Développement durable2

Dans son sens premier, le développement durable doit être d’abord entendu comme la notion onusienne, dont la formulation et la définition semblent apparaître dans le rapport Our Common future, dit Brundtland, paru en 1987. Ce « mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre les capacités des générations futures à répondre aux leurs », politiquement correcte, est « sacralisé » à partir de Rio au Sommet de la Terre en 1992 (Brunel, 2004). Action 21, l’Agenda 21 mondial, en est le document programmatique. Promue au rang d’injonction sociétale et politique, essentiellement incitative, la notion connaît dès lors une diffusion et une institutionnalisation qui se déclinent à de multiples échelles, du global au local, dans une dynamique top-down mais cherchant à impulser des dynamiques bottom-up. Cette notion onusienne a nettement évolué depuis sa formulation initiale, en intégrant plusieurs mots d’ordres onusiens qui lui étaient contemporains. Néanmoins, grâce à son visage consensuel, elle reste aujourd’hui l’acception la plus utilisée.

A partir de cette acception première, plusieurs sens plus larges peuvent être ensuite entendus, en prenant en considération des échelles temporelles plus longues. En effet, le développement durable constitue à bien des égards la formulation d’un aboutissement possible des mouvements aspirant à de nouveaux rapports des sociétés à l’environnement planétaire et local, qui prennent forme au tournant des années 1970 et qui sont conçus en réaction à la société de production et de consommation de masse des 30 Glorieuses et aux multiples gaspillages voire destructions qu’elle implique. Sur une échelle millénaire des temps, la notion fait largement écho à une « réflexion ancienne des sociétés humaines sur les limites de leur développement » (Mancebo, 2006) dans des contextes historiques et géographiques variés. L’association du développement durable à ces réflexions relevant de temporalités différentes a encore considérablement élargi son sens, favorisant sa « gloutonnerie » (Brunel, 2004), sans que des limite(s) à cette ouverture sémantique ne soient mises en évidence.
De l’ensemble de ces acceptions demeure un point clair : le développement ne peut pas être conçu de manière figée comme un état sociétal idéalisé. Il prend sens dès lors qu’il est considéré comme un cheminement, une « mise en marche (CE, 1996), « un processus de changement » (Brundtland, 1987).

L’ouverture sémantique du développement durable provient des multiples paternités qui traversent voire sous-tendent le développement durable : elles portent leurs grands champs de questionnement, sans que la notion onusienne tranche clairement sur la réponse qu’elle leur apporte. Parfois les barrières sont nettes avec des théories proches : ainsi, la notion onusienne intègre explicitement la croissance et ne peut être confondue avec la décroissance. En revanche, l’absence de réponse sur d’autres points, comme sur le rapport ambivalent à la nature – anthropocentré, biocentré ou écocentré (Depraz, 2008) – ajoute aux contradictions internes de la notion. L’historique de la notion, déjà été largement retracé (Vivien, 2001, Clément, 2004 ; Veyret, 2005), continue à poser la question de ses sources, abondantes, inégales, de seconde main.

Malgré l’image donnée par une production éditoriale universitaire abondante, la place scientifique du développement durable se construit, restant pour l’instant restreinte. Celui-ci peut constituer un courant mineur au sein d’une discipline, comme en économie avec les Ecological Economics, faire l’objet d’un petit nombre de recherches dédiées, comme en géographie. En revanche, cette notion « nomade » (Clément, 2004), qui interpelle de nombres disciplines scientifiques et de champs de savoirs, a le mérite d’être transdisciplinaire : elle devient alors un enjeu de dialogue entre les disciplines et surtout une approche de la complexité sociétale. Par ailleurs, une grande partie des chercheurs travaillant sur la notion cherchent à se démarquer du cadre de pensée onusien et recourent à d’autres appellations, par exemple la durabilité ou le développement soutenable (Vivien, 2005).
Le développement durable tend alors à s’autonomiser, scientifiquement sous la forme de Sustainable Studies, avec ses démarches spécifiques (Fahy et Rau, 2013) et comme contenu de formation universitaire. Citons ici aussi bien l’International Research Center on Sustainability de Reims ou is@dd de l’Institut des Sciences de l’Environnement de Genève. Egalement contenu de formation de l’Education Nationale en France, permettant une « éducation au doute et au choix » (Bonhoure et Hagnerelle, 2003), c’est en géographie qu’il a été mis au programme à partir de 2009.
De plus, le développement durable se professionnalise. Au-delà d’un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir-être opérationnels porté par des professionnels convaincus, il porte une véritable culture de pensée et d’action plus ou moins alternative aux fonctionnements sociétaux dominants. L’évaluation constitue ainsi un processus pratiqué par des scientifiques et des professionnels permettant d’atteindre des fondements de la durabilité (Lazerri et Moustier, 2008 ; Jégou et al., 2012 ; Fahy et Rau, 2013).

