Système agraire
Concept qui permet d’identifier toute forme d’agriculture comme un système d’interactions entre la mise en place et la gestion d’un écosystème cultivé, les structures agraires (conditions foncières et «paysages») et les systèmes de production (combinaison de cultures et/ou d’élevages et de moyens de production mis en œuvre au travers des techniques et pratiques).
Des structures agraires au système agricole
La notion la plus ancienne est celle de structures agraires abordée surtout dans l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années 1960 ; l’acception restreinte désigne les conditions sociales et foncières (propriété, exploitation et modes de faire-valoir) de la vie agricole d’un espace rural donné. D’autres auteurs (A. Demangeon, P. Gourou, A. Meynier, R. Lebeau) ont davantage insisté sur l’expression concrète de cette organisation : ainsi pour A. Fel (1962), les structures agraires « constituent l’arrangement visible (finage et habitat) et les règles qui font partie intégrante de cet arrangement (règles de la culture et de l’élevage, organisation du travail agricole) » ; elles s’expriment « sous forme d’un paysage organisé d’une façon particulière ». On finit par déboucher sur une signification trop large, synonyme de composition ordonnée d’un « tout agraire » (M. Derruau), de « civilisation agraire » ou de « régime agraire » (M. Bloch). A. Cholley avait, dès 1946, considéré que les structures agraires étaient une « combinaison » d’éléments physiques, biologiques, humains ou économique en interaction ; l’auteur envisageait des rapports juridiques, technico-économiques ou géographiques et croisait paysages agraires et analyses socio-économiques, annonçant une approche systémique.
Mais après 1960, les questions agraires – marquées par la stabilité, voire l’immobilisme – ont été un peu délaissées par les chercheurs qui ont préférer étudier les transformations de l’agriculture et des campagnes ; P. George (1956, La campagne) avait pourtant proposé d’élargir les structures agraires aux questions économiques, c’est-à-dire à « l’ensemble des données relatives à l’aspect morphologique des terroirs et aux combinaisons qualitatives sur lequel repose le système d’exploitation » ; ce dernier désignant, outre les formes d’élevage, les « formes d’utilisation du sol et la manière d’assurer cette utilisation ». C’est toujours dans ce sens que les géographes continuent à parler de système de production agricole (ou « farming system » des anglo-saxons), en croisant les « ressources » (capital foncier, travail et capital d’exploitation) et les productions mises en œuvre à l’échelle de l’exploitation en vue de satisfaire des objectifs et des besoins fixés par l’exploitant. Ces systèmes soulignent les convergences ou les divergences organisationnelles, leurs qualités ou efficacités (intensité, productivité) et les modalités de fonctionnement plus ou moins favorables à une valorisation durable des ressources.
Le système agraire : points de vue de géographes et d’agronomes
C’est en tentant de croiser structures foncières et systèmes agricoles que M. Derruau a défini, au début des années 1960, le « système agraire » comme « les aménagement spatiaux (formes des champs, clôtures) et temporels (successions de cultures ou permanence des cultures sur un même champ) dans leurs rapports avec des techniques et avec des liens sociaux (pratiques communautaires, structure de la propriété ». Pour Cl. Moindrot (1995), le concept comprend donc l’étude des paysages agraires, celle des systèmes de production agricole et celle des structures foncières. Pour autant ces définitions posent des questions d’échelle : le système agricole défini au niveau de l’exploitation agricole peut-il être confronté au système agraire typique d’un espace géographique ? Ne risque t’on pas d’amalgamer les deux notions ? Doit-on alors utiliser le système agricole pour un ensemble d’exploitations dotées d’un même modèle technico-économique, avec une même inscription spatiale au sein de « bassins de production » plus ou moins spécialisés et pilotés par les firmes agroalimentaires ? Plusieurs géographes ont ainsi proposé des typologies des systèmes d’exploitation (J. Bonnamour, R. Chapuis), des « régularités » ou des « modèles agricoles » spatialisés (J.