conditions socio-culturelles. Jacques Lévy (2017) propose pour clef d’interprétation celle d’un gradient d’urbanité. En vertu de celui-ci, et sur la base d’une combinaison densité-diversité, l’auteur distingue au-delà du péri-urbain un « infra-urbain » et un « hypo-urbain ». Il s’agit de « s’émanciper d’une conception de la ruralité qui pose comme principe que celle-ci renverrait à un conservatoire géographique », d’être en capacité de se saisir de l’entièreté de l’espace et d’une réalité qui ouvrirait d’autres perspectives que « le repli sur soi et la réclamation d’une politique [néolocaliste] de préservation ».
Quid cependant des espaces qui restent bel et bien hors influence des villes ? Souvent, ils correspondent aux représentations de la ruralité telle que ciblée dans les discours politiques ou formulée /relayée par les médias. La ruralité devient alors « hyper-ruralité », associée à un syndrome de l’abandon et assimilée à une marginalité. Si pour Samuel Depraz (2017), l’ « hyper-ruralité » désigne avant tout une exigence d’équité et de justice spatiale, pour l’artisan du terme (Bertrand, 2014), la notion de ruralité ne fait plus sens. Pour lui, seule l’« hyper-ruralité » existerait, distinguant du reste du territoire les espaces enclavés, de faible densité de population, caractérisés par le vieillissement et « un entassement de handicaps naturels ou créés ». Dans un contexte de désagrégation parachevée des sociétés agraires, de tels périmètres, « délaissés », gagnés par « une déshérence générale », ne peuvent pas être confondus avec « l’organisation rurale stricto sensu » (Lussault, 2016). La ruralité (: société rurale) n’existerait donc pas ou plus.
Il y aurait ainsi désaffiliation entre espace géographique et espace social (Hervieu et Viard, 1996 ; Sencébé, 2002). Il peut être aussi bien question d’« urbanité rurale » (Poulie, Gorgeu Y, 1997) que de « campagnes urbaines » (Donadieu, 1998). Dans la sémantique la notion d’« espace rural » tend par conséquent à être remplacée par celle de « campagne », considérée cependant et seulement dans son sens premier, celui de plaine, d’espaces ouverts où prime la présence végétale (Morel-Brochet, 2007).
Avec la « Fin des paysans » (Mendras, 1967), les anciennes ruralités fondées sur l’hyper-sédentarité et les valeurs agraires ont bien disparu. Pour autant, de nombreux auteurs s’érigent en faux contre l’hypothèse d’une urbanisation intégrale et/ou contre l’effacement de la distinction rural-urbain. Pour Yves Guermond (1996), l’idée d’une « conquête de l’espace rural pour le service des citadins » laisse entendre que toute activité non spécifiquement « rurale » serait « citadine ». Il interroge le postulat, fondé sur une lecture inégalitaire des liens ville-campagne et consacrant une supériorité de la concentration sur la dispersion. Gérard-François Dumont (2012) réagit contre « un meurtre géographique ». Il dénonce à propos du Zonage en Aires Urbaines (INSEE), la suppression de la notion de pôle rural, « comme si la France avait brutalement perdu ce maillage de gros bourgs et de petites villes ». Laurence Thomsin (2001) ou Frédéric Bonnet (2016), pourtant membre fondateur de la revue Tous Urbains, n’opposent pas le principe d’un étalement urbain diffusif avec le maintien d’une ruralité : « le mantra de l’urbanisation généralisée ne nous suffit pas pour penser, pour décrire, pour comprendre » et « rendre compte des écarts faramineux entre les territoires ». Dénier toute forme de ruralité n’aide pas non plus à distinguer les nuances du mot « urbain », alors même qu’en matière d’aménagement et d’urbanisme persistent les représentations surannées d’une ville compacte bien éloignées des spatialités contemporaines. A l’instar de Robert Chapuis (2014), Frédéric Bonnet propose d’appréhender la ruralité au travers d’un certain nombre de critères au rang desquels figurent la densité et le mode d’occupation dominant des sols, mais également une mobilité quotidienne principalement fondée sur l’automobile individuelle et un polycentrisme plus ou moins généralisé. Les modes d’habiter des ménages ruraux, s’ils sont sous-tendus par des exigences de confort ou d’accès aux aménités similaires à ceux des urbains, restent marqués par l’empreinte du territoire (Huyghe, 2016).
