Territoire
Le territoire peut se définir comme une portion d’espace terrestre envisagée dans ses rapports avec les groupes humains qui l’occupent et l’aménagent en vue d’assurer la satisfaction de leurs besoins. Notion autonome, le territoire, en géographie n’est ni un synonyme, ni un substitut du mot espace. S’ il y a bien entendu de l’espace dans le territoire, celui-ci n’est pas considéré comme un support neutre et isotrope. De multiples composantes (environnementale, sociale, économique, institutionnelle, etc) donnent de la spécificité et de l’identité à la configuration et au fonctionnement de cet ensemble que l’on nomme territoire. Comprendre un territoire c’est mettre en évidence les interactions entre ses différentes composantes et non pas les considérer comme des couches successives dont la totalité constituerait un ensemble appelé territoire. L’action d’acteurs, porteurs de projets multiples, et de capacités variables à mener à bien des objectifs vont façonner et aménager les territoires selon des portées plus ou moins étendues. Les multiples interactions entre les acteurs différents poursuivant des stratégies différentes et éventuellement contradictoires font de l’arrangement territorial à un moment donné le résultat de ces processus.
L’émergence du sens contemporain de la notion de territoire a servi de catalyseur à différents courants intellectuels et lui a permis de devenir consensuelle 1 . Chez les tenants de l’analyse spatiale, et au titre de la recherche de facteurs et de structures, l’approche systémique permettait de faire entrer dans le modèle de territoire toutes les composantes dudit territoire et de tester leur importance Chez les tenants de la géographie sociale, le territoire répondait à leur préoccupation de comprendre comment des groupes sociaux différents s’agencent dans une zone donnée tout en essayant d’identifier les instances qui assurent la régulation de l’ensemble . Enfin, chez les tenants de la géographie des représentations, la notion permet de prendre en compte comment les imaginaires influencent l’action des collectifs, et, en retour, de connaître le degré d’influence du lieu sur les comportements
Tous ces éléments disparates ont convergé autour de ce terme, dès l’instant qu’un groupe s’y reconnait et y est associé. A la différence du concept de région et de son usage dans la géographie francophone, celui de territoire sous-entend une indifférence scalaire. Cette imprécision ne risque-t-elle pas de le transformer en expression fourre-tout géographique ? A partir du consensus autour de l’idée d’espace conscientisé, il y aurait ainsi autant de tailles de territoires que de possibilités pour des groupes de partager un même rapport aux lieux, une même territorialité. Le territoire « se repère à différentes échelles de l’espace géographique » (Di Méo,1998). Une géographie des territoires exige de descendre à un niveau d’analyse à la fois plus fin que les grands thèmes de la géographie classique (ville, région, « pays » ruraux, quartiers, vallées), mais aussi plus flous (le « territoire du loup »), voire ubiquiste et idéelle (le « territoire du vide », A.Corbin). La multiplication et la banalisation des usages actuels du mot « territoire » ne contribue-t-elle pas à atténuer la force de ce concept
L’on doit à Claude Raffestin, en 1980, dans son ouvrage « Pour une géographie du pouvoir », la théorisation d’une interprétation renouvelée de la notion de territoire. Il y introduit le lien entre l’intentionnalité des acteurs et la transformation d’une portion d’espace terrestre : « le territoire est généré à partir de l’espace, il est le résultat d’une action conduite par un acteur syntagmatique à quelque niveau que ce soit. En s’appropriant concrètement ou abstraitement un espace, l’acteur territorialise l’espace. ». Support par excellence des investigations menées sur l’intentionnalité des acteurs, le territoire est analysé comme la projection « d’un système d’intentions humain sur une portion de la surface terrestre » (Raffestin 1986), et comme le résultat de l’articulation entre des projets, des intentions et des réalisations
Pour C.Raffestin, les processus d’organisation territoriale doivent s’analyser à deux niveaux distincts mais fonctionnant en interactions: celui de l’action des sociétés sur les supports matériels de leur existence et celui des systèmes de représentation. Puisque ce sont les idées qui guident les interventions humaines sur l’espace terrestre, les arrangements territoriaux résultent de la « sémiotisation » d’un espace progressivement « traduit » et transformé en territoire. Le territoire serait donc une construction reposant sur deux piliers complémentaires, souvent présentés comme antagonistes en géographie: le matériel et l’idéel
On retrouve ces deux piliers dans le concept central inclus dans la définition d’un territoire : celui d’appropriation. L’idée d’appropriation contenue dans bon nombre de définitions du territoire, renvoie aux domaines décisionnels et organisationnels ainsi qu’à la force des représentations sociales. H.Lefebvre (1974), considérait l’appropriation comme la transformation d’un espace naturel afin de servir les besoins et les possibilités d’un groupe. Cette idée est souvent utilisée en anthropologie pour caractériser l’action des populations en vue de garantir l’accès, le contrôle et l’usage des ressources contenues dans une portion d’espace (Godelier, 1984). De cette définition découle une conception du territoire assimilable au résultat d’un processus de production, incluant des stratégies d’organisation, mais aussi de domination et d’exclusion. L’appropriation du territoire par des acteurs sociaux permet de rendre compte de la façon dont sont structurées, les relations entre les sociétés et dans le cadre des jeux sociaux internes, des relations entre des individus ou des groupes qui ont une certaine représentation de ce que devrait être leur cadre de vie (F.Ripoll et V.Veschambre). Cela permet l’introduction des logiques des différents acteurs (citoyens, politiciens, entrepreneurs, professionnels de la planification, etc.), et de leur plus ou moins grandes compétences (stratégiques, législatives, argumentatives, etc.) à façonner la portion d’espace concernée.