-P. Charvet, M. Sivignon), mais c’est un groupe de chercheurs réunis autour de l’agronome Marcel Mazoyer qui a revisité le concept de système agraire dans les années 1970-1980. Il s’agit désormais de considérer la combinaison entre le mode d’exploitation d’un écosystème – devenant alors un « agrosystème » –, le système technique et les logiques socio-économiques d’ensemble. Analyser et concevoir en termes de système agraire l’agriculture pratiquée à un moment et en un lieu donné « consiste à la décomposer en sous-systèmes principaux […] à étudier l’organisation et le fonctionnement de chacun de ces sous-systèmes, et à étudier leurs interrelations » (Mazoyer, 1997). Cette définition annexe donc en un même système tous les éléments propres à l’organisation de la production au sein d’une petite région agricole, sachant que les exploitations présentent des caractéristiques communes (accès à des ressources comparables, mêmes conditions socioéconomiques, etc.) et entretiennent des relations entre elles et avec leur environnement (de l’écosystème cultivé aux structures d’encadrement). Centré sur les pratiques agricoles – les « manières concrètes d’agir » – comme moyen d’analyse et comme expression de la cohérence du système, et sur les modalités de l’organisation et de l’encadrement de la production, le système agraire peut être désagrégé en sous-systèmes constitutifs ; d’un côté le système agraire ou foncier (statut de la terre et modes de faire-valoir, marchés fonciers, rapports sociaux, etc.), de l’autre, le système de production lui-même décomposé en système d’élevage ou de cultures (composante technico-économique avec les connaissances, savoir-faire ou pratiques des exploitants, dynamique de filière et d’échange à différentes échelles, système de prix et répartition de la valeur ajoutée, etc.). L’ensemble est en perpétuelle dynamique spatio-temporelle et les pratiques agricoles sont à l’origine de la formation d’objets repérables dans le paysage (J.-P. Deffontaines). Le système agraire devient l’« expression théorique d’un type d’agriculture historiquement constitué et géographiquement localisé, composé d’un écosystème cultivé caractérisé et d’un système social productif défini, celui-ci permettant d’exploiter durablement la fertilité de l’écosystème cultivé correspondant » (M. Mazoyer).
Le système agraire territorialisé
Dans une perspective territoriale, l’approche agronomique doit être dépassée pour deux raisons :
– le concept de système agraire exige de recourir à des notions qui se situent à plusieurs échelles d’analyse : à celle de l’unité de production pour le concept de système de production ; à celle du groupe de parcelles cultivées ou du troupeau pour celui de système de culture ou d’élevage. La combinaison de ces différentes échelles d’analyse, doivent être considérées comme autant de niveaux interdépendants,
– focalisée sur l’exploitation d’un écosystème et négligeant une échelle intermédiaire entre l’exploitation et la « petite région », l’approche des agronomes prend inégalement en compte les phénomènes socioculturels (modes d’habiter, nouvelles mobilités, conflits/pouvoirs, appropriation/exclusion, imaginaires, etc.) ainsi que les ouvertures du système à d’autres activités avec des jeux d’acteurs intervenant par exemple autour de la place et des fonctions de l’agriculture dans des campagnes de nouvelles ruralités. Comment dés lors envisager les liaisons qu’entretiennent les systèmes agraires avec les lieux, les valeurs et les références culturelles de sociétés de plus en plus urbanisées ? Afin de rendre compte de cette articulation entre l’espace géographique organisé par et autour de l’activité agricole, et l’ensemble des acteurs du territoire, des travaux récents tentent d’inscrire le système agraire dans un méta-système territorial. Celui-ci est produit par les actions et jeux de pouvoir d’acteurs multiples, en fonction des représentations qu’ils se font de l’espace qu’ils vivent et perçoivent ; les agriculteurs sont ainsi des acteurs parmi d’autres, et l’usage de l’«espace rural» pour la production agricole, un usage parmi d’autres. Plusieurs phases peuvent caractériser les rapports entre ces acteurs et l’espace : des processus d’enracinement des sociétés paysannes aboutissent à une territorialisation des systèmes agraires ; au contraire, la diffusion des systèmes agricoles productivistes et mondialisés a largement défait les liens au territoire face à des acteurs ruraux de plus en plus diversifiés ; de nos jours, s’amorce une « reterritorialisation » multidimensionnelle de l’agriculture visant à réintroduire des sentiments d’appartenance, d’«appropriation» et d’identité collective, renforcés avec des « valeurs culturelles et sociales, mémorielles et symboliques » (Di Méo) ; ce compromis social passe par la « relocalisation » et le développement de la traçabilité des productions, par la valorisation de la qualité et de l’origine des biens dits de « «terroir» », par la « mise en patrimoine » des campagnes et de leurs paysages, par une gestion plus durable de l’environnement mais aussi par les nouvelles « politiques de projet » de «territoires» institutionnels recomposés. Le concept de « système agraire territorialisé » se révèle opérationnel pour analyser la multifonctionnalité de l’agriculture et son insertion dans le système agroalimentaire (les normes et valeurs des exploitants, les logiques de filières longues ou courtes), pour prendre en compte des modes d’habiter ou l’appropriation identitaire et symbolique des lieux et paysages agraires.