Réfutant également la fin d’une ruralité, d’autres auteurs soulignent l’importance de valeurs positives spécifiques associées aux campagnes. Nicole Mathieu (1998, 2017) admet que la ruralité renvoie à un fait presque physique, une matérialité caractérisée par la présence de nature, d’un habitat individuel, de villages. Et ces éléments sont devenus « symboles de bonheur et de beauté » (Hervieu, Viard, 1996). Le rural est pensé comme l’espace idéal, refuge de tous les maux urbains, associé à la liberté, au calme et au bien-être, tandis qu’une vision très négative de la ville n’a cessé de se diffuser (violence, promiscuité, pollution). Il convient ainsi et aussi de distinguer idéologiquement la ruralité et l’urbanité par les images associées.
La redéfinition de la ruralité relativement à des pratiques de l’espace et un mode d’habiter entre mobilité et revendication d’un ancrage local (Georges, 2017), en interaction avec un faisceau de représentations et de valeurs, a conduit Jean-Claude Bontron (1996) à énoncer les principes d’une « ruralité renouvelée », qui n’a « de pertinence [cependant] que si l’on admet la grande diversité des situations » entre et dans les campagnes. Ainsi la typologie des campagnes françaises réalisée en 2011, à la demande de la Datar, ne distingue pas moins de sept classes fondées sur les dynamiques démographiques, économiques et l’occupation du sol. Rodolphe Dodier (2007) à propos des seules campagnes périurbaines du Mans souligne tant la mixité des profils socio-professionnels qu’une très grande diversité des modes de vie et des identités sociales et spatiales des habitants, diversité qui transgresse très largement une distinction entre nouveaux et anciens résidents. La formule « Nouvelles ruralités » proposée par Olivier Mora en 2008 dans une étude prospective de l’INRA à l’horizon 2030, désigne tout à la fois cette différenciation des campagnes et l’hétérogénéisation des sociétés ; mais aussi signifie que des acteurs multiples réinvestissent ces espaces – souvent depuis la ville –de fonctions et usages multiples (cadre de vie et de loisir, lieux d’épanouissement et de sociabilité, lieux d’activités économiques, espace agricole et nourricier, lieux de nature). Les nouvelles ruralités sont ainsi, paradoxalement, largement le produit de l’effacement même de l’opposition villes-campagnes. Au-delà même, Yves Chalas (2003), Monique Poulot et Nathalie Revayaz (2018) proposent d’inverser la perspective. Ces auteurs soulignent combien la réintégration en tant que tels des espaces ouverts et agricoles dans l’espace de la cité (renouveau des jardins, espaces agricoles protégés…) et l’appropriation d’enjeux environnementaux et/ou alimentaires par les acteurs locaux de l’aménagement (Margetic et al., 2016) contribuent désormais à une « ruralisation de la ville ».
La ruralité comme l’urbanité continuent d’exprimer des rapports socio-spatiaux, mais les deux termes ne permettent plus de comprendre ce qui se passe aujourd’hui entre villes et campagnes, dans leurs échanges ou à leur interface (Vanier, 2005). Le « débat ruralité vs. urbanité ne parait [donc] plus de mise » (Poulot, Reveyaz, 2018). Les nouvelles fonctions, usages, valeurs (formes de solidarités, défense d’un monde paysan,…) et représentations (patrimoine, nature) élargissent les formes géographiques et sociales de contact, amenant ou réactivant de nouvelles pistes de recherche (gouvernance, conflits, inégalités et pauvreté, géographie électorale…), parfois communes aux géographies rurale et urbaine (dynamiques socio-spatiales et mobilités périurbaines, enjeux alimentaire et foncier, nature ; Rouget, Schmitt, 2018), privilégiant le local et l’innovation (Margetic et al., 2017). La « fabrique de la ruralité » fonctionne à plein dans une société de consommation à la recherche d’un développement durable mobilitaire (Pouzenc, 2018).
N.R. et C.Ma.