Le développement durable est en lui-même un immense champ de débats. C’est son statut énigmatique que nous souhaitons d’abord questionner, sous plusieurs aspects : dimension positive, portée, opérationnalité. Si la « formule magique » (Gauchon et Tellene, 2005) du développement durable est souvent présentée comme une panacée, dans une dimension utopique, elle reste avant tout un « problème » (Vivien, 2005). Certes le développement durable n’est pas encore un concept mais il est sans doute davantage qu’une notion. Il a plutôt l’échelle d’un grand mouvement d’idées ; pourtant il n’a pas la structure rigoureuse d’une école de pensée ou même d’une théorie. « Programme politico-économique » (Sauvé, 2007), il porte une ambition d’« horizon programmatique » (Theys, 2000 ; Mancebo, 2006) et relève au travers de sa volonté d’application d’un référentiel d’action publique. Mais constitue-t-il pour autant un nouveau projet sociétal et plus encore, viable ?
Les rapports entre développement durable et «développement» constituent une question centrale : S. Brunel (2004) a ainsi magistralement souligné les conflits entre les deux notions. Or le cadre onusien conçoit ces relations dans une logique de filiation, présentant le développement durable comme la dernière étape du développement. Là se situe l’oxymore. Bien que la pensée onusienne du développement durable aspire à un renouvellement sociétal, elle contraint en grande partie ce renouvellement aux mêmes bases structurelles du système culturel et socio-économique mondial actuel, qu’elle remet pourtant en question par son existence même : économie de marché et société de consommation, rapport anthropocentrique à la nature, culture nord-occidentale dominante (Sauvé, 2007). C’est bien la viabilité même du développement durable que questionne ce débat fondamental, plus idéologique que conceptuel.
Or les difficultés de mise en œuvre du développement durable, une génération après le rapport Brundtland, une quarantaine d’années après la montée des mouvements environnementalistes, le renvoient à ses propres contradictions intrinsèques. Le développement durable est en perte de vitesse sur la scène politique mondiale depuis quelques années, comme en témoigne le discours morose des médias sur les grandes conférences liées au développement durable ou l’image si ténue qui a été rendue de Rio + 20 en 2012. De nouvelles entrées sont mises en avant : la croissance verte, la transition énergétique, l’économie circulaire. Plus étroites, elles apparaissent comme plus opérationnelles, mais sont-elles pour autant porteuses de renouvellement sociétal ?
Dans ce contexte mondial morose actuel, marqué par la crise de 2008, le décalage du foisonnement de projets français surprend. Le contexte national est à l’application de la loi Grenelle 2 : mise en place d’outils d’aménagement intégrant davantage le développement durable, accompagnés par des politiques incitatives de valorisation et d’encadrement, notamment sur les Agendas 21 locaux, les Plans Climat territoriaux et les écoquartiers. Par exemple, quelques centaines de projets se réclamant de l’écoquartier sont ainsi apparus en France au fil des actions de la politique gouvernementale : concours en 2009 et 2011, formulation d’un cadre et d’une définition en 2012, démarche de labellisation en 2013.
Des exemples convaincants de mise en œuvre, du moins dans le contexte de la ville européenne, situent concrètement le développement durable dans l’espace : citons ainsi les quartiers durables Vauban à Fribourg-en-Brisbau, Hammarby Sjöstad à Stockholm, de Bonne à Grenoble. Ces exemples relèvent à la fois de l’expérimentation et de la démonstration de l’opérationnalité de la durabilité (Emelianoff, 1999), en tant que processus vers de nouveaux rapports entre société et environnement. Ce processus comprend ses contradictions, reculs et échecs mais montre qu’avancer empiriquement est possible, grâce à la mise en œuvre d’une démarche de développement durable basée sur la transversalité, la pédagogie par l’action, la stratégie d’amélioration continue et la participation (des citoyens). Il existe donc des éléments de réponse, pour la plupart de méthode, à la question de la mise en œuvre du développement durable ; l’enjeu actuel est leur généralisation. Finalement, une grande partie de ces projets d’écoquartiers montrent des éléments d’ancrage au lieu, au contexte géographique (Jégou, 2011), ce qui va à l’encontre du développement durable comme utopie telle que l’a créée Thomas More. Toutefois, les inerties extrinsèques contraignant l’opérationnalisation du développement durable demeurent fortes.
Faire progresser le développement durable au statut de concept (Jollivet, 2001) est une étape à tenter, peut-être en utilisant un terme différent : la durabilité. En géographie, la durabilité fait largement écho au paradigme classique de l’école française des relations entre les sociétés humaines et leurs milieux (Robic et Matthieu, 2001), dans son prolongement au concept de «médiance» (Berque, 1990) – la durabilité pouvant apparaître comme une forme de «trajection paysagère» -, à la géographie environnementale (Veyret et Pech, 1993 ; Arnould et Simon, 2007), mais aussi à la blessure paradigmatique de la discipline. Pourtant, l’entrée territoriale (acteurs, gouvernance) s’est pour l’instant avérée plus féconde que l’entrée mésologique (Emelianoff, 2011 ; Tsayem Demaze, 2011 ; Jégou, 2011 ; Pech, 2014). Dès lors, la durabilité peut se concevoir en réaction à des situations sociétales jugées insoutenables ou à des éléments d’insoutenabilité au sein d’une organisation sociale, fréquemment identifiées en géographie, et constituer un cheminement multidimensionnel, participatif et en amélioration continue, ancré dans les lieux, les milieux et les territoires, vers d’autres équilibres dynamiques sociétaux avec les ressources humaines et naturelles.

voir aussi: «développement durable»

 

Bibliographie

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