La seconde est celle de l’identité territoriale. A travers l’idée d’appropriation, les représentations et les caractéristiques d’un territoire en tant que construction sociale contribuent à l’établissement ou au renforcement d’un sentiment d’identité. Qu’il s’agisse d’une identité individuelle ou collective celle-ci peut se projeter sur n’importe quel type d’espace (vallée, quartier de la ville, d’une région ou d’un pays). Elle permet au territoire d’être doté d’une valeur patrimoniale, dans laquelle chaque individu appartenant à un groupe particulier peut se reconnaître et exprimer sa personnalité. Cette inclusion dans un espace construit contribue à renforcer l’enracinement des individus et à identifier ainsi tel ou tel territoire par rapport aux autres.
Chaque individu, dans son expérience vécue, possède une relation intime avec ses lieux de vie; lieux qu’il s’approprie et qui contribuent à façonner son identité individuelle ou collective. Appropriation et enracinement se manifestent par des éléments matériels mais aussi idéels et certaines matérialités du territoire possèdent une forte valeur symbolique. Des éléments emblématiques renforcent les effets d’appropriation, qu’il s’agisse des « lieux de mémoire », des hauts lieux ou des stéréotypes (exemple: l’élevage taurin en Camargue). L’étude du territoire comme marqueur identitaire consiste à révéler le projet qui permet de le penser.(A.Berque, 1982). Les comportements des acteurs sociaux peuvent se lire comme des messages, qui, à condition d’être décryptés, disent quelque chose sur leur territorialité.
Le territoire s’insère également dans un système spatial, au sein duquel il fonctionne selon une boucle de rétroaction avec la société, qui aménage, gère et organise le territoire, tandis que le territoire rétro-agit sur la société. Dans cette boucle interagissent les acteurs, leurs représentations et les éléments structurants de l’espace géographique et des facteurs externes selon un processus continu de territorialisation, dé-territorialisation et re-territorrialisation. C’est cette idée de complexité qui permet de relativiser l’idée d’appropriation, souvent mise en avant dans les processus de territorialisation. D’une part, les travaux de recherche mettent à jour les fréquentes discordances entre les objectifs et les résultats; d’autre part des processus semblables n’aboutissent pas à des configurations territoriales identiques. Cette complexité interdit également de réduire les dynamiques territoriales à la seule dimension économique, même accompagnée de métaphores physiologiques Cette incertitude quant aux résultats des interactions entre acteurs autorise à considérer le territoire comme un ensemble en partie auto-organisé, où les logiques des différents acteurs majeurs ne produisent pas une organisation spatiale résultant de la synthèse des choix de chacun.
Toutes ces discordances se manifestent fréquemment par des conflits territoriaux (Subra, 2007). Les conflits portant sur des enjeux territoriaux servent de révélateurs, car derrière les hostilités et les dénonciations transparaissent des dysfonctionnements entre les projets des uns et les intérêts des autres (conflits entre acteurs, effets NIMBY, opposition à des politiques publiques, etc) et l’inefficience des instances de régulation.
Tandis que dans son sens premier le territoire se conjugue au singulier, l’officialisation, et son succès au-delà des milieux académiques va l’entrainer vers une démultiplication lexicale qui s’accompagne d’une augmentation de la fréquence de son usage au pluriel.
Dans le domaine de l’aménagement, la polysémie du mot territoire, permet à la fois sa sur-utilisation (impact territorial, prospective territoriale, gouvernance territoriale) et son officialisation tardive dans les Traités européens 2 (cohésion territoriale) autorisant une mise en pratique propre à chaque Etat membre et à chaque niveau infra-national.
Le risque de perte de sens qui en découle a conduit certains à remettre en cause son opérationnalité. D’un côté des « planners » travaillant sur l’aménagement du territoire européen dénoncent le « territorialisme » (Faludi, 2013, Schölte (2000) en fustigeant la rigidité d’un espace construit comme un millefeuille où chaque unité est réduite à un rôle de conteneur. De l’autre des responsables pensent innover en accrochant le qualificatif « territorial » à bon nombre de domaines des politiques publiques : gouvernance territoriale, coopération territoriale, développement territorial, en considérant que « la nouvelle grammaire de la croissance érige aujourd’hui le territoire en facteur de production » (Davezies, 2008) et assigne au territoire une fonction salvatrice aux déséquilibres économiques et sociaux
Le fait que l’acception contemporaine de territoire ne se limite pas à un registre politico-administrative, et n’implique nullement une parfaite adéquation entre les pratiques (échelles des déplacements) et le cadre de vie quotidien de la population pose enfin la question de sa délimitation. Ces phénomènes de non concordance ont conduit M.Vanier à mettre en avant la notion d’inter-territorialité. Découlant de l’équation contemporaine entre temps et mobilité et de la portée et de l’accessibilité des réseaux (Offner & Pumain, 1996), un nouveau mode d’organisation politico-administratif dénommé inter-territorialité devrait, selon lui, remplacer l’ancien pavage des territoires. Plus proche du vécu territorial des individus, cet idéal, de l’aveu même de son promoteur, reste pour l’instant à inventer…
Notes
- Raffestin, Cl. (1980), Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC; Ferrier (Jean-Paul), 1984. Antée I. La géographie ça sert d’abord à parler du territoire, ou le métier du géographe ; Frémont, A.; Chevalier, J.; Hérin, R.; Renard, J. (1984), Géographie sociale, Paris, Masson. ; Le Berre, M. (1992), ‘Territoire’, in Bailly, A.; Ferras, R.; Pumain; D., Encyclopédie de la Géographie, Paris, Economica,
- Traité de Lisbonne 2007